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Full text of "Discours sur les révolutions de la surface du globe : et sur les changemens qu'elles ont produits dans le régne animal"

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Ellen B. Wells 
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DISCOURS 


SUR 


LES RÉVOLUTIONS 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 


PARIS, IMPRIMERIE DE A. BELIN, 
RUE DES MATHURINS S.-J., N°. 14. 


DISCOURS 


SUR 


LES RÉVOLUTIONS 


DE LA SURFACE DU GLOBE, 


ET SUR LES CHANGEMENS QU'ELLES ONT PRODUITS DANS LE RÊGNE ANIMAL 


Par M. Le Baron G. CUVIER, 


Commandant de la Légion d'Honneur et de l’ordre de la Couronne de Wurtemberg 
conseiller ordinaire au Conseil d’état et au Conseil royal de l'instruction publique, Pun 
des quarante de l’Académie francaise , secrétaire perpétuel de celle des sciences, 
membre des Académies et Sociétés royales des sciences de Londres, de Berlin, de Pé- 

tersbourg , de Stockholm , de Turin, de Gættingue , de Copenhague, de Munich , de la 
, ete, 


Société géologique de Londres, de la Société asiatique de Calcutta, etc 


A PARIS, 
CHEZ G. DUFOUR ET ED. D'OCAGNE, 


LIBRAIRES-ÉDITEURS, QUAI VOLTAIRE, N°. 13; 

ET A AMSTERDAM, 

MÊME MAISON DE COMMERCE, 
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EXTRAIT DU CATALOGUE 


DE G. DUFOUR ET E. D'OCAGNE, LIBRAIRES-ÉDITEURS, 


QUAI VOLTAIRE, N°. 13. 


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DISCOURS sur LES RÉVOLUTIONS DE LA SUR- 
FACE DU GLOBE , ET SUR LES CHANGEMENS 
QU'ELLES ONT PRODUITS DANS LE RÈGNE ANI- 
MAL , par M. le baron G. Cuvier ; un vol. 
in-8. sur beau papier des Vosges, orné 
de deux tableaux et de six grandes 
planches gravées au burin. Prix , broché, 

Jr, Doc: 

Le même, papier vélin grand raisin , 19 fr. 

Le même, in-4e., grand raisin, avec six 
planches et le portrait de l’auteur. Prix, 

15 fr. 

Le méme, papier vélin: : . : . : .:3o fr. 

Le méme, in-4°., grand raisin, destiné 
aux souscripteurs à la deuxième édition 
des Recherches sur les Ossemens fossiles, 
orné des trois planches nouvelles et du 
portraitiPrix,, "broché: ; : : : © o-fr. 

Le méme, sur papier vélin. Prix . . 18fr. 

DESCRIPTION GÉOLOGIQUE pes ENVIRONS 
DE PARIS, par MM. G. Cuvier et Alexandre 
Broxcxiarr , nouvelle édition, dans la- 
quelle on a inséré la description d’un 
grand nombre de lieux de l’Allemagne, 
de la Suisse, de l'Italie, etc. , qui pré- 
sentent des terrains analogues à ceux du 
bassin de Paris, avec deux cartes colo- 
riées, et seize planches représcutant les 
coupes de ces terrains et beaucoup de 
coquilles fossiles qu’ils renferment. Ce 
volume est terminé par une table alpha- 
bétique de tous les lieux décrits ou seu- 
lement cités. In-4°, , grand papier fin des 
Viosges:-Parts, 1692, : 1 2 N36r. 

DIGTIONNAIRE PORTATIF DE CHIMIE, 
MINÉRALOGIE ET GÉOLOGIE, avec 
les synonymies latine, anglaise et alle- 
mande , par une société de chimistes, 
de minéralogistes et de géologues. Paris, 
1824, un vol. in-8; imprimé en carac- 
tères dits gaillarde , sur deux colonnes, 
et enrichi de deux planches gravées, et 
de six tableaux d’aflinités et d’attrac- 
tions éiectives. Prix, broché. . . 12 fr. 

Cartonné à la Bradel, . . . . , 13.fr. 

RECUEIL DE PLANCHES DES CO- 
QUILLES FOSSILES pes ENVIRONS DE 
Panis, par M. le chevalier de Lamarck, 
avec leurs explications. On y à joint deux 
planches des /ymnées fossiles et autres 
coquilles qui les accompagnent , par 


M. Brard. Un vol. in-4°., grand papier 


fin des Vosges , avec trente planches gra- 
vées au burin. Paris, 1823, broch. 15 fr. 


NOUVEAU RECUEIL#DE PLANCHES CO- 


LORIÉES D’OISEAUX, pour servir de 
suite et de complément aux planches en- 
luminées de Buffon , par MM. C.-J. Tem- 
minck , d'Amsterdam , et Meiffren-Lau- 
gier, baron de Chartrouse, de Paris. 

Il parait par mois une livraison com- 


posée de six planches et du texte explica- 
catif de chaque individu, in-folio et in-- 
4°, sur papier vélin nom de Jésus. 


Chaque livraison in-folio coûte 15 fr. 
Chaque livraison in-4°. , 10 fr. 5o c. 
L'ouvrage en est maintenant à sa soixan- 


te-cinquième Hvraison, et sera terminé 
avec la Go°. livraison. Cette dernière offrira 
aux Souscripteurs un Index général et mé- 
thodique comprenant la classification des 
planches enluminées de Buffon , combinées 
avec celles de cette belle collection qui for- 
mera six vol. tant in-folio qu’in-4°. 


BULLETIN UNIVERSEL DES SCIENCES 


ET DE L’INDUSTRIE, publié sous la 
direction de M. le baron de Férussac , et 
divisé en huit sections principales, un 
vol. in-8° de 39 feuilles par mois, les- 
quelles , disposées par ordre de matières, 
formeront 18 vol. par an. Prix de l’an- 
née , franc de port, 132 fr. pour Paris ; 
156 fr. 5o c. pour les départemens ; 
181 fr. pour les pays étrangers. 

Les huit sections de cet utile et impor- 


tant Recueil paraissent aussi sous les titres 
spéciaux ci-après. On peut s'abonner pour 
chacune séparément : 

Le, section. Bulletin des Sciences mathématiques, 


physiques et chimiques. — Un cahier in-8°, de 
4 feuilles par mois; prix de souscription pour l’an- 
née, france de port, 15 fr. pour Paris; 19 fr. 6o c. 
pour les départemens ; 20 fr. pour les pays étran- 
gers. 


Ie, section. Bulletin des Sciences naturelles et de 


Géologie. — Un cahier in-8°. de 7 feuilles par 
mois ; prix de Pannée, franc de port, 26 fr. pou 
Paris; 30 fr. 5o ce. pour les départemens ; 35 fr. 
pour les pays étrangers. 


IIL°. section. Bulletin des Sciences médicales, ete. 


— Un cahier in 8°. de G feuiiles par mois; prix de 
Pannce, franc de port, 22 fr. pour Paris; 25 fr. 
5o cent. pour les départemens ; 29 fr. pour les pays 
étrangers. 


IVe. secrTion. Bulletin des Sciences agricoles, éco- 


nomiques , etc.— Un cahier in-8°. de 4 feuilles 
par mois; prix de Pannée, franc de port, 15 fr. 
pour Paris; 19 fr. bo c. ponr les departemens ; 


20 fr. pour les pays étrangers. 


Ve. secr1on. Bulletin des Sciences technologiques. 
— Un cabier in-8. de 4 feuilles et une planche 
par mois; prix de l’année, franc de port, 18 fr. 
pour Paris; 21 fr. pour les départernens; 24 fr. 
pour les pays étrangers. 

Vie. section. Bulletin des Sciences géographiques, 
Economie publique, VFoyages.— Un cahier in-8°. 
de 6 feuilles par mois; prix de l’année , franc de 
port, 22 fr. pour Paris; 25 fr. 5o c. pour les dé- 
partemens ; 29 fr. pour les pays étrangers. 

VIe. section. Bulletinsdes Sciences historiques, 
Antiquités, Philologie. — Un cahier in-8°. de 
5 feuilles par mois; prix de l’annce, franc de 
port, 18 fr. pour Paris; 21 fr. pour les départe- 
mens; 24 fr. pour les pays étrangers. 

VILLe. section. Bulletin des Sciences militaires.— 
Un cahier in-8°. de 3 feuilles par mois; prix de 
l'année , frane de port, 12 fr. pour Paris; 14 fr. 
pour lès départemens ; 16 fr. pour les pays ctran- 
BCr Sn 
IV. B. Les souscriptions pour le Bulletin uni- 

versel, dans son ensemble comme pour chacune des 

huit sections spéciales, ne sont recues que pour 
l’année entière. 

MM. lés souscripteurs pour qui la section des 
sciences militaires n’auraitpas un égal intérêt, pour- 
ront se procurer le Bulletin complet sans la 8°. sec- 
tion , tout en jouissant du prix de faveur alloué pour 
Ja totalité; ainsi un abonnement fait pour Paris aux 
sept premières sections reviendrait à 120 fr. au lieu 
de 136; de même qu’une souscription aux huit sec- 
tions ne coûterait que 132 fr. au lieu de 148. 


ANNALES DU MUSEUM D'HISTOIRE NA- 
TURELLE, par les professeurs de cet 
établissement, depuis son origine, en 
1803, jusqu’en 1815, 20 vol. in-4°., 
renfermant plus de 600 planches, dont 
quelques-unes en couleur. Brochés 600 fr. 


MÉMOIRES DU MUSÉUM D'HISTOIRE 
NATURELLE, par les mêmes, tomes 
I à XII, in-4°., avec plus de 330 
plänches, Brochés .:. : . .…: 36o.fr 
Cette collection , publiée d’abord sous le 

titre d’ Annales, et ensuite sous celui de 

Mémoires, se continue toujours. L’abon- 

nement pour lannée, ou pour deux vo- 

lumes, est de 60 fr. 
Les personnes auxquelles il manquerait 
quelques volumes, pourront se compléter 

à raison de 30 fr. le volume. 


DE CANDOLLE. RecueiL DE MÉMOIRES sur 
la botanique, contenant : Observations 
sur Îles plantes composées ou syngenèses. 
—La description du Chailletia , nouveau 
genre de plantes. — Monographie des 
ochnacées et des simaroubées. — Mono- 
graphie des biscutelles ou lunacières ; un 
vol. in-4°., avec 48 planches gravées. 
PHX; Drochés on 0: 52 60 L snir. 

FAUJAS DE SAINT-FOND. HisToiRE NATU— 
RELLE DES ROCHES DE Trapps, considérée 
sous les rapports de la géolopie et de la 
minéralogie, seconde édition, in-8°., 
figures, brochée. Prix. . . . . 2 fr. 


GLOSSAIRE DE BOTANIQUE , ou Etymo- 


logié de tous les noms de classes, genres 
et espèces en usage dans cette science ; 
par M. le baron de Théis; un fort vol. 
in-8°. avec 2 planches gravées. Broché, 
10 fr. 5o c. 

Le méme, papier vélin. . . . . . . 21 fr. 
Une commission nommée par les professeurs du 
Muséani d'histoire naturelle et composée de MM: de 


Jussieu, Haüy et Desfontaines ,,a fait sur cet ouvrage 
un rapport extrêmement favorable. 


« Plusieurs botanistes, y est-il dit, avaïent déjà 
« donné létymologie des noms dont cette science a 
« fait usage ; mais ils se sont bornés à expliquer ceux 
« qui viennent des langues grecque et latine , tandis 
« qu’il en est un grand nombre dérivés de l’ancien 
« celtique, et des langues orientales qu’ils ont en- 
« tiérement négligés. M. de Théis a puisé dans ces 
« sources, et c’est ce qui distingue particulièrement 
« l’ouvrage dont nous rendons compte. » 


LAMOUROUX , Essai SUR LES GENRES DE LA 
FAMILLE DES THALLASSIOPHYTES NON ARTI— 
GULÉES , in-4°., orné de 7 planches gra- 
véés: Broché., : :! 4 mie à à mic e@rfr. 

MÉMOIRE sur quelques parties moins con- 
nues du Squelette des Sauriens fossiles 
de Maëstricht, par Adrien Camper ; in-4°. 
avec 3 planches gravées. Broché 2 f. 5o c. 


OBSERVATIONS ANATOMIQUES sur la 
structure intérieure et le squelette de 
plusieurs cétacés, par Pierre Camper, 
publiées par son fils, Adrien Camper, 
avec des notes par M. le baron G. Cuvier ; 
un vol. in-4°., et un atlas in-folio oblong 
de 53 planches gravées au burin, dont 
trois sont en couleurs. 

Prix, broché: issue in, raioufr, 


TABLEAU ANALYŸTIQUE DES MINÉ- 
RAUX , par A. Drapiez de Bruxelles, in- 
folio oblong. Broché. . . . . . . . 6Gfr. 


TEMMINCK (C.-J.), HistorRe NATURELLE ET 
GÉNÉRALE DES PIGEONS ET DES GALLINACÉS , 
3 vol. in-8°., accompagnés de planches 
anatomiques. Amsterdam. Prix, broché, 


32 fr. 


—MANUEL D'ORNITHOLOGIE, ou Ta- 
bleau systématique des Oiseaux qui se 
trouvent en Europe , précédé du sysètme 
général d’ornithologie, 2 vol. in-8°., 
2°, édition, brochée. . . ,. . « . 15 fr. 


— OBSERVATIONS suR LA CLASSIFICATION 
METHODIQUE DES OISEAUX, et Remarques 
sur l’analyse d’une nouvelle ornithologie 
élémentaire de M. Vieillot , in-8°. broché 

1 fr. Soc. 

VOYAGE DE MM. DE HUMBOLDT ET 
BONPLAND aux régions équinoxiales du 
nouveau continent. l j 
Une notice de la collection entière des différens 


ouvrages «le ces deux célèbres naturalistes se dis- 
tribue gratuitement. 


AVERTISSEMENT 


DES EDITEURS. 


Dss traductions anglaises et allemandes de ce Discours 
ayant paru séparément, l’auteur, en permettant la 
publication de la troisième édition de ses Recherches 
sur les Ossemens fossiles, a cherché à profiter des 
observations des différens éditeurs étrangers, et à 
suivre les progrès qu'a faits, depuis la publication de 
la deuxième édition, une science cultivée aujourd'hui 


avec plus d’ardeur que jamais. 


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DISCOURS 


SUR 


LES RÉVOLUTIONS 


DE LA SURFACE DU GLOBE, 


ET SUR LES CHANGEMENS QU'ELLES ONT PRODUITS DANS 
LE RÈGNE ANIMAL. 


Dass mon ouvrage sur les Ossemens fossiles, je me suis proposé 
de reconnaitre à quels animaux appartiennent les débris osseux 
dont les couches superficielles du globe sont remplies. C'était cher- 
cher à parcourir une route où l’on n'avait encore hasardé que quel- 
ques pas. Antiquaire d’une espèce nouvelle, il me fallut apprendre 
à la fois à restaurer ces monumens des révolutions passées et à en 
déchiffrer le sens; j’eus à recueillir et à rapprocher dans leur ordre 
primitif les fragmens dont ils se composent; à reconstruire les êtres 
antiques auxquels ces fragmens appartenaient; à les reproduire avec 
leurs proportions et leurs caractères; à les comparer enfin à ceux 
qui vivent aujourd’hui à la surface du globe : art presque inconnu, 
et qui supposait une science à peine effleurée auparavant, celle des 
lois qui président aux coexistences des formes des diverses parties 
dans les êtres organisés. Je dus donc me préparer à ces recherches 
par des recherches bien plus longues sur les animaux existans; une 
revue presque générale de la création actuelle pouvait seule donner 
un caractère de démonstration à mes résultats sur cette création an- 
cienne; mais elle devait en même temps me donner un grand ensem- 
ble de règles et de rapports non moins démontrés, et le règne entier 
des animaux ne pouvait manquer de se trouver en quelque sorte 


I 


Exposition. 


2 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


soumis à des lois nouvelles, à l’occasion de cet essai sur une petite 
partie de la théorie de la terre. 

Ainsi j'étais soutenu dans ce double travail par l'intérêt égal qu’il 
promettait d’avoir, et pour la science générale de l'anatomie, base es- 
sentielle de toutes celles qui traitent des corps organisés, et pour 
l'histoire physique du globe, ce fondement de la minéralogie, de la 
géographie, et même, on peut le dire, de l'histoire des hommes, et de 
tout ce qui leur importe le plus de savoir relativement à eux-mêmes. 

Si l’on met de l'intérêt à suivre dans l’enfance de notre espèce 
les traces presque effacées de tant de nations éteintes, comment n’en 
mettrait-on pas aussi à rechercher dans les ténèbres de l’enfance de 
la terre les traces de révolutions antérieures à l'existence de toutes 
les nations? Nous admirons la force par laquelle Pesprit humain a 
mesuré les mouvemens de globes que la nature semblait avoir sous- 
traits pour jamais à notre vue; le génie et la science ont franchi les 
limites de Pespace; quelques observations, développées par le rai- 
sonnement, ont dévoilé le mécanisme du monde. N’y aurait-il pas 
aussi quelque gloire pour l’homme à savoir franchir les limites du 
temps, et à retrouver, au moyen de quelques observations, lhis- 
toire de ce monde, et une succession d’événemens qui ont précédé 
la naissance du genre humain? Sans doute les astronomes ont 
marché plus vite que les naturalistes, et l’époque où se trouve au- 
jourd'hui la théorie de la terre ressemble un peu à celle où quel- 
ques philosophes croyaient le ciel de pierres de taille et la lune 
grande comme le Péloponèse; mais, après les Anaxagoras, il est 
venu des Copernic et des Kepler qui ont frayé la route à Newton; 
et pourquoi l’histoire naturelle n'aurait-elle pas aussi un jour son 
Newton? 


C'est le plan et le résultat de mes travaux sur les os fossiles que 
je me propose surtout de présenter dans ce discours. J’essaierai 
aussi d’y tracer un tableau rapide des efforts tentés jusqu’à ce jour 

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pour retrouver l’histoire des révolutions du globe. Les faits qu'il m'a 
été donné de découvrir ne forment sans doute qu’une bien petite 


DS! 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 3 


partie de ceux dont cette antique histoire devra se composer; mais 
plusieurs d’entre eux conduisent à des conséquences décisives, et la 
manière rigoureuse dont j'ai procédé à leur détermination me donne 
lieu de croire qu’on les regardera comme des points définitivement 
fixés et qui constitueront une époque dans la science. J’espère enfin 
que leur nouveauté m'excusera si je réclame pour eux l'attention 
principale de mes lecteurs. 

Mon objet sera d’abord de montrer par quels rapports l’histoire 
des os fossiles d’animaux terrestres se lie à la théorie de la terre, et 
quels motifs lui donnent à cet égard une importance particulière. Je 
développerai ensuite les principes sur lesquels repose l’art de déter- 
miner ces os, ou, en d’autres termes, de reconnaitre un genre et 
de distinguer une espèce par un seul fragment d’os, art de la cer- 
titude duquel dépend celle de tout mon travail. Je donnerai une 
indication rapide des espèces nouvelles, des genres auparavant in- 
connus que l'application de ces principes m’a fait découvrir, ainsi 
que les diverses sortes de terrains qui les recèlent; et, comme la 
différence entre ces espèces et celles d'aujourd'hui ne va pas au- 
delà de certaines limites, je montrerai que ces limites dépassent de 
beaucoup celles qui distinguent aujourd’hui les variétés d’une même 
espèce : je ferai donc connaitre jusqu'où ces variétés peuvent aller, 
soit par l'influence du temps, soit par celle du climat, soit enfin par 
celle de la domesticité. Je me mettrai par là en état de conclure et 
d'engager mes lecteurs à conclure avec moi, qu'il a fallu de grands 
événemens pour amener les différences bien plus considérables que 
j'ai reconnues : je développerai donc les modifications particulières 
que mes recherches doivent introduire dans les opinions reçues jus- 
qu'à ce jour sur les révolutions du globe; enfin j’examinerai jusqu’à 
quel point l’histoire civile et religieuse des peuples s'accorde avec les 
résultats de l'observation sur l’histoire physique de la terre, et avec 
les probabilités que ces observations donnent touchant l’époque où 
les sociétés humaines ont pu trouver des demeures fixes et des 
champs susceptibles de culture, et où par conséquent elles ont pu 
prendre une forme durable. 


Première ap- 
parence de Ja 
terre. 


Premieres 
preuves de ré- 


volutions. 


4 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


Lorsque le voyageur parcourt ces plaines fécondes où des eaux 
tranquilles entretiennent par leur cours régulier une végétation 
abondante, et dont le sol, foulé par un peuple nombreux, orné de 
villages florissans, de riches cités, de monumens superbes, n’est ja- 
mais troublé que par les ravages de la guerre ou par l'oppression des 
hommes en pouvoir, il n’est pas tenté de croire que la nature ait eu 
aussi ses guerres intestines, et que la surface du globe ait été boule- 
versée par des révolutions et des catastrophes; mais ces idées chan- 
gent dès qu'il cherche à creuser ce sol aujourd'hui si paisible, ou 
qu'il s'élève aux collines qui bordent la plaine; elles se développent 
pour ainsi dire avec sa vue, elles commencent à embrasser l’étendue 
et la grandeur de ces événemens antiques dès qu’il gravit les chaînes 
plus élevées dont ces collines couvrent le pied, ou qu’en suivant les 
lits des torrens qui descendent de ces chaines il pénètre dans leur 


intérieur, 


Les terrains les plus bas, les plus unis, ne nous montrent, même 
lorsque nous y creusons à de très-grandes: profondeurs, que des 
couches horizontales de matières plus ou moins variées, qui enve- 
loppent presque toutes d'innombrables produits de la mer. Des 
couches pareilles, des produits semblables, composent les collines 
jusqu’à d'assez grandes hauteurs. Quelquelois les coquilles sont si 
nombreuses, qu'elles forment à elles seules toute la masse du sol: 
elles s'élèvent à des hauteurs supérieures au niveau de toutes les 
mers, et où nulle mer ne pourrait être portée aujourd'hui par des 
causes existantes : elles ne sont pas seulement enveloppées dans des 
sables mobiles, mais les pierres les plus dures les incrustent souvent 
et en sont pénétrées de toute part. Toutes les parties du monde, 
tous les hémisphères, tous les continens, toutes les iles un peu con- 
sidérables présentent le même phénomène. Le temps n’est plus où 
l'ignorance pouvait soutenir que ces restes de corps organisés étaient 
de simples jeux de la nature, des produits conçus dans le sein de la 
terre par ses forces créatrices; et les efforts que renouvellent quel- 
ques métaphysiciens ne sufliront probablement pas pour rendre de 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 5 


la faveur à ces vieilles opinions. Une comparaison scrupuleuse des 
formes de ces dépouilles, de leur tissu, souvent même de leur com- 
position chimique, ne montre pas la moindre différence entre les 
coquilles fossiles et celles que la mer nourrit : leur conservation 
n'est pas moins parfaite; l'on n’y observe le plus souvent ni détrition 
ni ruptures, rien qui annonce un transport violent; les plus petites 
d’entre elles gardent leurs parties les plus délicates, leurs crêtes les 
plus subtiles, leurs pointes les plus déliées : ainsi non-seulement 
elles ont vécu dans la mer, elles ont été déposées par la mer, c’est 
la mer qui les a laissées dans les lieux où on les trouve; mais cette 
mer a séjourné dans ces lieux; elle y a séjourné assez long-temps 
et assez paisiblement pour y former des dépôts si réguliers, si épais, 
si vastes, et en partie si solides, que remplissent ces dépouilles d’a- 
nimaux aquatiques. Le bassin des mers a donc éprouvé au moins un 
changement, soit en étendue, soit en situation. Voilà ce qui résulte 
déjà des premières fouilles et de l'observation la plus superficielle. 

Les traces de révolutions deviennent plus imposantes quand on 
s'élève un peu plus haut, quand on se rapproche davantage du pied 
des grandes chaines. 

Il y a bien encore des bancs coquilliers; on en aperçoit même de 
plus épais, de plus solides : les coquilles y sont tout aussi nombreu- 
ses, tout aussi bien conservées ; mais ce ne sont plus les mêmes es- 
pèces; les couches quiles contiennent ne sont plus aussi généralement 
horizontales : elles se redressent obliquement, quelquefois presque 
verticalement : au lieu que, dans les plaines et les collines plates, 
il fallait creuser profondément pour connaître la succession des 
bancs, on les voit ici par leur flanc, en suivant les vallées produites 
par leurs déchiremens : d’immenses amas de leurs débris forment 
au pied de leurs escarpemens des buttes arrondies, dont chaque 
dégel et chaque orage augmentent la hauteur. 

Et ces bancs redressés qui forment les crêtes des montagnes secon- 
daires ne sont pas posés sur les bancs horizontaux des collines qui 
leur servent de premiers échelons ; ils s’enfoncent au contraire sous 
eux. Ces collines sont appuyées sur leurs pentes. Quand on perce les 


Preuves que 
ces révolutions 
ont été nom- 


breuses. 


6 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


couches horizontales dans le voisinage des montagnes à couches 
obliques, on retrouve ces couches obliques dans la profondeur : 
quelquefois même, quand les couches obliques ne sont pas trop 
élevées, leur sommet est couronné par des couches horizontales. 
Les couches obliques sont donc plus anciennes que les couches hori- 
zontales; et comme il est impossible, du moins pour le plus grand 
nombre, qu’elles n'aient pas été formées horizontalement, il est évi- 
dent qu'elles ont été relevées; qu'elles l'ont été avant que les autres 
s’appuyassent sur elles (1). 

Ainsi la mer, avant de former les couches horizontales, en avait 
formé d’autres, que des causes quelconques avaient brisées, redres- 
sées, bouleversées de mille manières; et, comme plusieurs de ces 
bancs obliques qu’elle avait formés plus anciennement s'élèvent 
plus haut que ces couches horizontales qui leur ont succédé, et qui 
les entourent, les causes, qui ont donné à ces bancs leur obliquité, 
les avaient aussi fait saillir au-dessus du niveau de la mer, et en 
avaient fait des îles, ou au moins des écueils et des inégalités, soit 
qu'ils eussent été relevés par une extrémité, ou que l’affaissement 
de l'extrémité opposée eüt fait baisser les eaux; second résultat non 
moins clair, non moins démontré que le premier, pour quiconque 
se donnera la peine d'étudier les monumens qui l’appuient. 


Mais ce n’est point à ce bouleversement des couches anciennes, 
à ce retrait de la mer après la formation des couches nouvelles, que 
se bornent les révolutions et les changemens auxquels est dû l’état 
actuel de la terre. 

Quand on compare entre elles, avec plus de détail, les diverses 
couches, et les produits de la vie qu'elles recèlent, on reconnait 


(1) L'idée soutenue par quelques géologistes que certaines couches ont été formées dans 
la position oblique où elles se trouvent maintenant , en la supposant vraie pour quelques unes 
qui se seraient cristallisées, ainsi que le dit M. Greenough , comme les dépôts qui incrustent 
tout l’intérieur des vases où l’on fait bouillir des eaux gypseuses, ne peut du moins s’appli- 
quer à celles qui contiennent des coquilles ou des pierres roulées , qui n’auraient pu attendre, 
ainsi suspendues, la formation du ciment qui devait les agglutiner. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 7 


bientôt que cette ancienne mer n’a pas déposé constamment des 
pierres semblables entre elles, ni des restes d'animaux de mêmes 
espèces, et que chacun de ces dépôts ne s’est pas étendu sur toute 
la surface qu’elle recouvrait. Il s’y est établi des variations succes- 
sives, dont les premières seules ont été à peu près générales, et dont 
les autres paraissent l'avoir été beaucoup moins. Plus les cou- 
ches sont anciennes, plus chacune d'elles est uniforme dans une 
grande étendue; plus elles sont nouvelles, plus elles sont limitées , 
plus elles sont sujettes à varier à de petites distances. Aïnsi les dé- 
placemens des couches étaient accompagnés et suivis de changemens 
dans la nature du liquide et des matières qu'il tenait en dissolution; 
et lorsque certaines couches, en se montrant au-dessus des eaux, 
eurent divisé la surface des mers par des iles, par des chaines sail- 
lantes, il put y avoir des changemens différens dans plusieurs des 
bassins particuliers. 

On comprend qu’au milieu de telles variations dans la nature du 
liquide, les animaux qu'il nourrissait ne pouvaient demeurer les 
mêmes. Leurs espèces, leurs genres même, changeaient avec les 
couches; et, quoiqu'il y ait quelques retours d'espèces à de pe- 
tites distances, il est vrai de dire, en général, que les coquilles des 
couches anciennes ont des formes qui leur sont propres; qu'elles 
disparaissent graduellement, pour ne plus se montrer dans les cou- 
ches récentes, encore moins dans les mers actuelles, où l’on ne dé- 
couvre jamais leurs analogues d’espèces, où plusieurs de leurs genres 
eux-mêmes ne se retrouvent pas; que les coquilles des couches ré- 
centes au contraire ressemblent, pour le genre, à celles qui vivént 
dans nos mers, et que dans les dernières et les plus meubles de ces 
couches, et dans certains dépôts récens et limités , il y a quelques 
espèces que l’œil le plus exercé ne pourrait distinguer de celles que 
nourrisent les côtes voisines. 

I] y a donc eu dans la nature animale une succession de variations 
qui ont été occasionées par celles du liquide dans lequel les ani- 
maux vivaient ou qui du moins leur ont correspondu; et ces varia- 
tions ont conduit par degrés les classes des animaux aquatiques à 


Preuves que 
ces révolutions 


ont été subites. 


8 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 

leur état actuel; enfin, lorsque la mer a quitté nos continens pour la 
dernière fois, ses habitans ne différaient pas beaucoup de ceux 
qu’elle alimente encore aujourd’hui. 

Nous disons, pour la dernière fois, parce que, si l'on examine 
avec encore plus de soin ces débris des êtres organiques, on parvient 
à découvrir au milieu des couches marines, même les plus anciennes, 
des couches remplies de productions animales ou végétales de la 
terre et de l’eau douce; et, parmi les couches les plus ré- 
centes, c’est-à-dire, les plus superficielles, il en est où des ani- 
maux terrestres sont ensevelis sous des amas de productions de la 
mer. Ainsi les diverses catastrophes qui ont remué les couches n’ont 
pas seulement fait sortir par degrés du sein de l’onde les diverses 
parties de nos continens et diminué le bassin des mers; mais ce 
bassin s’est déplacé en plusieurs sens. Il est arrivé plusieurs fois que 
des terrains mis à sec ont été recouverts par les eaux, soit qu'ils 
aient été abimés, ou quüe les eaux aient été seulement portées au- 
dessus d’eux; et pour ce qui regarde particulièrement le sol que la 
mer a laissé libre dans sa dernière retraite, celui que l’homme et 
les animaux terrestres habitent maintenant, il avait déjà été desséché 
une fois, et avait nourri alors des quadrupèdes, des oiseaux, des 
plantes et des productions terrestres de tous les genres; la mer qui 
l’a quitté l'avait donc auparavant envahi. Les changemens dans la 
hauteur des eaux n’ont donc pas consisté seulement dans une retraite 
plus ou moins graduelle, plus ou moins générale; il s’est fait di- 
verses irruptions et retraites successives, dont Île résultat définitif a 
été cependant une diminution universelle de niveau. | 


Mais, ce qu’il est aussibien important de remarquer, ces irruptions, 
ces retraites répétées n’ont point toutes été lentes, ne se sont point 
toutes faites par degrés; au contraire, la plupart des catastrophes 
qui les ont amenées ont été subites; et cela est surtout facile à 
prouver pour la dernière de ces catastrophes; pour celle qui par un 
double mouvement à inondé et ensuite remis à sec nos continens 
actuels, ou du moins une grande partie du sol qui les forme au- 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 9 


jourd’hui. Elle a laissé encore, dans les pays du Nord, des ca- 
davres de grands quadrupèdes que la glace a saisis, et qui se sont 
conservés jusqu'à nos jours avec leur peau, leur poil, et leur chair. 
S'ils n’eussent été gelés aussitôt que tués, la putréfaction les aurait 
décomposés. Et d’un autre côté, cette gelée éternelle n’occupait 
pas auparavant les lieux où ils ont été saisis; car ils n'auraient pas 
pu vivre sous une pareille température. C’est donc le mêmeinstant 
qui a fait périr les animaux, et qui a rendu glacial le pays qu’ils 
habitaient. Cet événement a été subit, instantané, sans aucune gra- 
dation, et ce qui est si clairement démontré pour cette dernière ca- 
tastrophe ne l’est guère moins pour celles qui l'ont précédée. Les 
déchiremens, les redressemens, les renversemens des couches plus 
anciennes ne laissent pas douter que des causes subites et violentes 
ne les aient mises en l’état où nous les voyons; et même la force des 
mouvemens qu'éprouva la masse des eaux est encore attestée par les 
amas de débris et de cailloux roulés qui s’interposent en beaucoup 
d’endroits entre les couches solides. La vie a donc souvent été trou- 
blée sur cette terre par des événemens effroyables. Des êtres vivans 
sans nombre ont été victimes de ces catastrophes; les uns habitans 
de la terre sèche se sont vus engloutis par des déluges; les autres, 
qui peuplaient le sein des eaux, ont été mis à sec avec le fond des 
mers subitement relevé; leurs races mêmes ont fini pour jamais, et 
ne laissent dans le monde que quelques débris à peine reconnais- 
sables pour le naturaliste. 

Telles sont les conséquences où conduisent nécessairement les 
objets que nous rencontrons à chaque pas, que nous pouvons véri- 
fier à chaque instant dans presque tous les pays. Ces grands et 
terribles événemens sont clairement empreints partout pour l'œil 
qui sait en lire l’histoire dans leurs monumens. 

Mais ce qui étonne davantage encore, et ce qui n’est pas moins 
certain, c’est que la vie n’a pas toujours existé sur le globe, et qu'il 
est facile à l'observateur de reconnaître le point où elle a commencé 
à déposer ses produits. 


Preuves qu’il 
,Y à eu des ré- 
volutions ante- 
rieures à l’exis- 
tence des êtres 


Vivans. 


10 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


Élevons-nous encore; avançons vers les grandes crêtes, vers les 
sommets escarpés des grandes chaines : bientôt ces débris d'animaux 
marins, ces innombrables coquilles, deviendront plus rares, et dis- 
paraîtront tout-à-fait; nous arriverons à des couches d’une autre 
nature, quine contiendront point de vestiges d'êtres vivans. Cepen- 
dant elles montreront par leur cristallisation, et par leurstratification 
même, qu'elles étaient aussi dans un état liquide quand elles se sont 
formées; par leur situation oblique, par leurs escarpemens, qu’elles 
ont aussi été bouleversées; par la manière dont elles s'enfoncent 
obliquement sous les couches coquillières, qu’elles ont été formées 
avant elles; enfin, par la hauteur dont leurs pics hérissés et nus 
s'élèvent au-dessus de toutes ces couches coquillières, que ces 
sommets étaient déjà sortis des eaux quand les couches coquillières 
se sont formées. 

Telles sont ces fameuses montagnes primitives ou primordiales qui 
traversent nos continens en différentes directions, s’élèvent au-dessus 
des nuages, séparent les bassins des fleuves, tiennent dans leurs 
neiges perpétuelles les réservoirs qui en alimentent les sources, et 
forment en quelque sorte le squelette, et comme la grosse char- 
pente de la terre. 

D'une grande distance l’œil aperçoit dans les dentelures dont 
leur crête est déchirée, dans les pics aigus qui la hérissent, des 
signes de la manière violente dont elles ont été élevées : bien diffé- 
rentes de ces montagnes arrondies, de ces collines à longues surfaces 
plates, dont la masse récente est toujours demeurée dans la situation 
où elle avait été tranquillement déposée par les dernières mers. 

Ces signes deviennent plus manifestes à mesure que l’on ap- 
proche. 

Les vallées n’ont plus ces flanes en pente douce, ces anglessaillans, 
et rentrant vis-à-vis l’un de l’autre, qui semblent indiquer les 
lits de quelques anciens courans : elles s’élargissent et se rétré- 
cissent sans aucune règle; leurs eaux tantôt s'étendent en lacs, tan- 
tôt se précipitent en torrens; quelquefois leurs rochers se rap- 
prochant subitement, forment des digues transversales, d’où ces 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 11 


mêmes eaux tombent en cataractes. Les couches déchirées, en mon- 
trant d’un côté leur tranchant à pic, présentent de l’autre oblique- 
ment de grandes portions de leur surface : elles ne correspondent 
point pour leur hauteur ; mais celles qui, d’un côté, forment le 
sommet de l’escarpement, s’enfoncent de l’autre et ne reparaissent 
plus. 

Cependant, au milieu de tout ce désordre, de grands naturalistes 
sont parvenus à démontrer qu’il règne encore un certain ordre, et 
que ces bancs immenses, tout brisés et renversés qu'ils sont, obser- 
vent entre eux une succession qui est à peu près la mème dans toutes 
les grandes chaînes. Le granit, disent-ils, dont les crêtes centrales 
de la plupart de ces chaînes sont composées, le granit qui dépasse 
tout, est aussi la pierre qui s'enfonce sous toutes les autres, c’est la 
plus ancienne de celles qu'il nous ait été donné de voir dans la place 
que lui assigna la nature, soit qu’elle doive son origine à un liquide 
général qui, auparavant, aurait tout tenu en dissolution, soit qu'elle 
ait été la première fixée par le refroidissement d’une grande masse 
en fusion ou mème en évaporation (1). Des roches feuilletées s'ap- 
puient sur ses flanes, et forment les crêtes latérales de ces grandes 
chaines; des schistes, des porphyres, des grès, des roches talqueuses 
se mêlent à leurs couches; enfin des marbres à grains salins, et 
d’autres calcaires sans coquilles, s'appuyant sur les schistes, forment 
les crêtes extérieures, les échelons inférieurs, les contreforts de ces 
chaines, et sont le dernier ouvrage par lequel ce liquide inconnu, 
cette mer sans habitans semblait préparer des matériaux aux mol- 
lusques et aux zoophytes, qui bientôt devaient déposer sur ce fonds 
d'immenses amas de leurscoquilles ou de leurs coraux. On voit mème 
les premiers produits de ces mollusques, de ceszoophytes, se mon- 


(1) La conjecture de M. le marquis de Laplace , que les matériaux dont se compose le globe 
ont pu être d’abord sous forme élastique, et avoir pris successivement en se refroidissant la 
consistance liquide, et enfin s'être solidifiés, est bien renforcée par les expériences récentes 
de M. Mitcherlich, qui a composé de toutes pieces et fait cristalliser par le feu des hauts 


fourneaux plusieurs des espèces minérales qui entrent dans la composition des montagnes 
primitives, 


12 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


trant en petit nombre et de distance en distance, parmi les dernières 
couches de ces terrains primitifs ou dans cette portion de l'écorce au 
globe que les géologistes ont nommée les terrains de transition. On y 
rencontre par-ci par-là des couches coquillières interposées entre 
quelques granits plus récens que les autres, parmi divers schistes 
et entre quelques derniers lits de marbres salins; la vie qui voulait 
s'emparer de ce globe, semble dans ces premiers temps avoir lutté 
avec la nature inerte qui dominait auparavant; ce n’est qu'après un 
temps assez long qu'elle à pris entièrement le dessus, qu’à elle 
seule a appartenu le droit de continuer et d'élever l'enveloppe solide 
de la terre. 

Ainsi on ne peut Île nier: les masses qui forment aujourd’hui nos 
plus hautes montagnes ont été primitivement dans un état liquide ; 
long-temps elles ont été recouvertes par des eaux qui n’alimentaient 
point de corps vivans; ce n’est pas seulement après l'apparition de 
la vie qu'il s’est fait des changemens dans la nature des matières 
qui se déposaient : les masses formées auparavant ont varié, aussi- 
bien que celles qui se sont formées depuis; elles ont éprouvé de même 
des changemens violens dans leur position, et une partie de ces 
changemens avait eu lieu dès le temps où ces masses existaient 
seules, et n'étaient point recouvertes par les masses coquillières : 
on en a la preuve par les renversemens, par les déchiremens, par 
les fissures qui s’observent dans leurs couches, aussi bien que dans 
celles des terrains postérieurs, qui même y sont en plus grand 
nombre, et plus marqués. 

Mais ces massesprimitivesont encore éprouvé d’autres révolutions 
depuisla formation des terrainssecondaires ,etontpeut-être occasioné 
ou du moins partagé quelques-unes de celles que ces terrains eux- 
mêmes ont éprouvées, Il y a en effet des portions considérables de 
terrains primitifs à nu, quoique dans une situation plus basse que 
beaucoup de terrains secondaires; comment ceux-ci ne les auraïent- 
ils pas recouvertes, si elles ne se fussent montrées depuis qu'ils se 
sont formés? On trouve des blocs nombreux et volumineux de 
substances primitives, répandus en certains pays à la surface de 


DE ELA SURFACE DU GLOBE. 13 


terrains secondaires, séparés par des vallées profondes ou même 
par des bras de mer, des pics ou des crêtes d’où ces blocs peuvent 
être venus : il faut ou que des éruptions les y aient lancés, ou que 
les profondeurs qui eussent arrêté leur cours n’existassent pas à 
l’époque de leur transport, ou bien enfin que les mouvemens des 
eaux qui les ont transportés passassent en violence tout ce que nous 
pouvons imaginer aujourd'hui (r). 

Voilà donc un ensemble de faits, une suite d’époques antérieures 
au temps présent, dont la succession peut se vérifier sans incertitude, 
quoique la durée de leurs intervalles ne puisse se définir avec pré- 


(1) Les Voyages de Saussure et de Deluc présentent une foule de ces sortes de faits; et ce 
sont ces géologistes qui ont jugé qu’ils ne pouvaient guëre avoir été produits que par d'énormes 
éruptions. MM. de Buch et Escher s’en sont occupés plus récemment. Le Mémoire de ce 
dernier , inséré dans la Nouvelle Alpina de Stein-Müller, tome I., en présente surtout 
l’ensemble d’une maniere remarquable, dont voici à peu pres le résumé : ceux de ces blocs 
qui sont épars dans les parties basses de la Suisse ou de la Lombardie viennent des Alpes, 
et sont descendus le long de leurs vallées. Il y en a partout, et de toute grandeur, jusqu’à 
celle de cinquante mille pieds cubes, dans la grande étendue qui sépare les Alpes du 
Jura, et il s’en élève sur les pentes du Jura qui regardent les Alpes jusqu’à des hauteurs de 
quatre mille pieds au-dessus du niveau de la mer; ils sont à la surface ou dans les couches 
superficielles de débris, mais non dans celles de grès, de molasses ou de poudingues qui 
remplissent presque partout l'intervalle en question : on les trouve tantôt isolés, tantôt en 
amas : la hauteur de leur situation est indépendante de leur grosseur : les petits seulement 
paraissent quelquefois un peu usés : les grands ne le sont point du tout. Ceux qui appar- 
tiennent au bassin de chaque rivière se sont trouvés, à l'examen, de la même nature que 
les montagnes des sommets ou des flancs des hautes vallées d’où naissent les affluens de cette 
riviere : on en voit déjà dans ces vallées, et ils y sont surtout accumulés aux endroits qui 
précédent quelques rétrécissemens : il en a passé par dessus les cols lorsqu'ils n'avaient pas 
plus de quatre mille pieds; et alors on en voit sur les revers des crètes dans les cantons 
d’entre les Alpes et le Jura, et sur le Jura même : c’est vis-à-vis les débouchés des vallces 
des Alpes que l’on en voit le plus et de plus élevés ; ceux des intervalles se sont portés moins 
haut : dans les chaînes du Jura, plus éloignées des Alpes, il ne s’en trouve qu’aux endroits 
placés vis-à-vis des ouvertures des chaînes plus rapprochées. 

De ces faits, l’auteur tire cette conclusion , que le transport de ces blocs a eu lieu depuis 
que les grès et les poudingues ont été déposés; qu’il a été occasioné peut-être par la dernière 
des révolutions du globe. Il compare ce transport à ce qui a encore lieu de la part des tor- 
rens ; mais l’objection de la grandeur des blocs et celle des vallées profondes par-dessus les- 
quelles ils ont dû passer , nous paraissent conserver une grande force contre cette partie de 
son hypothèse. 


Examen des 
causes qui agis- 
sent encore au- 
jourd’hui à Ja 
surface du glo- 
be. 


Fboulemens. 


14 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


cision; ce sont autant de points qui servent de règle et de direction 
à cette antique chronologie. 


Examinons maintenant ce qui se passe aujourd’hui sur le globe; 
analysons les causes qui agissent encore à sa surface, et déterminons 
l'étendue possible de leurs effets. C’est une partie de l’histoire de la 
terre d'autant plus importante, que l’on a cru long-temps pouvoir 
expliquer, par ces causes actuelles, les révolutions antérieures , 
comme on explique aisément dans l’histoire politique les événemens 
passés, quand on connaît bien les passions et les intrigues de nos 
jours. Mais nous allons voir que malheureusement il n’en est pas 
ainsi dans l’histoire physique : le fil des opérations est rompu; la 
marche de la nature est changée; et aucun des agens qu’elle emploie 
aujourd’hui ne lui aurait sufli pour produire ses anciens ouvrages. 

Il existe maintenant quatre causes actives qui contribuent à 
altérer la surface de nos continens : les pluies et les dégels qui 
dégradent les montagnes escarpées, et en jettent les débris à leurs 
pieds ; les eaux courantes qui entrainent ces débris, et vont les 
déposer dans les lieux où elles ralentissent leur cours; la mer qui 
sape le pied des côtes élevées, pour y former des falaises, et qui 
rejette sur les côtes basses des monticules de sables; enfin les vol- 
cans qui percent les couches solides, et élèvent ou répandent à la 
surface les amas de leurs déjections (1). 


Partout où les couches brisées offrent leurs tranchans sur des 
faces abruptes, il tombe à leur pied, à chaque printemps, et même 
à chaque orage, des fragmens de leurs matériaux, qui s’arrondis- 
sent en roulant les uns sur les autres, et dont l’amas prend une 
inclinaison déterminée par les lois de la cohésion, pour former ainsi 


(1) Voyez, sur les changemens de la surface de la terre, connus par l’histoire ou par la 
tradition , et dus par conséquent aux causes actuellement agissantes, l'ouvrage allemand de 
M. de Hof, en 2 vol. in-8°. Goth. 1822 et 1824. Les faits y sont recueillis avec autant de 
soin que d’érudition. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 15 


au pied de l’escarpement une croupe plus ou moins élevée, selon 
que les chutes de débris sont plus ou moins abondantes; ces croupes 
forment les flancs des vallées dans toutes les hautes montagnes, et 
se couvrent d’une riche végétation quand les éboulemens supérieurs 
commencent à devenir moins fréquens; mais leur défaut de solidité 
les rend sujettes à s’ébouler elles-mèmes quand elles sont minées 
par les ruisseaux; et c’estalorsquedes villes, que des cantons riches et 
peuplés se trouvent ensevelis sous la chute d’une montagne; que 
le cours des rivières est intercepté, qu'il se forme des lacs dans des 
lieux auparavant fertiles et rians. Mais ces grandes chutes heureu- 
sement sont rares, et la principale influence de ces collines de débris, 
c’est de fournir des matériaux pour les ravages des torrens. 


Les eaux qui tombentsur les crêtes et les sommets des montagnes, 
ou les vapeurs qui s’y condensent, ou les neiges qui s’y liquéfient , 
descendent par une infinité de filets le long de leurs pentes; elles en 
enlèvent quelques parcelles, et y tracent par leur passage des sillons 
légers. Bientôt ces filets se réunissent dans les creux plus marqués 
dont la surface des montagnes est labourée; ils s’écoulent par les 
vallées profondes qui en entament le pied, et vont former ainsi les 
rivières et les fleuves qui reportent à la mer les eaux que la mer 
avait données à l'atmosphère. A la fonte des neiges, ou lorsqu'il sur- 
vient un orage, le volume de ces eaux des montagnes subitement 
augmenté se précipite avec une vitesse proportionnée aux pentes; 
elles vont heurter avec violence le pied de ces croupes de débris qui 
couvrent les flancs de toutes les hautes vallées; elles entrainent avec 
elles les fragmens déjà arrondis qui les composent; elles les émous- 
sent, les polissent encore par le frottement; mais, à mesure qu’elles 
arrivent à des vallées plus unies où leur chute diminue, ou dans des 
bassins plus larges où il leur est permis de s’épandre, elles jettent 
sur la plage les plus grosses de ces pierres qu’elles roulaient; les 
débris plus petits sont déposés plus bas; et il n'arrive guère au grand 
canal de la rivière que les parcelles les plus menues, ou le limon le 
plus imperceptible. Souvent mème le cours de ces eaux, avant de 


Alluvions. 


Dunes. 


16 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


former le grand fleuve inférieur, est obligé de traverser un lac vaste 
et profond, où leur limon se dépose, et d’où elles ressortent lim- 
pides. Mais les fleuves inférieurs, et tous les ruisseaux qui naissent 
des montagnes plus basses, ou des collines, produisent aussi, dans 
les terrains qu'ils parcourent, des effets plus ou moins analogues à 
ceux des torrens des hautes montagnes. Lorsqu'ils sont gonflés par 
de grandes pluies, ils attaquent le pied des collines terreuses ou 
sableuses qu’ils rencontrent dans leur cours, et en portent les débris 
sur les terrains bas qu'ils inondent, et que chaque inondation élève 
d'une quantité quelconque : enfin, lorsque les fleuves arrivent aux 
grands lacs ou à la mer, et que cette rapidité qui entrainait 
les parcelles de limon vient à cesser tout-à-fait , ces parcelles 
se déposent aux côtes de l’embouchure; elles finissent par y 
former des terrains qui prolongent la côte; et, si cette côte est 
telle que la mer y jette de son côté du sable, et contribue à cet 
accroissement, il se crée ainsi des provinces, des royaumes entiers, 
ordinairement les plus fertiles, et bientôt les plus riches du monde, 
si les gouvernemens laissent l’industrie s’y exercer en paix. 


Les effets que la mer produit sans le concours des fleuves sont 
beaucoup moins heureux. Lorsque la côte est basse et le fond 
sablonneux, les vagues poussent ce sable vers le bord; à chaque 
reflux il s’en dessèche un peu, et le vent qui souffle presque tou- 
jours de la mer en jette sur la plage. Ainsi se forment les dunes, ces 
monticules sablonneux qui, si l’industrie de l’homme ne parvient 
à les fixer par des végétaux convenables, marchent lentement, 
mais invariablement , vers l’intérieur des terres, et y couvrent 
les champs et les habitations, parce que le même vent qui élève 
le sable du rivage sur la dune jette celui du sommet de la dune 
à son revers opposé à la mer : que si la nature du sable 
et celle de l’eau qui s'élève avec lui sont telles qu'il puisse 
s’en former un ciment durable, les coquilles, les os jetés sur le 
rivage en seront incrustés; les bois, les troncs d'arbres, les plantes 
qui croissent près de la mer seront saisis dans ces agrégats; et ainsi 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 17 


naîtront ce que l'on pourra appeler des dunes durcies, comme on 
en voit sur les côtes de la Nouvelle-Hollande. On peut en prendre 
une idée nette dans la description qu'en a laissée feu Péron (1). 


Quand, au contraire, la côte est élevée, la mer, qui n'y peut rien 
rejeter, y exerce une action destructive : ses vagues en rongent le 
pied et en escarpent toute là hauteur en falaise, parce que les par- 
ties plus hautes se trouvant sans appui tombent sans cesse dans 
l’eau : elles y sont agitées dans les flots jusqu’à ce que les parcelles 
les plus molles et les plus déliées disparaissent. Les portions plus 
dures, à force d’être roulées en sens contraire par les vagues, forment 
ces galets arrondis, ou cette grève qui finit par s’accumuler assez 
pour servir de rempart au pied de la falaise. 

Telle est l’action des eaux sur la terre ferme; et l’on voit qu’elle 
ne consiste presque qu’en nivellemens, et en nivellemens qui ne sont 
pas indéfinis. Les débris des grandes crêtes charriés dans les vallons; 
leurs particules, celles des collines et des plaines, portées jusqu’à la 
mer; des alluvions étendant les côtes aux dépens des hauteurs, sont 
des effets bornés auxquels la végétation met en général un terme, 
qui supposent d’ailleurs la préexistence des montagnes, celle des 
vallées, celle des plaines, en un mot, toutes les inégalités du globe, 
et qui ne peuvent par conséquent avoir donné naissance à ces Inéga- 
lités. Les dunes sont un phénomène plus limité encore, et pour la 
hauteur et pour l'étendue horizontale; elles n’ont point de rapport 
avec ces énormes masses dont la Nr cherche l’origine. 

Quant à l’action que les eaux exercent dans leur propre sein, 
quoiqu’on ne puisse la connaître aussi bien, il est possible cependant 
d'en déterminer jusqu’à un certain point les limites. 


Les lacs, les étangs, les marais, les ports de mer où il tombe des 
ruisseaux, surtout quand ceux-ci descendent des coteaux voisins et 
escarpés, déposent sur leur fond des amas de limon qui finiraient 


f 
(1) Dans son voyage aux Terres Australes, t. 1, p. 161. 


Falaises. 


Dépôts sous 


les eaux. 


Stalactites. 


Lithophytes. 


13 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


par les combler si l’on ne prenait le soin de les nettoyer. La mer jette 
également dans les ports, dans les anses, dans tous les lieux où ses 
eaux sont plus tranquilles, des vases et des sédimens. Les courans 
amassent entre eux ou jettent sur leurs côtés le sable qu'ils arrachent 
au fond de la mer, et en composent des bancs et des bas-fonds. 


Certaines eaux, après avoir dissous des substances calcaires au 
moyen de l'acide carbonique surabondant dont elles sont imprégnées, 
les laissent cristalliser quand cet acide peut s’évaporer, et en forment 
des stalactites et d’autres concrétions. [l existe des couches cristalli- 
sées confusément dans l’eau douce, assez étendues pour être com- 
parables à quelques unes de celles qu’a laissées l’ancienne mer. Tout 
le monde connait les fameuses carrières de travertin des environs de 
Rome, et les roches de cette pierre que la rivière du Teverone 
accroit et fait sans cesse varier en figure. Ces deux sortes d’actions 
peuvent se combiner ; les dépôts accumulés par la mer peuvent 
être solidifiés par de la stalactite : lorsque, par hasard, des 
sources abondantes en matière calcaire, ou contenant quelque 
autre substance en dissolution, viennent à tomber dans les lieux où 
ces amas se sont formés, 1l se montre alors des aggrégats où les pro- 
duits de la mer et ceux de l’eau douce peuvent être réunis. Tels sont 
les bancs de la Guadeloupe, qui offrent à la fois des coquilles de 
terre, et des squelettes humains. Telle est encore cette carrière 
d’auprès de Messine, décrite par de Saussure , et où le grès se reforme 
par les sables que la mer y jette, et qui s’y consolident. 


Dans la zone torride, où les litophytes sont nombreux en espèces 
et se propagent avec une grande force, leurs troncs pierreux s’entre- 
lacent en rochers, en récifs, et, s'élevant jusqu’à fleur d’eau, ferment 
l'entrée des ports, tendent des piéges terribles aux navigateurs. La 
mer, jetant des sables et du limon sur le haut de ces écueils, en 
élève quelquefois la surface au dessus de son propre niveau, et en 
forme des iles qu’une riche végétation vient bientôt vivifier (1). 


(1) Voyez les Observations faites dans la mer du Sud, par R. Forster. 


DE LA SURFACE DU GLOBE, 19 

Il est possible aussi que dans quelques endroits les animaux à coquil- 
lages laissent en mourant leurs dépouilles pierreuses, et que, liées 
par des vases plus ou moins concrètes, ou par d’autres cimens, elles 
forment des dépôts étendus ou des espèces de bancs coquilliers; 
mais nous n'avons aucune preuve que la mer puisse aujourd'hui in- 
cruster ces coquilles d’une pâte aussi compacte que les marbres, que 
les grès, ni même que le calcaire grossier dont nous voyons les co- 
quilles de nos couches enveloppées. Encore moins trouvons-nous 
qu’elle précipite nulle part de ces couches plus solides, plus siliceu- 
ses qui ont précédé la formation des bancs coquilliers. 

Enfin toutes ces causes réunies ne changeraient pas d’une quan- 
tité appréciable le niveau de la mer, ne relèveraient pas une seule 
couche au-dessus de ce niveau, et surtout ne produiraient pas le 
moindre monticule à la surface de la terre. 

On a bien soutenu que la mer éprouvé une diminution générale, 
et que l’on en a fait l'observation dans quelques lieux des bords de 
la Baltique (1). Mais quelles que soient les causes de ces apparences, 
il est certain qu’elles n’ont rien de général; que dans le plus grand 
nombre des ports où l’on a tant d'intérêt à observer la hauteur de la 
mer, et où des ouvrages fixes et anciens donnent tant de moyens d’en 
mesurer les variations, son niveau moyen est constant; il n’y a point 
d’abaissement universel; il n’y a point d’empiétement général. En 
d’autres endroits, comme l'Écosse et divers points de la Méditerra- 
née, on croit avoir aperçu, au contraire, que la mer s'élève, et 
qu’elle y couvre aujourd’hui des plages autrefois supérieures à son 
niveau (2). - 


(1) C’est une opinion commune en Suede que la mer s’abaisse, et que l’on passe à gué ou à 
pied sec dans beaucoup d’endroits où cela n’était pas possible autrefois. Des hommes tres- 
savans ont partagé cette opinion du peuple ; et M. de Buch l’adopte tellement, qu’il va jus- 
qu’à supposer que le sol de toute la Suède s'élève petit à petit. Mais il est singulier que 
l’on n’ait pas fait ou du moins publié des observations suivies et précises propres à constater 
un fait mis en avant depuis si long-temps, et qui ne laisserait lieu à aucun doute si, comme 
le dit Linnæus, cette différence de niveau allait à quatre et cinq pieds par an. 


(2) M. Robert Stevenson, dans ses observations sur le lit de la mer du nord et de la Manche, 


Incrustation. 


Volcans. 


20 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


L'action des volcans est plus bornée, plus locale encore que 
toutes celles dont nous venons de parler. Quoique nous n’ayons au- 
cune idée nette des moyens par lesquels la nature entretient à de si 
grandes profondeurs ces violens foyers, nous jugeons clairement 
par leurs effets des changemens qu’ils peuvent avoir produits à la 
surface du globe. Lorsqu'un volcan se déclare, après quelques se- 
cousses, quelques tremblemens de terre, il se fait une ouverture. 
Des pierres, des cendres sont lancées au loin; des laves sont vomies; 
leur partie la plus fluide s’écoule en longues trainées; celle qui l’est 
moins s'arrête aux bords de l’ouverture, en élève le contour, y 
forme un cône terminé par un cratère. Aïnsi les volcans accumulent 
sur la surface, après les avoir modifiées, des matières auparavant 
ensevelies dans la profondeur; ils forment des montagnes; ils en ont 
couvert autrefois quelques parties de nos continens; ils ont fait naitre 
subitement des îles au milieu des mers; mais c'était toujours de laves 
que ces montagnes, ces iles étaient composées; tous leurs matériaux 
avaient subi l’action du feu : ils sont disposés comme doivent l'être 
des matières qui ont coulé d’un point élevé. Les volcans n’élèvent 
donc ni ne culbutent les couches que traverse leur soupirail : et si 
quelques causes agissant de ces profondeurs ont contribué dans cer- 
tains cas à soulever de grandes montagnes, ce ne sont pas des agens 
volcaniques tels qu’il en existe de nos jours. 

Aïnsi, nous le répétons, c’est en vain que l’on cherche, dans les 
forces qui agissent maintenant à la surface de la terre, des causes 
suffisantes pour produire les révolutions et les catastrophes dont son 
enveloppe nous montre les traces; et, si l’on veut recourir aux forces 
extérieures constantes connues jusqu'à présent, l’on n’y trouve pas 


plus de ressources. 


soutient que le niveau de ces mers s’est élevé continuellement et tres-sensiblement depuis 
trois siècles. Fortis dit la même chose de quelqueslieux de la Mer Adriatique ; mais l’exemple 
du temple de Sérapis, près de Pouzzoles, prouve que les bords de cette mer sont en plusieurs 
endroits de nature à pouvoir s'élever et s’abaisser localement. On a en revanche des milliers 
de quais, de chemins, et d’autres constractions faites le long de la mer par les Romains, de- 


puis Alexandrie jusqu’en Belgique, et dont le niveau relatif n’a pas varié. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 21 


Le pôle de la terre se meut dans un cercle autour du pôle de l'é- 
cliptique; son axe s'incline plus ou moins sur le plan de cette même 
écliptique; mais ces deux mouvemens, dont les causes sont aujour- 
d’hui appréciées, s’exécutent dans les directions des limites connues, 
et qui n’ont nulle proportion avec des effets tels que ceux dont nous 
venons de constater la grandeur. Dans tous les cas, leur lenteur 
excessive empêcherait qu’ils ne pussent expliquer des catastrophes 
que nous venons de prouver avoir été subites. 

Ce dernier raisonnement s'applique à toutes les actions lentes que 
l’on à imaginées, sans doute dans l'espoir que l'on ne pourrait en 
nier l'existence, parce qu’il serait toujours facile de soutenir que leur 
lenteur même les rend imperceptibles. Vraïes ou non, peu importe; 
elles n’expliquent rien, puisque aucune cause lente ne peut avoir 
produit des effets subits. Y eut-il donc une diminution graduelle des 
eaux , la mer transportàt-elle dans tous les sens des matières solides, 
la température du globe diminuät ou augmentàt-elle, ce n’est rien 
de tout cela qui a renversé nos couches, qui a revètu de glace de 
grands quadrupèdes avec leur chair et leur peau, qui a mis à sec 
des coquillages aujourd’hui encore aussi bien conservés que si on les 
eût pêchés vivans, qui a détruit enfin des espèces et des genres entiers. 

Ces argumens ont frappé le plus grand nombre des naturalistes; 
et, parmi ceux qui ont cherché à expliquer l’état actuel du globe, il 
n'en est presque aucun qui l'ait attribué en entier à des causes lentes, 
encore moins à des causes agissant sous nos yeux. Cette nécessité où 
ils se sont vus de chercher des causes différentes de celles que nous 
voyons agir aujourd’hui, est même ce qui leur a fait imaginer tant de 
suppositions extraordinaires, et les a fait errer et se perdre en tant de 
sens contraires, que le nom même de leur science, ainsi que je lai 
dit ailleurs, a été long-temps un sujet de moquerie pour quelques 
personnes prévenues qui ne voyaient que les systèmes qu'elle a fait 
éclore, et qui oubliaient la longue et importante série des faits cer- 
tains qu'elle a fait connaitre (x). 


(1) Lorsque j'ai dit cela , jai énoncé un fait dont on est chaque jour témoin ; mais je n’ai 


Causes astro-- 
nomiques COns- 
tantes. 


Anciens sys- 
temes des geo- 
logistes. 


55 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


Pendant long-temps on n’admit que deux événemens, que deux 
époques de mutations sur le globe : la création et le déluge; et tout 
les efforts des géologistes tendirent à expliquer l’état actuel, en ima- 
ginant un certain état primitif, modifié ensuite par le déluge, dont 
chacun imaginait aussi à sa manière les causes, l’action et les 
effets. 

Ainsi, selon l’un(r), la terre avait recu d’abord une croûte égale 
et légère qui recouvrait l’abime des mers, et qui se creva pour pro- 
duire le déluge : ses débris formèrent les montagnes. Selon l’au- 
tre (2), le déluge fut occasioné par une suspension momentanée de 
la cohésion dans les minéraux : toute la masse du globe fut dissoute, 
et la pâte en fut pénétrée par les coquilles. Selon un troisième (3), 
Dieu souleva les montagnes pour faire écouler les eaux qui avaient 
produit le déluge , et les prit dans les endroits où il y avait le plus de 
pierres, parce qu'autrement elles n'auraient pu se soutenir. Un qua- 
trième (4) créa la terre avec l'atmosphère d’une comète, et la fit 
inonder par la queue d’une autre : la chaleur qui lui restait de sa 
première origine fut ce qui excita tous les êtres vivans au péché; 
aussi furent-ils tous noyés, excepté les poissons, qui avaient appa- 
remment les passions moins vives. 

On voit que, tout en se retranchant dans les limites fixées par la 
Genèse, les naturalistes se donnaient encore une carrière assez vaste: 
ils se trouvèrent bientôt à l’étroit; et, quand ils eurent réussi à faire 
envisager les six jours de la création comme autant de périodes indé- 
finies, les siècles ne leur coûtant plus rien, leurs systèmes prirent un 
essor proportionné aux espaces dont ils purent disposer. 

Le grand Leibnitz lui-même samusa à faire, comme Descartes, 


pas prétendu exprimer ma propre opinion, comme des géologistes estimables ont paru le 
croire. Si quelque équivoque dans ma phrase a été la cause de leur erreur, je leur en fais ici 
mes excuses. 3 

(1) Burnet. Telluris Theoria sacra. Lond. 1681. 

(2) Woodward. Essay towards the natural history of the Earth. Lond. 1702. 

(3) Scheuchzer. Mém. de l’Acad. 1708. 

(4) Whiston. À New Theory of the Earth. Lond. 1708. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 23 


de la terre un soleil éteint (1), un globe vitrilié, sur lequel les va- 
peurs, étant retombées lors de son refroidissement, formèrent des 
mers qui déposèrent ensuite les terrains calcaires. 

Demaillet couvrit le globe entier d’eau pendant des milliers 
d'années ; il fit retirer les eaux graduellement; tous les animaux ter- 
restres avaient d’abord été marins ; l’homme lui-mème avait com- 
mencé par être poisson; et l’auteur assure qu’il n’est pas rare de 
rencontrer dans l'Océan des poissons qui ne sont encore devenus 
hommes qu'à moitié, mais dont la race le deviendra tout-à-fait 
quelque jour (2). 

Le système de Buffon n’est guère qu'un développement de celui 
de Leibnitz, avec l’addition seulement d’une comète qui a fait sortir 
du soleil, par un choc violent, la masse liquéfiée de la terre, en même 
temps que celle de toutes les planètes; d’où il résulte des dates po- 
sitives : car, par la température actuelle de la terre, on peut savoir 
depuis combien de temps elle se refroïdit; et, puisque les autres pla- 
pètes sont sorties du soleil en même temps qu’elle, on peut calculer 
combien les grandes ont encore de siècles à refroidir, et jusqu’à quel 
point les petites sont déjà glacées (3). 


De nos jours, des esprits plus libres que jamais ont aussi voulu 
s'exercer sur ce grand sujet. Quelques écrivains ont reproduit et pro- 
digieusement étendu les idées de Demaillet : ils disent que tout fut 
liquide dans l’origine; que le liquide engendra des animaux d’abord 
très-simples, tels que les monades et autres espèces infusoires et mi- 
croscopiques; que, par suite des temps, et en prenant des habitudes 
diverses, les races animales se compliquèrent et se diversifièrent au 
point où nous les voyons aujourd’hui. Ce sont toutes ces races d’ani- 
maux qui ont converti par degrés l’eau de la mer en terre calcaire ; les 
végétaux, sur l’origine et les métamorphoses desquels on ne nous dit 


(1) Leïbnitz. Protogea. Act. Lips. 1683 ; Gott. 1749. 
(2) Telliamed. Amsterd. 1748. 
(3) Théorie de la terre, 1749; et Époques de la nature, 1775. 


Systemes 
plus nouveaux. 


24 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


rien, ont converti de leur côté cette eau en argile; mais ces deux terres, 
à force d’être dépouillées des caractères que la vie leur avait impri- 
més, se résolvent, en dernière analyse, en silice; et voilà pourquoi les 
plus anciennes montagnes sont plus siliceuses que les autres. Toutes 
les parties solides de la terre doivent donc leur naissance à la vie, 
et sans la vie le globe serait encore entièrement liquide (1). 
D'autres écrivains ont donné la préférence aux idées de Képler : 
comme ce grand astronome, ils accordent au globe lui-même les 
facultés vitales; un fluide, selon eux , y circule; une assimilation s’y 
fait aussi-bien que dans les corps animés; chacune de ses parties est 
vivante; il n’est pas jusqu'aux molécules les plus élémentaires qui 
n'aient un instinct, une volonté; qui ne s'attirent et ne se repoussent 
d’après des antipathies et des sympathies : chaque sorte de minéral 
peut convertir des masses immenses en sa propre nature, comme 
nous convertissons nos alimens en chair et en sang; les montagnes 
sont les organes de la respiration du globe, et les schistes ses organes 
sécrétoires; c’est par ceux-ci qu'il décompose l’eau de la mer pour 
engendrer les déjections volcaniques; les filons enfin sont des caries, 
des abcès du règne minéral, et les métaux un produit de pouriture 
et de maladie : voilà pourquoi ils sentent presque tous mauvais (2). 
Plus nouvellement encore, une philosophie qui substitue des 
métaphores aux raisonnemens, partant du système de l'identité 
absolue ou du panthéisme, fait naître tous les phénomènes ou, 
ce qui est à ses yeux la mème chose, tous les êtres par polarisation 
comme les deux éleetricités, et appelant polarisation toute oppo- 
sition, toute différence, soit qu'on la prenne de la situation, de la 
nature, ou des fonctions, elle voit successivement s'opposer Dieu 
et le monde; dans le monde le soleil et les planètes; dans chaque 


(1) Voyez la Physique de Rodig, p. 106, Leipsig, 1801; et la page 169 du deuxième tome 
de Telliamed, ainsi qu’une infinité de nouveaux ouvrages allemands. M. de Lamarck est 
celui qui a développé dans ces derniers temps ce système en France avec le plus de suite et 
la sagacité la plus soutenue dans son Hydrogéologie et dans sa Philosophie zoologique. 

(2) Feu M. Patrin a mis beaucoup d'esprit à soutenir ces idées fantastiques dans plusieurs 


articles du nouyeau Dictionnaire d'Histoire naturelle. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 25 


planète le solide et le liquide; et poursuivant cette marche, chan- 
geant au besoin ses figures et ses allégories, elle arrivé jusqu'aux 
derniers détails des espèces organisées (1). 

IL faut convenir cependant que nous avons choisi là des exemples 
extrêmes, et que tous les géologistes n’ont pas porté la hardiesse 
des conceptions aussi loin que ceux que nous venons de citer; mais 
parmi ceux qui ont procédé avec plus de réserve, et qui n'ont point 
cherché leurs moyens hors de la physique ou de la chimie ordinaire, 
combien ne règne-t-il pas encore de diversité et de contradiction! 


Chez l’un, tout est précipité successivement par cristallisation, 
tout s’est déposé à peu près comme il est encore; mais la mer, qui 
couvrait tout, s’est retirée par degrés (2). 

Chez l’autre, les matériaux des montagnes sont sans cesse dégradés 
et entrainés par les rivières pour aller au fond des mers se faire 
échauffer sous une énorme pression, et former des couches que la 
chaleur qui les durcit relèvera un jour avec violence (3). 

Un troisième suppose le liquide divisé en une multitude de lacs 
placés en amphithéâtre les uns au-dessus des autres, qui, après avoir 
déposé nos couches coquillières, ont rompu successivement leurs 
digues pour aller remplir le bassin de l'Océan (4). 

Chez un quatrième, des marées de sept à huit cents toises ont au 
contraire emporté de temps en temps le fond des mers, et l’ont 
jeté en montagnes et en collines dans les vallées, ou sur les plaines 
primitives du continent (5). 

Un cinquième fait tomber successivement du ciel, comme les 
pierres météoriques, les divers fragmens dont la terre se compose, 


(1) C’est surtout dans les ouvrages de M. Steffens et de M. Oken qu’il faut voir cette ap- 
plication du panthéisme à la géologie. 

(2) M. Delamétherie admet la cristallisation comme cause principale dans sa Géologie. 

(3) Hutton et Playfair : Illustrations of the Huttonian Theory of the Earth. Edimb. 1802. 


(4) Lamanon, en divers endroits du Journal de Physique, d’après Michaëlis et plusieurs 
autres. 


(5) Dolomieu , ibid. 


Divergences 
de tous les 5ys- 


temes. 


Causes de ses 
divergences. 
Le, 


Nature et 
conditions du 


problème. 


26 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


et qui portent dans les êtres inconnus dontils recèlent les dépouilles 
l'empreinte de leur origine étrangère (1). 

Un sixième fait le globe creux, et y place un noyau d’aimant qui 
se transporte, au gré des comètes, d’un pôle à l’autre, entrainant 
avec lui le centre de gravité et la masse des mers, et noyant ainsi 
alternativement les deux hémisphères (2). 

Nous pourrions citer encore vingt autres systèmes tout aussi di- 
vergens que ceux-là : et, que l'on ne s’y trompe pas, notre inten- 
tion n’est pas d'en critiquer les auteurs : au contraire, nous recon- 
naissons que ces idées ont généralement été conçues par des hommes 
d'esprit et de savoir, qui n’ignoraient point les faits, dont plusieurs 
même avaient voyagé long-temps dans l'intention de les examiner, 
et qui en ont procuré de nombreux et d’importans à la science. 


D'où peut donc venir une pareille opposition dans les solutions 
d'hommes qui partent des mêmes principes pour résoudre le même 
problème ? 

Ne serait-ce point que les conditions du problème n’ont jamais 
été toutes prises en considération; ce qui l’a fait rester, jusqu’à ce 
jour, indéterminé et susceptible de plusieurs solutions, toutes égale- 
ment bonnes quand on fait abstraction de telle ou telle condition ; 
toutes également mauvaises, quand une nouvelle condition vient à 
se faire connaître, ou que l'attention se reporte vers quelque con- 
dition connue, mais négligée ? 


Pour quitter ce langage mathématique, nous dirons que presque 
tous les auteurs de ces systèmes, n’ayanteu égard qu’à certaines difli- 
cultés qui les frappaient plus.que d’autres, se sont attachés à résoudre 
celles-là d’une manière plus ou moins plausible, et en ont laissé de 


a à ee 2 en se 


(1) MM. de Marschall : Recherches sur l’origine et le développement de l’ordre actuel du 
Monde. Giessen , 1802. 
(2) M. Bertrand : Renouvellement périodique des Continens terrestres. Hambourg , 


1799. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 27 


côté d'aussi nombreuses, d'aussi importantes. Tel n’a vu, par 
exemple, que la difficulté de faire changer le niveau des mers; 
tel autre, que celle de faire dissoudre toutes les substances ter- 
restres dans un seul et même liquide; tel autre enfin, que celle 
de faire vivre sous la zone glaciale des animaux qu'il croyait 
de la zone torride. Epuisant sur ces questions les forces de leur 
esprit, ils croyaient avoir tout fait en imaginant un moyen quel- 
conque d'y répondre : il y a plus, en négligeant ainsi tous les 
autres phénomènes, ils ne songaient pas même toujours à dé- 
terminer avec précision la mesure et les limites de ceux qu'ils 
cherchaient à expliquer. 

Cela est vrai surtout pour les terrains secondaires, qui forment 
cependant la partie la plus importante et la plus difficile du problème. 
Pendant long-temps on ne s’est occupé que bien faiblement de fixer 
les superpositions de leurs couches, et les rapports de ces couches 
avec les espèces d'animaux et de plantes dont elles renferment les 
restes. 

Ÿ a-t-il des animaux, des plantes propres à certaines couches, et 
qui ne se trouvent pas dans les autres? Quelles sont les espèces qui 
paraissent les premières, ou celles qui viennent après? Ces deux 
sortes d'espèces. s’accompagnent-elles quelquefois ? Y at-il des alter- 
natives dans leur retour; ou, en d’autres termes, les premières re- 
viennent-elles une seconde fois, et alors les secondes disparaissent- 
elles? Ces animaux, ces plantes, ont-ils tous vécu dans les lieux où 
l’on trouve leurs dépouilles , ou bien y en a-t-il qui ont été 
transportés d'ailleurs? Vivent-ils encore tous aujourd'hui quelque 
part, ou bien ont-ils été détruits en tout ou en partie? Y a-t-il un 
rapport constant entre l'ancienneté des couches et la ressemblance 
ou la non ressemblance des fossiles avec les êtres vivans ? Ÿ en at-il 
un de climat entre les fossiles et ceux des êtres vivans qui leur res- 
semblent le plus? Peut-on en conclure que les transports de ces êtres, 
s'il y en a eu, se soient faits du nord au sud, ou de l’est à l’ouest, 
ou par irradiation et mélange, et peut-on distinguer les époques de 
ces transports par les couches qui en portent les empreintes? 


Raison pour 
laquelle lescon- 
ditions ont été 
négligées. 


Progres de la 
géologie mine 
rale. 


28 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


Que dire sur les causes de l’état actuel du globe, si l'on ne peut 
répondre à ces questions, si l’on n’a pas encore de motifs suflisans 
pour choisir entre l’aflirmative ou la négative? Or il n’est que trop 
vrai que pendant long-temps aucun de ces points n’a été mis abso- 
lument hors de doute, qu’à peine même semblait-on avoir songé 
qu'il fût bon de les éclaircir avant de faire un système. 


On trouvera la raison de cette singularité, si l’on réfléchit que les 
géologistes ont tous été, ou des naturalistes de cabinet, qui avaient 
peu examiné par eux-mêmes la structure des montagnes; ou des 
minéralogistes, qui n'avaient pas étudié avec assez de détail les in- 
nombrables variétés des animaux, et la complication infinie de leurs 
diverses parties. Les premiers n'ont fait que des systèmes; les der- 
niers ont donné d'excellentes observations; ils ont véritablement 
posé les bases de la science : mais ils n'ont pu en achever l'édifice. 


En effet, la partie purement minérale du grand problème de la 
théorie de la terre a été étudiée avec un soin admirable par de Saus- 
sure, et portée depuis à un développement étonnant par Werner, 
et par les nombreux et savans élèves qu'il a formés. 

Le premier de ces hommes célèbres, parcourant péniblement pen- 
dant vingt années les cantons les plus inaccessibles, attaquant en 
quelque sorte les Alpes par toutes leurs faces, par tous leurs défilés, 
nous a dévoilé tout le désordre des terrains primitifs, et a tracé plus 
nettement la limite qui les distingue des terrains secondaires. Le 
second, profitant des nombreuses excavations faites dans le pays qui 
possède les plus anciennes mines, a fixé les lois de successions des 
couches; il a montré leur ancienneté respective, et poursuivi cha- 
cune d’elles dans toutes ses métamorphoses. C’est de lui, et de lui 
seulement, que datera la géologie positive, en ce qui concerne la 
nature minérale des couches; mais ni Werner ni de Saussure n’ont 
donné à la détermination des espèces organisées fossiles, dans cha- 
que genre de couche, la rigueur devenue nécessaire, depuis que les 
animaux connus s'élèvent à un nombre si prodigieux. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 29 


D’autres savans étudiaient, à la vérité, les débris fossiles des corps 
organisés; ils en recueillaient et en faisaient représenter par milliers ; 
leurs ouvrages seront des collections précieuses de matériaux ; mais, 
plus occupés des, animaux ou des plantes, considérés comme tels, 
que de la théorie de la terre , ou regardant ces pétrifications ou ces 
fossiles comme des curiosités, plutôt que comme des documens his- 
toriques; ou bien enfin, se contentant d’explications partielles sur le 
gisement de chaque morceau, ils ont presque toujours négligé de re- 
chercher les lois générales de position ou de rapport des fossiles avec 


les couches. 


Cependant l'idée de cette recherche était bien naturelle. Comment 
ne voyait-on pas que c’est aux fossiles seuls qu'est due la naissance de 
la théorie de la terre; que, sans eux, l’on n'aurait peut-être jamais 
songé qu'il y aiteu dans la formation du globe des époques suc- 
cessives, et une série d'opérations différentes? Eux seuls, en effet, 
donnent la certitude que le globe n’a pas toujours eu la même enve- 
Jloppe, par la certitude où l’on est qu'ils ont dü vivre à la surface 
avant d’être ainsi ensevelis dans la profondeur. Ce n’est que par ana- 
logie que l’on a étendu aux terrains primitifs la conclusion que les fos- 
siles fournissent directement pour les terrains secondaires ; et, s’il n’y 
avait que des terrains sans fossiles, personne ne pourrait soutenir que 
ces terrains n’ont pas été formés tous ensemble. 

C’est encore par les fossiles, toute légère qu'est restée leur con- 
naissance, que nous avons reconnu le peu que nous savons sur la 
nature des révolutions du globe. Ils nous ont appris que les couches 
qui les recèlent ont été déposées paisiblement dans un liquide; que 
leurs variations ont correspondu à celles du liquide; que leur mise 
à nu a été occasionée par le transport de ce liquide ; que cette mise 
à nu a eu lieu plus d’une fois : rien de tout cela ne serait certain 
sans les fossiles. 

L'étude de la partie minérale de la géologie, qui n’est pas moins 
nécessaire, qui même est pour les arts pratiques d’une utilité beau- 


Importances 
des fossiles en 


géologie. 


Importance 
spéciale des os 
fossiles de qua- 


d rupedes. 


30 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


coup plus grande, est . beaucoup moins instructive par 
rapport à l’objet dont il s’agit. 

Nous sommes dans l'ignorance la plus absolue sur les causes qui 
ont pu faire varier les substances dont les couches se composent; 
nous ne connaissons pas même les agens qui ont pu tenir certaines 
d’entre elles en dissolution; et l’on dispute encore sur plusieurs, si 
elles doivent leur origine à l’eau ou au feu. Au fond l’on a pu voir 
ci-devant que l’on n’est d'accord que sur un seul point; savoir, 
que la mer a changé de place. Et comment le sait-on, si ce n’est 
par les fossiles ? 

Les fossiles, qui ont donné naissance à la théorie de la terre, lui 
ont donc fourni en même temps ses principales lumières, les seules 
qui jusqu'ici aient été généralement reconnues. 

Cette idée est ce qui nous a encouragé à nous en occuper; mais ce 
champ est immense : un seul homme pourrait à peine en effleurer 
une faible partie. Il fallait donc faire un choix, et nous le fimes bien- 
tôt. La classe de fossiles, qui fait l'objet de cet ouvrage, nous atta- 
cha dès le premier abord, parce que nous vimes qu’elle est à la fois 
plus féconde en conséquences précises, et cependant moins con- 
nue, et plus riche en nouveaux sujets de recherches (r). 


Il est sensible, en effet, que les ossemens de quadrupèdes peuvent 
conduire, par plusieurs raisons, à des résultats plus rigoureux qu’au- 


‘cune autre dépouille de corps organisés. 


Premièrement, ils caractérisent d’une manière plus nette les ré- 
volutions qui les ont affectés. Des coquilles annoncent bien que la 
mer existait où elles se sont formées; mais leurs changemens d’es- 
pèces pourraient à la rigueur provenir de changemens légers dans 
la nature du liquide, ou seulement dans sa température. Ils pour- 


(1) Mon ouvrage a prouvé en effet à quel point cette matière était encore neuve lorsque je 
l'ai commencé, malgré les excellens travaux des Camper, des Pallas, des Blumenbach, des 
Merk, des Sæmmering, des Rosenmüller, des Fischer, des Faujas, des Home, et des autres 


savans dont j'ai eu le plus grand soin de citer les ouvrages dans ceux de mes derniers chapitres 
auxquels ils se rapportent. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. ce 


raient avoir tenu à des causes encore plus accidentelles. Rien ne 
nous assure que, dans le fond de la mer, certaines espèces, certains 
genres même, après avoir occupé plus ou moins long-temps des es- 
paces déterminés, n’aient pu être chassés par d’autres. fci, au con- 
traire, tout est précis; l'apparition des os de quadrupèdes, surtout 
celle de leurs cadavres entiers dans les couches, annonce, ou que 
la couche même qui les porte était autrefois à sec, ou qu'il s'était 
au moins formé une terre sèche dans le voisinage. Leur disparition 
rend certain que cette ‘couche avait été inondée, ou que cette terre 
sèche avait cessé d'exister. C’est donc par eux que nous apprenons, 
d’une manière assurée, le fait important des irruptions répétées de 
la mer, dont les coquilles et les autres produits marins à eux seuls 
ne nous auraient pas instruits; et c’est par leur étude approfondie 
que nous pouvons espérer de reconnaitre le nombre et les époques 
de ces irruptions. 

Secondement, la nature des révolutions qui ont altéré la surface 
du globe a dü exercer sur les quadrupèdes terrestres une action plus 
complète que sur les animaux marins. Comme ces révolutions ont, 
en grande partie, consisté en déplacemens du lit de la mer, et que 
les eaux devaient détruire tous les quadrupèdes qu’elles atteignaient, 
si leur irruption a été générale, elle a pu faire périr la classe entière, 
ou, si elle n’a porté à la fois que sur certains continens, elle a pu 
anéantir au moins les espèces propres à ces continens, sans avoir la 
même influence sur les animaux marins. Au contraire, des millions 
d'individus aquatiques ont pu être laissés à sec, ou ensevelis sous des 
couches nouvelles, ou jetés avec violence à la côte, et leur race être 
cependant conservée dans quelques lieux plus paisibles, d'où ellese 
sera de nouveau propagée après que l’agitation des mers aura cessé. 

Troisièmement, cette action plus complète est aussi plus facile à 
saisir; il est plus aisé d’en démontrer les effets, parce que le nombre 
des quadrupèdes étant borné, la plupart de leurs espèces, au moins 
les grandes, étant connues, on a plus de moyens de s'assurer si des 
os fossiles appartiennent à l’une d’elles, ou s’ils viennent d’une es- 


pèce perdue. Comme nous sommes, au contraire, fort loin de con- 


Il y a peu 
d'espérance de 
découvrir de 
nouvelles  es- 
pèces de grands 


quadrupèedes. 


32 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


naitre tous les coquillages et tous les poissons de la mer; comme 
nous ignorons probablement encore la plus grande partie de ceux 
qui vivent dans la profondeur, il est impossible de savoir avec cer- 
ütude si une espèce que. l’on trouve fossile n'existe pas quelque part 
vivante. Aussi voyons-nous des savans s’opiniâtrer à donner le nom 
de coquilles pélagiennes, c’est-à-dire, de coquilles de la haute mer, 
aux bélemnites, aux cornes d’ammon, et aux autres dépouilles tes- 
tacées qui n’ont encore été vues que dans les couches anciennes, 
voulant dire par là que, si on ne les a point encore découvertes 
dans l’état de vie, c’est qu’elles habitent à des profondeurs inac- 


cessibles pour nos filets. 


Sans doute les naturalistes n’ont pas encore traversé tous les con- 
tinens, et ne connaissent pas même tous les quadrupèdes qui ha- 
bitent les pays qu'ils ont traversés, On découvre de temps en 
temps des espèces nouvelles de cette classe; et ceux qui n'ont pas 
examiné avec attention toutes les circonstances de ces découvertes 
pourraient croire aussi que les quadrupèdes inconnus dont on trouve 
les os dans nos couches sont restés jusqu’à présent cachés dans quel- 
ques îles qui n'ont pas été rencontrées par des navigateurs, ou dans 
quelques-uns des vastes déserts qui occupent le milieu de l’Asie, de 
l'Afrique, des deux Amériques et de la Nouvelle- Hollande. 


Cependant, que l’on examine bien quelles sortes de quadrupèdes 
l’on a découvertes récemment, et dans quelles circonstances on les 
a découvertes. et l’on verra qu’il reste peu d’espoir de trouver un 
jour celles que nous n’avons encore vues que fossiles, 

Les îles d’étendue médiocre, et placées loin des grandes terres, 
ont très-peu de quadrupèdes, la plupart fort petits : quand elles en 
possèdent de grands, c'est qu’ils yontété apportés d’ailleurs. Bougain- 
ville et Cook n’ont trouvé que des cochons et des chiens dans les 
iles de la mer du Sud. Les plus grands quadrupèdes des Antilles 
étaient les Agoutis. 

À la vérité les grandes terres, comme l'Asie, l’Afrique, les deux 
Amériques et la Nouvelle-Hollande ont de grands quadrupèdes, et 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 22 


généralement des espèces propres à chacune d'elles; en sorte que 
toutes les fois que l’on a découvert de ces terres que leur situation 
avait tenues isolées du reste du monde , on y a trouvé la classe des 
quadrupèdes entièrement différente de ce qui existait ailleurs. Ainsi, 
quand Îes Espagnols parcoururent pour la première fois l'Amérique 
méridionale, ils n’y trouvèrent pas un seul des quadrupèdes de l’'Eu- 
rope, de l’Asie, ni de l'Afrique. Le puma, le jaguar, le tapir, le 
cabiai, le lama, la vigogne, les paresseux, les tatous, les sarigues, tous 
les sapajoux, furent pour eux des êtres entièrement nouveaux, et 
dont ils n'avaient nulle idée. Le mème phénomène s’est renouvelé 
de nos jours quand on a commencé à examiner les côtes de la Nou- 
velle-Hollande et les iles adjacentes. Les divers kanguroos, les phas- 
colomes, les dasyures, les péramèles, les phalangers volans, les orni- 
thorinques, les échidnés, sont venus étonner les naturalistes par des 
conformations étranges qui rompaient toutes les règles, et échap- 
paient à tous les systèmes. 

Si donc il restait quelque grand continent à découvrir, on pourrait 
encore espérer de connaitre de nouvelles espèces, parmi lesquelles 
il pourrait s’en trouver de plus ou moins semblables à celles dont les 
entrailles de la terre nous ont montré les dépouilles; mais il suffit de 
jeter un coup d'œil sur la mappe-monde, de voir les innombrables 
directions selon lesquelles les navigateurs ont sillonné l'Océan, pour 
juger qu'il ne doit plus y avoir de grande terre, à moins qu'elle ne 
soit vers le pôle austral, où les glaces n’y laisseraient subsister aucun 
reste de vie. 

Ainsi ce n’est que de l’intérieur des grandes parties du monde que 
l'on peut encore attendre des quadrupèdes inconnus. 

Or, avec un peu de réflexion, on verra bientôt que l'attente 
n'est guère plus fondée de ce côté que de celui des îles, 

Sans doute le voyageur européen ne parcourt pas aisément de 
vastes étendues de pays, désertes, ou nourrissant seulement des peu- 
plades féroces; et cela est surtout vrai à l’égard de l'Afrique : mais 
rien n'empèche les animaux de parcourir ces contrées en tous 
sens, et de se rendre vers les côtes. Quand il y aurait entre les côtes 


5 


34 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


et les déserts de l’intérieur de grandes chaînes de montagnes, elles 
seraient toujours interrompues à quelques endroits pour laisser 
passer les fleuves; et, dans ces déserts brülans, les quadrupèdes 
suivent de préférence les bords des rivières. Les peuplades des côtes 
remontent aussi ces rivières, et prennent promptement connaissance, 
soit par elles-mêmes, soit par le commerce et la tradition des peu- 
plades supérieures, de toutes les espèces remarquables qui vivent 
Jusque vers les sources. 

Il n’a donc fallu à aucune époque un temps bien long pour que 
les nations civilisées qui ont fréquenté les côtes d’un grand pays en 
connussent assez bien les animaux considérables, ou frappans par leur 
configuration. 

Les faits connus répondent à ce raisonnement. Quoique les an- 
ciens n'aient point passé l’Imaüs et le Gange, en Asie, et qu'ils 
n'aient pas été fort loin, en Afrique, au midi de l’Atlas, ils ont réel- 
lement connu tousles grands animaux de ces deux parties du monde; 
et, s'ils n’en ont pas distingué toutes les espèces, ce n’est point 
parce qu'ils n'avaient pu les voir, ou en entendre parler, mais parce 
que la ressemblance de ces espèces n’avait pas permis d’en recon- 
naître les caractères. La seule grande exception que l’on puisse m'op- 
poser est le tapir de Malacca, récemment envoyé des Indes par deux 
jeunes naturalistes de mes élèves, MM. Duvaucel et Diard, et qui : 
forme en effet l’une des plus belles découvertes dont l’histoire natu- 
relle se soit enrichie dans ces derniers temps. 

Les anciens connaissaient très-bien l’éléphant , et l’histoire de ce 
quadrupède est plus exacte dans Aristote que dans Buffon. 

Ils n’ignoraient même pas une partie des différences qui distinguent 
les éléphans d'Afrique de ceux d'Asie (1). 

Hs connaissaient les rhinocéros à deux cornes que l'Europe mo- 
derne n’a point vus vivans. Domitien en montra à Rome, et en fit 
graver sur des médailles. Pausanias les décrit fort bien. 


(1) Voyez dans le tome 1*. de mes Recherches le chapitre des Éléphans. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 35 


Le rhinocéros unicorne, tout éloignée qu’est sa patrie, leur était 
également connu. Pompée en fit voir un à Rome; Strabon en décri- 
vit exactement un autre à Alexandrie (1). 

Le rhinocéros de Sumatra décrit par M. Bell, et celui de Java 
découvert et envoyé par MM. Duvaucel et Diard, ne paraissent 
point habiter le continent. Aïnsi il n’est point étonnant que les an- 
ciens les ignorassent : d’ailleurs ils ne les auraient peut-être pas dis- 
tingués. 

L'hippopotame n’a pas été si bien décrit que les espèces préce- 
dentes; mais on en trouve des figures très-exactes sur les monumens 
laissés par les Romains, et représentant des choses relatives à l'Égypte, 
telles que la statue du Nil, la mosaïque de Palestrine, et un grand 
nombre de médailles. En effet, les Romains en ont vu plusieurs fois ; 
Scaurus, Auguste, Antonin, Commode, Héliogabale, Philippe et 
Carin (2) leur en montrèrent. 

Les deux espèces de Chameaux, celle de Bactriane et celle d’Ara- 
bie, sont déjà fort bien décrites et caractérisées par Aristote (3). 

Les anciens ont connu la girafe, ou chameau- léopard; on en a 
même vu une vivante à Rome, dans le cirque, sous la dictature de 
Jules César, l'an de Rome 708; il y en avait eu dix de rassemblées 
par Gordien ur, qui furent tuées aux jeux séculaires de Philippe (4), 
ce qui doit étonner nos modernes qui n’en ont vu qu'une seule dans 
le quinzième siècle (5). 

Si on lit avec attention les descriptions de l’hippopotame, données 
par Hérodote et par Aristote, et que l’on croit empruntées d'Hécatée 
de Milet, on trouvera qu’elles doivent avoir été composées avec 
celle de deux animaux différens, dont l’un était peut-être le véritable 
hippopotame, et dont l’autre était certainement le gnou (Ænérlope 


(G) Voyez dans le tome 11, première partie, le chapitre des Rhinocéros. 

(2) Voyez mon chapitre de l'Hippopotame dans le tome 1*°. des Recherches. 

(3) Hist. anim. , lib. n, cap. 1. 

(4) Jul. Capitol. , Gord. 11, cap. xxur. 

(6) Celle que le soudan d'Égypte envoya à Laurent de Médicis, et qui est peinte dans les 
fresques de Poggio-Cajano. 


36 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


gnu, Gmel.), ce quadrupède dont nos naturalistes n’ont entendu par- 
ler qu'à la fin du dix-huitième siècle. C’était le même animal dont on 
avait des relations fabuleuses sous le nom de catoblepas ou de ca- 
tablepon (1). 

Le sanglier d'Ethiopie d’Agatharchides, qui avait des cornes, 
était bien notre sanglier d'Ethiopie d'aujourd'hui, dont les énormes 
défenses méritent presque autant le nom de cornes que les défenses 
de l'éléphant (2). 

_ Le bubale, le nagor sont décrits par Pline (3); la gazelle, par 
Elien (4); l’orix, par Oppien (5); l’axis l'était dès le temps de Cté- 
sias (6); l’algazel et la corine sont parfaitement représentés sur 
les monumens Égyptiens (7). 

Élien décrit bien le yack, ou dos grunniens, sous le nom de bœuf 
dont la queue sert à faire des chasse-mouches (8). 

Le bufle n’a pas été domestique chez les anciens; mais le Bœuf 
des Indes, dont parle Élien (9), et qui avait des cornes assez 
grandes pour tenir trois amphores, était bien la variété du buflle, 
appelée arr. 

Et même ce bœuf sauvage à cornes déprimées, qu'Aristote place 
dans l’Arachosie (10), ne peut être que le bufle ordinaire. 

Les anciens ont connu lesbœufs sans cornes (11); les bœufs d’A- 
frique, dont les cornes attachées seulement à la peau se remuaient 
avec elle (12); les bœufs des [ndes, aussi rapides à la course que des 


(1) Voyez Pline, lib. vin, cap. xxxn; etsurtout Ælien, hb. vu, cap. v. 
(2) Ælian., Anim. v, 27. 

(3) Pline, lib. var, cap. xv, et lib. x1, cap. xxxvIr. 

(4) Ælian, Anim. , x1v. 14. 

(5) Opp., Cyneg. , 11, v, 445 et suiv. 

(6) Pline, lib. vu, cap. xxt. 

(7) Voyez le grand ouvrage sur l'Égypte, Antiq., 1v, pl xzix et et pl: Lxvr. 
(8) Ælian Anim., xv, 14. 

(9) Idem , 111, 34. 

(10) Arist. Hist. an. , lib. 17, cap. 5. 

(11) Ælian., n1, 53. 

{ 

\ 


12) Idem, 11, 20. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 37 


chevaux(r);ceux qui ne surpassent pas un bouc en grandeur(2);les 
moutons à large queue (3); ceux des Indes grands comme des änes(4). 

Toutes mêlées de fables que sont les indications données par les 
anciens sur l’aurochs, sur le renne, et sur l'élan, elles prouvent 
toujours qu'ils en avaient quelque connaissance; mais que cette con- 
naissance, fondée sur le rapport de peuples grossiers , n'avait point 
été soumise à une critique judicieuse (5). 

Ces animaux habitent toujours les pays que les anciens leur assi- 
gnent, et n’ont disparu que dans les contrées trop cultivées pour 
leurs habitudes; l’aurochs, l'élan, vivent encore dans Îles forêts de la 
Lithuanie, qui se continuaient autrefois avec la forêt Hercynienne. 
Il y a des aurochs au nord de la Grèce comme du temps de Pausa- 
nias. Le renne vit dans le nord, dans les pays glacés où il a toujours 
vécu; il y change de couleur, non pas à volonté, mais suivant les sai- 
sons. C’est par suite de méprises à peine excusables qu’on a supposé 
qu’il s’en trouvait au quatorzième siècle dans les Pyrénées (6). 

L’ours blanc a été vu même en Égypte sous les Ptolomées (7). 

Les lions, les panthères, étaient communs à Rome dans Îles jeux : 
on les y voyoit par centaines; on y a vu même quelques tigres: 
l’hyène rayée, le crocodile du Nil y ont paru. Il y a dans les mo- 
saïques antiques, conservées à Rome, d’excellens portraits des plus 
rares de ces espèces; on voit entre autres l'hyène rayée, parfaite- 
ment représentée dans un morceau conservé au Muséum du Vati- 


(1) Ælian., xv, 24. 

(2) Idem Ibid. 

(3) Idem, Anim. , 11, 3. 

(4) dem , 1v. 32. 

(5) Voyez dans mes Recherches, tom. 1v, le chapitre des Cerfs et celui des Bœufs. 

(6) Buffon ayant lu dans Du Fouilloux un passage tronqué de Gaston-Phébus , comte de Foix, 
où ce prince décrit la chasse du renne, avait imaginé qu’au temps de Gaston cet animal 
vivait dans les Pyrénées : et les éditions imprimées de Gaston étaient si fautives, qu'il était 
difficile de savoir au juste ce que cet auteur avait voulu dire; mais ayant recouru à son ma- 
nuscrit original, qui est conservé à la Bibliothèque du Roi, j’ai constaté que c’était en Xueden 
et en Nourvègue (en Suede et en Norvège) qu’il disait avoir vu et chassé des rennes. 

(7) Athénée, lib. v. 


38 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


can; et, pendant que j'étais à Rome (en 1809), on découvrit, dans 
un jardin du côté de l'arc de Galien, un pavé en mosaïque de pierres 
naturelles assorties à la manière de Florence, représentant quatre 
tigres de Bengale supérieurement rendus. 

Le Muséum du Vatican possède un crocodile en basalte, d’une 
exactitude presque parfaite (1). On ne peut guère douter que l’Ap- 
potgre ne füt le zèbre, qui ne vient cependant que des parties mé- 
ridionales de l'Afrique (2). 

Il serait facile de montrer que presque toutes les espèces un peu 
remarquables de singes ont été assez distinciement indiquées par les 
anciens , sous les noms de pithèques, de sphinx, de satyres, de cébus, 
de cynocéphales, de cercopithèques (3). 

Is ont connu et décrit jusqu’à d’assez petites espèces de rongeurs, 
quand elles avaient quelque conformation ou quelque propriété no- 
table (4). Mais les petites espèces ne nous importent point relative- 
ment à notre objet, et il nous suflit d’avoir montré que toutes les 
grandes espèces remarquables par quelque caractère frappant, que 
nous connaissons aujourd'hui en Europe, en Asie et en Afrique, 
étaient déjà connues des anciens, d’où nous pouvons aisément con- 
clure que s'ils ne font pas mention des petites, ou s’ils ne distinguent 
point celles qui se ressemblent trop, comme les diverses gazelles et 
autres, ils en ont été empèchés par le défaut d'attention et de mé- 
thode, plutôt que par les obstacles du climat. Nous conclurons 
également que si dix-huit ou vingt siècles, et la circum-navigation de 
l'Afrique et des Indes n’ont rien ajouté en cegenre, à ce que les anciens 
nous ont appris, il n’y a pas d'apparence que les siècles qui suivront 
apprennent beaucoup à nos neveux. 


G@) I n’y a d’erreur qu’un ongle de trop au pied de derrière. Auguste en avait montré 
trente-six. Dion lib. Lv. 

(2) Caracalla en tua un dans le cirque. Dion, lib. Lxxvir, Conf. Gisb. Cuperi de Eleph. in 
nummis obviis, ex. Il, Cap. VII. 

(3) Voyez Lichtenstein : Comment. de Simiarum quotquot veteribus innotuerunt formis; 


Hamburg 1701. 
(4) La gerboise est gravée sur les médailles de Cyrene, et indiquée par Aristote sous le nom 


de Rat à deux pieds. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 3g 


Mais peut-être quelqu'un fera-t-il un argument inverse, et dira 
que non-seulement les anciens, comme nous venons de le prouver, 
ont connu autant de grands animaux que nous, mais qu'ils en ont dé- 
crit plusieurs que nous n’avons pas; que nous nous hätons trop dere- 
garder ces animaux comme fabuleux; que nous devons les chercher 
encore avant de croire avoir épuisé l’histoire de la création existante; 
enfin que parmi ces animaux prétendus fabuleux se trouveront peut- 
être, lorsqu'on les connaîtra mieux, les originaux de nos ossemens 
d’espècesinconnues. Quelques uns penseront même que ces monstres 
divers, ornemens essentiels de l’histoire héroïque de presque tous les 
peuples, sont précisément ces espèces qu'il a fallu détruire, pour 
permettre à la civilisation de s'établir. Aïnsi les Thésée et les Bellé- 
rophon auraient été plus heureux que tous nos peuples d'aujourd'hui, 
qui ont bien repoussé les animaux nuisibles, mais qui ne sont en- 
core parvenus à en exterminer aucun. 

Il est facile de répondre à cette objettion en examinant les des- 
criptions de ces êtres inconnus, et en remontant à leur origine. 

Les plus nombreux ont une source purement mythologique, et 
leurs descriptions en portent l'empreinte irrécusable ; car on ne voit 
dans presque toutes que des parties d'animaux connus, réunies par 
une imagination sans frein, et contre toutes les lois de la nature. 

Ceux qu’ont inventés ou arrangésles Grecs ont au mois de la grâce 
dans leur composition; semblables à ces arabesques qui décorent 
quelques restes d’édifices antiques, et qu'a multipliés le pinceau fé- 
cond de Raphaël, les formes qui s’y marient, tout en répugnant à la 
raison, offrent à l’œil des contours agréables; ce sont des produits lé- 
sers d'heureux songes; peut-être des emblèêmes dans le goût oriental, 
où l’on prétendait voiier sous des images mystiques quelques propo- 
sitions de métaphysique ou de morale. Pardonnons à ceux qui em- 
ploient leur temps à découvrir la sagesse cachée dans le Sphinx de 
Thèbes, ou dans le Pégase de Thessalie, ou dans le Minotaure de 
Crète,‘ou dans la Chimère de l'Épire ; mais espérons que personne 
ne les cherchera sérieusement dans la nature : autant vaudrait y 
chercher les animaux de Daniel, ou la bête de l’Apocalypse. 


40 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


N'y cherchons pas davantage les animaux mythologiques des Per- 
ses, enfans d’une imagination encore plus exaltée; cette martichore 
ou destructeur d'homines, qui porte une tête humaine sur un 
corps de lion, terminé par une queue de scorpion (1); ce griffon ou 
gardeur de trésors, à moitié aigle, à moitié lion (2); ce carta- 
zonon (3) ou âne sauvage, dont le front est armé d'une longue 
corne. 

Ctésias, qui a donné ces animaux pour existans, a passé, chez beau- 
coup d'auteurs, pour un inventeur de fables, tandis qu’il n'avait fait 
qu'attribuer de la réalité à des figures emblématiques. On a retrouvé 
ces compositions fantastiques sculptées dans les ruines de Persépo- 
lis (4); que signifiaient-elles? nous ne le saurons probablement ja- 
mais; mais à coup sûr elles ne représentent pas des êtres réels. 

Agatharchides, cet autre fabricateur d'animaux, avait probable- 
ment puisé à une source analogue : les monumens de l'Egypte nous 
montrent encore des combinaisons nombreuses de parties d’espèces 
diverses : les dieux y sont souvent représentés avec un corps humain 
et une tête d'animal; on y voit des animaux avec des têtes d’'hom- 
mes, qui ont produit les cynocéphales, les sphinx et les satyres des 
anciens naturalistes. L’habitude d’y représenter dans un même ta- 
bleau des hommes de tailles très-différentes, le roi ou le vainqueur 
gigantesque, les vaincus ou les sujets trois ou quatre fois plus petits, 
aura donné naissance à la fable des pygmées. C’est dans quelque re- 
coin d’un de ces monumens qu’Agafharchides aura vu son taureau 
carnivore, dont la gueule, fendue jusqu'aux oreilles, n’épargnait 
aucun autre animal (5), mais qu'assurément les naturalistes n’a- 


(@) Pln., vi, 31; Arist., lib. 11, cap. x1; Phot., Bibl., art. 72; Ctes, Indic.; Ælian., 
Anim., IV, 21. 

(2) Ælian, Anim. , IV. 27. 

(3) Idem, xv1, 20; Photius, Bibl. , art. 92; Ctes., Indic. 

(4) Voyez Corneille Lebrun, Voyage en Moscovie, en Perse et aux Indes, t. 11% et l’ou- 
vrage Allemand de M. Heeren, sur le commerce des anciens. 

(6) Photius, Bibl,, art. 250; Agatharchid., Excerpt. hist., cap. xxxix; Ælian., Anim., 
xvI1, 45: Plin., vin, 21. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 41 


voueront pas, car la nature ne combine ni des pieds fourchus, ni 
des cornes avec des dents tranchantes. 

Il y aura peut-être eu bien d’autres figures tout aussi étranges, ou 
dans ceux de ces monumens qui n’ont pu résister au temps, ou dans 
les temples de l'Ethiopie et de l'Arabie, que les Mahométans et les 
Abyssins ont détruits par zèle religieux. Ceux de l'Inde en fourmil- 
lent; mais les combinaisons en sont trop extravagantes pour avoir 
trompé quelqu'un; des monstres à cent bras, à vingt têtes toutes dif- 
férentes, sont aussi par trop monstreux. 

Il n'est pas jusqu'aux Japonais et aux Chinois qui n’aient des ani- 
maux imaginaires qu'ils donnent comme réels, qu'ils représentent 
même dans leurs livres de religion. Les Mexicains en avaient. C’est 
l'habitude de tous les peuples, soit aux époques où leur idolâtrie 
n'est point encore raflinée, soit lorsque le sens de ces combinaisons 
emblématiques a été perdu. Mais qui oserait prétendre trouver dans 
la nature ces enfans de l'ignorance ou de la superstition? 

Il sera arrivé cependant que des voyageurs, pour se faire valoir, 
auront dit avoir observé ces êtres fantastiques, ou que, faute d’at- 
tention, et trompés par uue ressemblance légère, ils auront pris pour 
eux des êtres réels. Les grands singes auront paru de vrais cynocé- 
phales, de vrais sphinx, de vrais hommes à queue; c’est ainsi que 
Saint-Augustin aura cru avoir vu un satyre. 

Quelques animaux véritables, mal observés et mal décrits, auront 
aussi donné naissance à des idées monstrueuses, bien que fondées 
sur quelque réalité; ainsi l’on ne peut douter de l'existence de 
l’hyène, quoique cet animal n’ait pas le cou soutenu par un seul 
os (1), et qu'il ne change pas chaque année de sexe, comme le dit 


(1) J'ai même vu, dans le cabinet de feu M. Adrien Camper, un squelette d’hyène où plu- 
sieurs des vertèbres du cou étaient soudées ensemble. Il est probable que c’est quelque individu 
semblable qui aura fait attribuer en général ce caractère à toutes les hyènes. Cet animal doit 
être plus sujet que d’autres à cet accident, à cause de la force prodigieuse des muscles de 
son cou et de l’usage fréquent qu’il en fait. Quand l’hyène a saisi quelque chose, il est plus 
aisé de l’attirer toute entière que de lui arracher ce qu’elle tient; et c’est ce qui en a fait pour 
les Arabes l’emblême de l’opiniâtreté invincible. 


6 


42 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


Pline (1); ainsi le taureau carnivore n’est peut-être qu’un rhino- 
céros à deux cornes dénaturé. M. de Weltheim prétend bien que les 
fourmis aurifères d'Hérodote sont des corsacs. 

L'un des plus fameux, parmi ces animaux des anciens, c’est la 4- 
corne. On s’est obstiné jusqu’à nos jours à la chercher, ou du moins 
à chercher des argumens pour en soutenir l'existence. Trois animaux 
sont fréquemment mentionnés chez les anciens comme n’ayant 
qu’une corne au milieu du front. L’orix d'Afrique, qui a en même 
temps le pied fourchu, le poil à contre-sens (2), une grande taille, 
comparable à celle du bœuf (3) ou même du rhinocéros (4), et que 
l’on s'accorde à rapprocher des cerfs et des chèvres pour la forme (5); 
l'âne des Indes, qui est solipède, et le #20n0cer0s proprement dit, 
dont les pieds sont tantôt comparés à ceux du lion (6), tantôt à ceux 
de l'éléphant (7), qui est par conséquent censé fissipède. Le che- 
val (8) et le bœuf unicorne se rapportent l’un et l’autre, sans doute, 
à l’âne des Indes, car le bœuf même est donné comme solipède (0). 
Je le demande; si ces animaux existaient comme espèces distinctes, 
n’en aurions-nous pas au moins les cornes dans nos cabinets? Et 
quelles cornes impaires y possédons-nous, si ce n’est celle du rhi- 
nocéros et du narval ? 

Comment, après cela, s’en rapporter à des figures grossières tra. 
cées par des sauvages sur des rochers (10)? Ne sachant pas la pers- 
pective, et voulant représenter une antilope à cornes droites de 
profil, ils n'auront pu lui donner qu’une corne, et voilà sur-le- 


(1) Il ne change pas de sexe; mais il a au périnée un orifice qui a pu le faire croire herma- 
phrodite. 

(2) Arist., Anim., 11, 1,111, 13; Plin., x1, 46. 

(3) Hérod 1v, 192. 

(4) Oppien, Cyneg.,11, vers. 551. 

(5) Plin., vx, 53. 

(6) Philostorge , 111, 11. 

(7) Plin. , vi, 21. 

/8) Onésicrite , ap. Strab., lib. xv; Ælian, Anim. , xttr , 42. 

(9) Plin., vx, 31. 

(10) Barrow , Voyage au Cap, trad. fr., 11, 178. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 43 


champ un oryx. Les oryx des monumens égyptiens ne sont proba- 
blement aussi que des produits du style raide, imposé aux 
artistes de ce’ pays par la religion. Beaucoup de leurs profils de 
quadrupèdes n’offrent qu'une jambe devant et une derrière; pour- 
quoi auraient-ils montré deux cornes? Peut-être est-il arrivé de 
prendre à la chasse des individus qu’un accident avait privés d’une 
corne, comme il arrive assez souvent aux chamoiïs et aux saigas, et 
cela aura sufli pour confirmer l'erreur produite par ces images. 
C'est probablement ainsi que l’on a trouvé nouvellement la licorne 
dans les montagnes du Thibet. 

Tous les anciens, au reste, n’ont pas non plus réduit l’oryx à 
une seule corne; Oppien lui en donne expressément plusieurs (1), 
et Elien cite des oryx qui en avaient tous (2); enfin si cet animal 
était ruminant et à pied fourchu, il avait à coup sùûr los du front 
divisé en deux, et n'aurait pu, suivant la remarque très-juste de 
Camper, porter une corne sur la suture. 

Mais, dira-t-on, quel animal à deux cornes a pu donner l’idée de 
l'oryx, et présente les traits que l’on rapporte de sa conformation , 
même en faisant abstraction de l'unité de corne? Je réponds, avec 
Pallas, que c’est l’antilope à cornes droites, mal à propos nommée 
pasan par Buffon. (Ærtilope OV Z ; Gmel. } Elle habite les désertsde 
l'Afrique, et doit venir jusqu'aux confins de l'Eg gypte; c’est elle que 
les hiéroglyphes paraissent représenter ;sa forme est assez celle ducerf; 
sataille égale celle du bœuf; son poil du dosest dirigé vers la tête ; ses 
cornes forment des armes terribles, aiguës comme des dards, dures 
comme du fer; son poil est Lente sa face porte des traits et des 
bandes noires : voilà tout ce qu’en ont dit lesnaturalistes; et, pour les 
fables des prêtres d'Égypte qui ont motivé l adoption de son 
image parmi les signes hiéroglyphiques, il n’est pas nécessaire qu’elles 
soient fondées en nature. Qu'on ait donc vu un oryx privé d’une 
corne; qu'on l'ait pris pour un être régulier, type de toute l'espèce ; 


(1) Oppien. , Cyneg. , lib. 11, v. 468 et 471. 
(2) De An., lib. xv, cap. 14. 


A DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


que cette erreur adoptée par Aristote ait été copiée par ses succes- 
seurs, tout cela est possible, naturel même, et ne prouvera cependant 
rien pour l'existence d'une espèce unicorne. 

Quant à l’âne des Indes, qu’on lise les propriétés anti-vénéneuses 
attribuées à sa corne par les anciens, et l’on verra qu'elles sont ab- 
solument les mêmes que les Orientaux attribuent aujourd’hui à la 
corne du rhinocéros. Dans les premiers temps où cette corne aura 
été apportée chez les Grecs, ils n'auront pas encore connu l’animal 
qui la portait. En effet, Aristote ne fait point mention du rhinocéros, 
et Agatharchides est le premier qui l'ait décrit. C’est ainsi que les 
anciens ont eu de l'ivoire long-temps avant de connaître l'éléphant. 
Peut-être même quelques-uns de leurs voyageurs auront-ils nommé 
le rhinocéros dne des Indes, avec autant de justesse que les Romains 
avaient nommé l'éléphant bœuf de Lucanie. Tout ce qu’on dit de la 
force, de la grandeur et de la férocité de cet âne sauvage, convient 
d’ailleurs très-bien au rhinocéros. Par la suite ceux qui connaissaient 
mieux le rhinocéros, trouvant dans des auteurs antérieurs cette dé- 
nomination d'ére des Indes, l'auront prise, faute de critique, pour 
celle d’un animal particulier; enfin de ce nom l’on aura conclu que 
l'animal devait être solipède. Il y a bien une description plus détail- 
lée de l'âne des Indes par Ctésias (1), mais nous avons vu plus haut 
qu’elle a été faite d’après les bas-reliefs de Persépolis; elle ne doit 
donc entrer pour rien dans l’histoire positive de l'animal. 

Quand enfin il sera venu des descriptions un peu plus exactes qui 
parlaient d’un animal à une seule corne, mais à plusieurs doigts, l’on 
en aura fait encore une troisième espèce, sous le nom de 720on0cé- 
ros. Ces sortes de doubles emplois sont d'autant plus fréquens dans 
les naturalistes anciens, que presque tous ceux dont les ouvrages 
nous restent étaient de simples compilateurs; qu’Aristote lui-même 
a fréquemment mêlé des faits empruntés ailleurs avec ceux qu'il a 
observés lui-même ;qu’enfin l’art de la critique était aussi peu connu 
alors des naturalistes que des historiens, ce qui est beaucoup dire. 


(1) Ælian, Anim. ,1v, 52; Photius, Bibl. , p. 154. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 45 


De tous ces raisonnemens, de toutes ces digressions, il résulte que 
les grands animaux que nous connaissons dans l’ancien continent 
étaient connus des anciens; et que les animaux décrits par les anciens, 
et inconnus de nos jours, étaient fabuleux; il en résulte donc aussi 
qu'il n’a pas fallu beaucoup de temps pour que les grands animaux 
des trois premières parties du monde fussent connus des peuples qui 
en fréquentaient les côtes. 

On peut en conclure que nous n'avons de même aucune grande 
espèce à découvrir en Amérique. S'il en existait, il n’y aurait aucune 
raison pour que nous ne les connussions pas ; et en effet, depuis cent 
cinquante ans, on n'y en a découvert aucune. Le tapir, le jaguar, 
le puma, le cabiai, le lama, la vigogne, le loup rouge, le buffalo ou 
bison d'Amérique, les fourmilliers, les paresseux, les tatous, sont 
déjà dans Margrave et dans Hernandès comme dans Buffon; on peut 
même dire qu’ils y sont mieux, car Buffon a embrouillé l’histoire 
des fourmilliers, méconnu le jaguar et le loup rouge, et confondu le 
bison d'Amérique avec l’aurochs de Pologne. A la vérité Pennant 
est le premier naturaliste qui ait bien distingué le petit bœuf musqué; 
mais il était depuis long-temps indiqué par les voyageurs. Le cheval 
à pieds fourchus, de Molina, n’est point décrit par les premiers 
voyageurs espagnols; mais il est plus que douteux qu'il existe, et 
l'autorité de Molina est trop suspecte pour le faire adopter. Il serait 
possible de mieux caractériser qu'ils ne le sont, les cerfs de l'Amé- 
rique et des Indes; mais il en est à leur égard, comme chez les anciens 
à l’égard des diverses antilopes; c’est faute d’une bonne méthode 
pour les distinguer, et non pas d'occasions pour les voir, qu’on ne 
les a pas mieux fait connaître. Nous pouvons donc dire que le mou- 
flon des montagnes Bleues est jusqu'à présent le seul quadrupède 
d'Amérique un peu considérable, dont la découverte soit tout-à- 
fait moderne; et peut-être n'est-ce qu'un argali venu de la Sibérie 
sur la glace. 

Comment croire, après cela, que les immenses mastodontes, les 
gigantesques mégathériums, dont on a trouvé les os sous la terre 
dans les deux Amériques, vivent encore sur ce continent? Comment 


Lesos fossiles 
de quadrupedes 
sont difficiles à 


déterminer, 


46 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


auraient-ils échappé à ces peuplades errantes qui parcourent sans 
cesse le pays dans tous les sens, et qui reconnaissent elles-mêmes 
qu'ils n'y existent plus, puisqu'elles ont imaginé une fable sur leur 
destruction, disant qu'ils furent tués par le Grand-Esprit, pour les 
empêcher d’anéantir la race humaine ? Maïs on voit que cette fable a 
été occasionée par la découverte des os, comme celle des habitans 
de la Sibérie sur leur mammouth, qu'ils prétendent vivre sous terre à 
la manière des taupes; et comme toutes celles des anciens sur les 
tombeaux de géans qu’ils plaçaient partout où l’on trouvait des os 
d’éléphans. d 

Ainsi l’on peut bien croire que si, comme nous le dirons tout à 
l'heure, aucune des grandes espèces de quadrupèdes aujourd’hui en- 
fouies dans les couches pierreuses régulières, ne s’est trouvée sembla- 
ble aux espèces vivantes que l’on connaît, ce n’est pas l'effet d’un 
simple hasard, ni parce que précisément ces espèces, dont on n’a queles 
os fossiles, sont cachées dans les déserts, et ont échappé jusqu'ici à 
ious les voyageurs : l’on doit au contraire regarder ce phénomène 
comme tenant à des causes générales, et son étude comme l’une des 
plus propres à nous faire remonter à la nature de ces causes. 

Mais si cette étude est plus satisfaisante par ses résultats que celle 
des autres restes d'animaux fossiles, elle est aussi hérissée de difficultés 
beaucoup plus nombreuses. Les coquilles fossiles se présentent pour 
l’ordinaire dans leur entier, et avec tousles caractères qui peuvent les 
faire rapprocher de leurs analogues dans les collections ou dans les ou- 
vrages des naturalistes ; les poissons même offrent leur squelette plus 
ou moins entier; on y distingue presque toujours la forme générale 
de leur corps, et le plus souvent leurs caractères génériques et spé- 
cifiques qui se tirent de leurs parties solides. Dans les quadrupèdes 
au contraire, quand on rencontrerait le squelette entier, on aurait 
de la peme à y appliquer des caractères tirés, pour la plupart, des 
poils, des couleurs, et d’autres marques qui s’évanouissent avant 
l’incrustation ; et même il est infiniment rare de trouver un squelette 
fossile un peu complet; des os isolés, et jetés pêle-mêle, presque 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 47 


toujours brisés et réduits à des fragmens, voilà tout ce que nos couches 
nous fournissent dans cette classe, et la seule ressource du natura- 
liste. Aussi peut-on dire que la plupart des observateurs, effrayés de 
ces difficultés, ont passé légèrement sur les os fossiles de quadru- 
pèdes; les ont classés d’une manière vague, d’après des ressem- 
blances superficielles, ou n’ont pas même hasardé de leur donner 
un nom, en sorte que cette partie de l’histoire des fossiles, la plus 
importante et la plus instructive de toutes, est aussi de toutes la 
moins cultivée (1). 


Heureusement l'anatomie comparée possédait un principe qui, 
bien développé, était capable de faire évanouir tous les embarras : 
c'était celui de la corrélation des formes dans les êtres organisés, au 
moyen duquel chaque sorte d’être pourrait, à la rigueur, être re- 
connue par chaque fragment de chacune de ses parties. 

Tout être organisé forme un ensemble , un système unique et clos, 
dont les parties se correspondent mutuellement, et concourent à la 
même action définitive par une réaction réciproque. Aucune de ces 
parties ne peut changer sans que les autres changent aussi; et par 
conséquent chacune d’elles, prise séparément, indique et donne 
toutes les autres. 

Ainsi, comme je l’ai dit ailleurs, si les intestins d’un animal sont 
organisés de manière à ne digérer que de la chair et de la chair ré- 
cente , 1l faut aussi que ses mâchoires soient construites pour dévorer 
une proie; ses griffes pour la saisir et la déchirer; ses dents pour la 
couper et la diviser ; le système entier de ses organes du mouvement 
pour la poursuivre et pour l’atteindre; ses organes des sens pour l’a- 
percevoir de loin;il faut mème que la nature ait placé dans son cer- 
veau l'instinct nécessaire pour savoir se cacher et tendre des pièges à ses 


(1) Je ne prétends point par cette remarque, ainsi que je l’ai déjà dit plus haut, diminuer 
le mérite des observations de MM. Camper, Pallas, Blumenbach, Sœæœmmering, Merk, 
Faujas, Rosenmüller, Home , etc.; mais leurs travaux estimables, qui m'ont été fort utiles, 
et que je cite partout , ne sont que partiels, et plusieurs de ces travaux n’ont été publiés que 
depuis les premières éditions de ce discours. 


4 
& 


Principe de 
cette deétermi- 


nation. 


48 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


victimes. Telles seront les conditions générales du régime carnivore; 
tout animal destiné pour ce régime les réunira infailliblement, car sa 
race n'aurait pu subsister sans elles; mais sous ces conditions géné- 
rales il en existe de particulières, relatives à la grandeur, à l’espèce, 
au séjour de la proie pour laquelle l’animal est disposé; et de cha- 
cune de ces conditions particulières résultent des modifications de 
détail dans les formes qui dérivent des conditions générales : ami, 
non seulement la classe, mais l’ordre, mais le genre, et jusqu’à l’es- 
pèce, se trouvent exprimés dans la forme de chaque partie. 

En effet, pour que la mâchoire puisse saisir, il lui faut une cer- 
taine forme de condyle, un certain rapport entre la position de la 
résistance et celle de la puissance avec le point d'appui, un cer- 
tain volume dans le muscle crotaphite qui exige une certaine éten- 
due dans la fosse qui le reçoit, et une certaine convexité de l’arcade 
zigomatique sous laquelle il passe; cette arcade zigomatique doit 
aussi avoir une certaine force pour donner appui au muscle mas- 
séter. 

Pour que l'animal puisse emporter sa proie, il lui faut une certaine 
vigueur dans les muscles qui soulèvent sa tête, d’où résulte une 
forme déterminée dans les vertèbres où ces muscles. ont leurs atta- 
ches, et dans l’occiput où ils s’insèrent. 

Pour que les dents puissent couper la chair, il faut qu’elles soient 
tranchantes, et qu'elles le soient plus ou moins, selon qu’elles auront 
plus ou moins exclusivement de la chair à couper. Leur base devra 
être d'autant plus solide, qu’elles auront plus d’os, et de plus gros os 
à briser. Toutes ces circonstances influeront aussi sur le développe- 
ment de toutes les parties qui servent à mouvoir la mâchoire. 

Pour que les griffes puissent saisir cette proie, il faudra une cer- 
taine mobilité dans les doigts, une certaine force dans les ongles, 
d’où résulteront des formes déterminées dans toutes les phalanges, 
et des distributions nécessaires de muscles et de tendons; il faudra 
que l’avant-bras ait une certaine facilité à se tourner, d’où résulteront 
encore des formes déterminées dans les os qui le composent; mais 
les os de l’avant-bras s’articulant sur l’humérus, ne peuvent changer 


DE LA SURFACE DÜU GLOBE. 49 


de formes, sans entraîner des changemens dans celui-ci. Les os de 
l'épaule devront avoir un certain degré de fermeté dans les animaux 
qui emploient leurs bras pour saisir, et il en résultera encore pour 
eux des formes particulières. Le jeu de toutes ces parties exigera 
dans tous leurs muscles-de certaines proportions, et les impressions 
de ces muscles ainsi proportionnés détermineront encore plus parti- 
culièrement les formes des os. 

Il est aisé de voir que l’on peut tirer des conclusions semblables 
pour les extrémités postérieures qui contribuent à la rapidité des 
mouvemens généraux; pour la composition du tronc et les formes 
des vertèbres, qui influent sur la facilité, la flexibilité de ces mou- 
vemens; pour les formes des os du nez, de l’orbite, de l'oreille, dont 
les rapports avec la perfection des sens de l’odorat, de la vue, de 
l’ouïe sont évidens. En un mot, la forme de la dent entraîne la forme 
du condyle, celle de l’omoplate celle des ongles, tout comme l’é- 
quation d’une courbe entraine toutes ses propriétés; et de même 
qu’en prenant chaque propriété séparément pour base d’une équa- 
ton particulière, on retrouverait, et l'équation ordinaire, et toutes 
les autres propriétés quelconques, de même l’ongle, l’omoplate, le 
condyle, le fémur, et tous les autres os pris chacun séparément, 
donnent la dent ou se donnent réciproquement; et en commencant 
par chacun d’eux, celui qui posséderait rationnellement les lois de 
l'économie organique pourrait refaire tout l'animal. 

Ce principe est assez évident en lui-même, dans cette acception 
générale, pour n'avoir pas besoin d’une plus ample démonstration ; 
mais quand il s’agit de l’appliquer, il est un grand nombre de cas où 
notre connaissance théorique des rapports des formes ne suflirait 
point, si elle n’était appuyée sur l'observation. 

Nous voyons bien, par exemple, que les animaux à sabot doivent 
tous être herbivores, puisqu'ils n’ont aucun moyen de saisir une 
proie; nous voyons bien encore que, n'ayant d’autre usage à faire de 
leurs pieds de devant que de soutenir leur corps, ils n’ont pas besoin 
d'une épaule aussi vigoureusement organisée : d’où résulte l’ab- 
sence de clavicule et d’acromion, l’étroitesse de l’omoplate; n'ayant 


7 


50 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


pas non plus besoin de tourner leur avant-bras, leur radius sera 
soudé au cubitus, ou du moins articulé par gynglyme, et non par 
arthrodie avec l’humérus; leur régime herbivore exigera des dents à 
couronne plate pour broyer les semences et les herbages; il faudra 
que cette couronne soit inégale , et, pour cet effet, que les parties 
d’émail y alternent avec les parties osseuses; cette sorte de couronne 
nécessitant des mouvemens horizontaux pour la trituration, le 
condyle de la mâchoire ne pourra être un gond aussi serré que dans 
les carnassiers : il devra être aplati, et répondre aussi à une facette 
de l’os des tempes plus ou moins aplatie; la fosse temporale, qui 
n'aura qu'un petit muscle à loger, sera peu large et peu profonde, etc. 
Toutes ces choses se déduisent l’une de l’autre, selon leur plus ou moins 
de généralité, et de manière que les unes sont essentielles et exclu- 
sivement propres aux animaux à sabot, et que les autres, quoique 
également nécessaires dans ces animaux, ne leur seront pas exclu- 
sives, mais pourront se retrouver dans d’autres animaux, où le reste 
des conditions permettra encore celles-là. 

Si l’on descend ensuite aux ordres ou subdivisions de la classe des 
animaux à sabot, et que l’on examine quelles modifications subis- 
sent les conditions générales, ou plutôt quelles conditions particu- 
lières'il s’y joint, d’après le caractère propre à chacun de ces ordres, 
les raisons de ces conditions subordonnées commencent à paraitre 
moins claires. On conçoit bien encore en gros la nécessité d’un sys- 
ième digestif plus compliqué dans les espèces où le système den- 
taire est plus imparfait; ainsi l’on peut se dire que ceux-là devaient 
être plutôt des animaux ruminans, où ilmanque tel ou tel ordre de 
dents; on peut en déduire une certaine forme d’œsophage et des 
formes correspondantes des vertèbres du cou, etc. Mais je doute 
qu’on eût deviné, si l'observation ne l’avait appris, que les ruminans 
auraient tous le pied fourchu, et qu'ils seraient les seuls qui l’au- 
raient : je doute qu'on eût deviné qu'il n’y aurait des cornes au front 
que dans cette seule classe; que ceux d’entre eux qui auraient des 
canines aiguës manqueraient, pour la plupart, de cornes, etc. 

Cependant, puisque ces rapports sont constans, il faut bien qu'ils 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 5 


aient une cause suflisante; mais comme nous ne la connaissons pas, 
nous devons suppléer au défaut de la théorie par le moyen de Pob- 
servation ; elle nous sert à établir des lois empyriques quideviennent 
presque aussi certaines que les lois rationnelles, quand elles reposent 
sur des observations assez répétées; ensorte qu'aujourd'hui, quelqu'un 
qui voit seulement la piste d’un pied fourchu, peut en conclure que 
l'animal qui a laissé cette empreinte ruminait ; et cette conclusion est 
tout aussi certaine qu'aucune autre en physique ou en morale. Cette 
seule piste donne donc à celui qui l’observe, et la forme des dents, 
et la forme des mâchoires, et la forme des vertèbres, et la forme de 
tous les os des jambes, des cuisses, des épaules et du bassin de l’a- 
nimal qui vient de passer. C’est une marque plus sûre que toutes 
celles de Zadig. : | 

Qu'il y ait cependant des raisons secrètes de tous ces rapports, 
c'est ce que l'observation même fait entrevoir indépendamment de 
la philosophie générale. 

En effet, quand on forme un tableau de ces rapports, on y re- 
marque non seulement une consistance spécifique, si l’on peut s’ex- 
primer ainsi, entre telle forme de tel organe et telle autre forme d’un 
organe différent; mais l’on aperçoit aussi une constance classique 
et une gradation correspondante dans le développement de ces deux 
organes, qui montrent, presque aussi bien qu’un raisonnement effec- 
uf, leur influence mutuelle. - 

Par exemple, le système dentaire des animaux à sabot, non ru- 
minans, est en général plus parfait que celui des animaux à pieds 
fourchus ou ruminans, parce que les premiers ont des incisives ou 
des canines, et presque toujours des unes et des autres aux deux 
mâchoires; et la structure de leur pied est en général plus compli- 
quée, parce qu'ils ont plus de doigts, ou des ongles ‘qui enveloppent 
moins les phalanges, ou plus d’os distincts au métacarpe et au méta- 
tarse, ou des os du tarse plus nombreux, ou un péroné plus distinct 
du tibia, ou bien enfin parce qu'ils réunissent souvent toutes ces 
circonstances. Il est impossible de donner des raisons de ces rap- 
ports; mais ce qui prouve qu'ils ne sont point l'effet du hasard, c’est 


52 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


que toutes les fois qu'un animal à pied fourchu montre dans l’arran- 
gement de ses dents, quelque tendance à se rapprocher des animaux 
dont nous parlons, il montre aussi une tendance semblable dans l’ar- 
rangement de ses pieds. Ainsi les chameaux qui ont des canines, et 
même deux ou quatre incisives à la mâchoire supérieure, ont un os 
de plus au tarse, parce que leur scaphoïde n’est pas soudé au cuboïde, 
et des ongles très-petits, avec des phalanges onguéales correspon- 
dantes. Les chevrotains, dont les canines sont très-développées, 
ont un péroné distinct tout le long de leur tibia, tandis que les autres 
pieds fourchus n’ont pour tout péroné qu’un petit os articulé au 
bas du übia. Il y a donc une harmonie constante entre deux organes 
en apparence fort étrangers l’un à l’autre; et les gradations de leurs 
formes se correspondent sans interruption, même dans les cas où 
nous ne pouvons rendre raison de leurs rapports. 

Or, en adoptant ainsi la méthode de l'observation comme un 
moyen supplémentaire quand la théorie nous abandonne, on arrive 
à des détails faits pour étonner. La moindre facette d'os, la moindre 
apophyse ont un caractère déterminé, relatif à la classe, à l’ordre, 
au genre et à l'espèce auxquels elles appartiennent, au point que 
toutes les fois que l’on a seulement une extrémité d’os bien conser- 
vée, on peut, avec de l'application, et en s’aidant avec un peu d’a- 
dresse de l’analogie et de la comparaison effective, déterminer toutes 
ces choses aussi sûrement que si l’on possédait l’animal entier. J’ai 
fait bien des fois l'expérience de cette méthode sur des portions 
d'animaux connus, avant d’y mettre entièrement ma confiance pour 
les fossiles; mais elle a toujours eu des succès si infaillibles, que 
je n’ai plus aucun doute sur la certitude des résultats qu’elle n'a 
donnés. | 

Il est vrai que j'ai joui de tous les secours qui pouvaient n'être 
nécessaires, et que ma position heureuse et une recherche assidue 
pendant près de trente ans m'ont procuré des squelettes de tous les 
genres et sous-genres de quadrupèdes, et même de beaucoup d’es- 
pèces dans certains genres, et de plusieurs individus dans quelques 
espèces, Avec de tels moyens il m’a été aisé de multiplier mes com- 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 53 


paraisons, et de vérifier dans tous leurs détails les applications que 
je faisais de mes lois. 

Nous ne pouvons traiter plus au long de cette méthode, et nous 
sommes obligés de renvoyer à la grande anatomie comparée que 
nous ferons bientôt paraitre, etoù l’on en trouvera toutes les règles. 
Cependant un lecteur intelligent pourra déjà en abstraire un grand 
nombre de l’ouvrage sur les os fossiles, s’il prend la peine de suivre 
toutes les applications que nous y en avons faites. Il verra que c’est par 
cette méthode seule que nous nous sommes dirigés, et qu'elle nous a 
presque toujours suffi pour rapporter chaque os à son espèce, quand 
il était d’une espèce vivante; à son genre, quand il était d’une es- 
pèce inconnue; à son ordre, quand il était d'un genre nouveau; à sa 
classe enfin, quand il appartenait à un ordre non encore établi, et 
pour lui assigner, dans ces trois derniers cas, les caractères propres à 
le distinguer des ordres, des genres, ou des espèces les plus sem- 
blables. Les naturalistes n’en faisaient pas davantage, avant nous, 
pour des animaux entiers. C’est ainsi que nous avons déterminé et 
classé les restes de plus de cent cinquante mammifères ou quadru- 
pèdes ovipares. 


Considérés par rapport aux espèces, plus de quatre-vingt-dix de 
ces animaux sont bien certainement inconnus jusqu'à ce jour des 
naturalistes; onze ou douze ont une ressemblance si absolue avec 
des espèces connues, que l’on ne peut guère conserver de doute sur 
leur identité; les autres présentent, avec des espèces connues, beau- 
coup de traits de ressemblance; mais la comparaison n’a pu encore en 
être faite d’une manière assez scrupuleuse pour lever tous les doutes. 

Considérés par rapport aux genres, sur les quatre-vingt-dix espèces 
inconnues, il y en a près de soixante qui appartiennent à des genres 
nouveaux : les autres espèces se rapportent à des genres ou sous- 
genres connus. : 

Il n’est pas inutile de considérer aussi ces animaux par rapport aux 
classes et aux ordres auxquels ils appartiennent. 

Sur les cent cinquante espèces, un quart environ sont des qua- 


Tableaux des 
résultats géné- 
raux de ces re- 


cherches. 


Rapports des 
espèces avec les 


couches. 


54 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


druüpèdes ovipares et toutes les autres des mammifères. Parmi celles- 
ci, plus de la moitié appartiennent aux animaux à sabot, non ru- 
minans. 

Toutefois il serait encore prématuré d’établir sur ces nombres 
aucune conclusion relative à la théorie de la terre, parce qu'ils ne 
sont point en rapport nécessaire avec les nombres des genres ou des 
espèces qui peuvent être enfouis dans nos couches. Ainsi l’on a beau- 
coup plus recueilli d'os de grandes espèces, qui frappent davantage 
les ouvriers, tandis que ceux des petites sont ordinairement négli- 
gés, à moins que le hasard ne les fasse tomber dans les mains d’un 
naturaliste, ou que quelque circonstance particulière, comme leur 
abondance extrême en certains lieux, n’atüre l'attention du vulgaire. 


Ce qui est plus important, ce qui fait même l’objet le plus essentiel 
de tout mon travail, et établit sa véritable relation avec la théorie 
de la terre, c’est de savoir dans quelles couches on trouve chaque 
espèce, et s’il y a quelques lois générales relatives, soit aux subdi- 
visions zoologiques, soit au plus ou moins de ressemblance des es- 
pèces avec celles d'aujourd'hui. 

Les lois reconnues à cet égard sont très-belles et très-claires. 

Premièrement, il est certain que les quadrupèdes ovipares parais- 
sent beaucoup plus tôt que les vivipares; qu’ils sont même plus 
abondans, plus forts, plus variés dans les anciennes couches qu’à la 
surface actuelle du globe. 

Les ichtyosaurus, les plesiosaurus, plusieurs tortues, plusieurs cro- 
codiles sont au dessousde la craie dans les terrains dits communément 
du Jura. Les monitors de Thuringe seraient plus anciens encore si, 
comme le pense l'École de Werner, les schistes cuivreux qui les re- 
cèlent au milieu de tant de sortes de poissons que l’on croit d’eau 
douce, sont au nombre des plus anciens lits du terrain secondaire. 
Les immenses sauriens et les grandes tortues de Maëstricht sont dans 
la, formation crayeuse même; mais ce sont des animaux marins. 

Cette première apparition d’ossemens fossiles semble donc déjà 
annoncer qu'il existait des terres sèches et des eaux douces avant la 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 55 


\ 


formation de la craie; mais, ni à cette époque, ni pendant que la 
craie s’est formée, ni même long-temps depuis, il ne s'est point in- 
crusté d’ossemens de mammifères terrestres, ou du moins le petit 
nombre de ceux que l’on allègue ne forme qu’une exception presque 
sans conséquence. L 

Nous commencons à trouver des os de mammifères marins, c’est- 
à-dire de lamentins et de phoques dans le calcaire coquillier gros- 
sier qui recouvre la craie dans nos environs; mais il n’y a encore 
aucun des os de mammifère terrestre. 

Malgré les recherches les plus suivies, il m'a été impossible de dé- 
couvrir aucune trace distincte de cette classe avant les terrains dépo- 
sés sur le calcaire grossier; des lignites et des molasses en recèlent à 
la vérité; mais je doute beaucoup que ces terrains soient tous, 
comme on le croit, antérieurs à ce calcaire; les lieux où ils ont fourni 
des os sont trop limités, trop peu nombreux pour que l’on ne soit 
pas obligé de supposer quelque irrégularité ou quelque retour dans 
leur formation, Au contraire, aussitôt qu’on est arrivé aux terrains 
qui surmontent le calcaire grossier, les os d'animaux terrestres se 
montrent en grand nombre. 

Ainsi, comme il est raisonnable de croire que les coquilles et les 
poissons n’existaient pas à l’époque de la formation des terrains pri- 
mordiaux, l’on doit croire aussi que les quadrupèdes ovipares ont 
commencé avec les poissons, et dès les premiers temps qui ont pro- 
duit les terrains secondaires; mais que les quadrupèdes terrestres ne 
sont venus, du moins en nombre considérable, que long-temps après, 
et lorsque les calcaires grossiers qui contiennent déjà la plupart de 
nos genres de coquilles, quoique en espèces différentes des nôtres, 
eurent été déposés. 

Il est à remarquer que ces calcaires grossiers, ceux dont on se sert 
à Paris pour bâür, sont les derniers bancs qui annoncent un séjour 
long et tranquille de la mer sur nos continens. Après eux l’on trouve 
bien encore des terrains remplis de coquilles et d’autres produits de 
la mer; mais ce sont des terrains meubles, des sables, des marnes, 
des grès, des argiles, qui indiquent plutôt des transports plus ou 


56 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


moins tumultueux qu’une précipitation tranquille; et, s’il y a quel- 
ques bancs pierreux et réguliers un peu considérables au-dessous ou 
au-dessus de ces terrains de transport, ils donnent généralement 
des marques d’avoir été déposés dans l’eau douce. 

Presque tous les os connus de quadrupèdes vivipares sont donc, 
ou dans ces terrains d’eau douce, ou dans ces terrains de transport, 
et par conséquent il y a tout lieu de croire que ces quadrupèdes n’ont 
commencé à exister, ou du moins à laisser de leurs dépouilles dans 
les couches que nous pouvons sonder, que depuis l’avant-dernière 
retraite de la mer, et pendant l’état de choses qui a précédé sa der- 
nière irruption. 

Mais il y a aussi un ordre dans la disposition de ces os entre eux, 
et cet ordre annonce encore une succession très-remarquable entre 
leurs espèces. | 

D'abord tous les genres inconnus aujourd’hui, les palæothériums, 
les anoplothériums, etc., sur le gisement desquels on a des notions 
certaines, appartiennent aux plus anciens des terrains dont il est 
question ici, à ceux qui reposent immédiatement sur le calcaire 
grossier. Ce sont eux principalement qui remplissent les bancs régu- 
liers déposés par les eaux douces ou certains lits de transport, très- 
anciennement formés, composés en général de sables et de cailloux 
roulés, et qui étaient peut-être les premières alluvions de cet ancien 
monde. On trouve aussi avec eux quelques espèces perdues de genres 
connus, mais en petit nombre, et quelques quadrupèdes ovipares et 
poissons qui paraissent tous d'eau douce. Les lits qui les recèlent sont 
toujours plus ou moins recouverts par des lits de transport remplis 
de coquilles et d’autres produits de la mer. 

Les plus célèbres des espèces inconnues, qui appartiennent à des 
genres connus ou à des genres très-voisins de ceux que l’on con- 
nait, comme les éléphans, les rhinocéros, les hippopotames, lesmas- 
todontes fossiles, ne se trouvent point avec ces genres plus anciens. 
C’est dans les seuls terrains de transport qu’on les découvre, tantôt 
avec des coquilles de mer, tantôt avec des coquilles d’eau douce, 
mais jamais dans des bancs pierreux réguliers. Tout ce qui se trouve 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 57 


avec ces espèces est ou inconnu comme elles, ou au moins dou- 
teux. " 

Enfin les os d'espèces qui paraissent les mêmes que les nôtres ne 
se déterrent que dans les derniers dépôts d’alluvions formés sur les 
bords des rivières, ou sur les fonds d’anciens étangs ou marais des- 
séchés, ou dans l'épaisseur des couches de tourbes, ou dans les fentes 
et cavernes de quelques rochers, ou enfin à peu de distance de la 
superficie dans des endroits où ils peuvent avoir été enfouis par des 
éboulemens ou par la main des hommes; et leur position super- 
ficielle fait que ces os, les plus récens de tous, sont aussi, presque 
toujours, les moins bien conservés. . 

Il ne faut pas croire cependant que cette classification des divers 
gisemens soit aussi nette que celle des espèces, ni qu’elie porte un 
caractère de démonstration comparable : il y a des raisons nom- 
breuses pour qu'il n’en soit pas ainsi. . 

D'abord toutes mes déterminations d’espèces ont été faites sur 
les os eux-mêmes, ou sur de bonnes figures; il s’en faut au con- 
traire beaucoup que j'aie observé par moi-même tous les lieux où 
ces os ont été découverts. Très-souvent j'ai été obligé de m'en rap- 
porter à des relations vagues, ambiguës, faites par des personnes 
qui ne savaient pas bien elles-mêmes ce qu’il fallait observer : plus 
souvent encore je n'ai point trouvé de renseignemens du tout. 

Secondement, il peut y avoir à cet égard infiniment plus d’équi- 
voque qu'à l'égard des os eux-mêmes. Le même terrain peut pa- 
raître récent dans les endroits où il est superficiel, et ancien dans 
ceux où il est recouvert par les bancs qui lui ont succédé. Des ter- 
rains anciens peuvent avoir été transportés par des inondations par- 
telles, et avoir couvert des os récens; ils peuvent s'être éboulés sur 
eux et les avoir enveloppés et mêlés avec les productions de l’an- 
cienne mer qu'ils recelaient auparavant; des os anciens peuvent 
avoir été lavés par les eaux et ensuite repris par des alluvions ré- 
centes; enfin des os récens peuvent être tombés dans les fentes ou les 
cavernes d’anciens rochers, et y avoir été enveloppés par des stalac- 
tites ou d’autres incrustations. Il faudrait dans chaque cas analyser 


8 


Les espèces 
perdues ne sont 
pas des variétés 
des espèces vi- 
vantes. 


58 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


et apprécier toutes ces circonstances, qui peuvent masquer aux yeux 
la véritable origine des fossiles; et rarement les personnes qui ont 
recueilli des os se sont-elles douté de cette nécessité, d’où il ré- 
sulte que les véritables caractères de leur gisement ont presque tou- 
jours été négligés ou méconnus. | 

En troisième lieu, il y a quelques espèces douteuses qui altére- 
ront plus ou moins la certitude des résultats aussi long-temps qu’on 
ne sera pas arrivé à des distinctions nettes à leur égard; ainsi les che- 
vaux, les bufiles, qu'on trouve avec les éléphans, n’ont point encore 
de caractères spécifiques particuliers; et les géologistes qui ne vou- 
dront pas adopter mes différentes époques pour les os fossiles, pour- 
ront en tirer encore pendant bien des années un argument d’autant 
plus commode, que c’est dans mon livre qu'ils le prendront. 

Mais tout en convenant que ces époques sont susceptibles de quel- 
ques objeetions pour les personnes qui considéreront avec légèreté 
quelque cas particulier, je n’en suis pas moins persuadé que celles 
qui embrasseront l’ensemble des phénomènes ne seront point arré- 
tées par ces petites difficultés partielles, et reconnaïtront avec moi 
qu'il y a eu au moins une et très-probablement deux successions 
dans la classe des quadrupèdes avant celle qui peuple aujourd’hui 
la surface de nos contrées. 

Ici je m’attends encore à une autre objection, et même on me 
l'a déjà faite. . 


Pourquoi les races actuelles, me dira-t-on, ne seraient-elles pas des 
modifications de cesraces anciennes que l’on trouve parmi les fossiles, 
modifications qui auraient été produites par les circonstances locales 
et le changement de climat, et portées à cette extrême différence 
par la longue succession des années? 

Cette objection doit surtout paraître forte à ceux qui croient à la 
possibilité indéfinie de l’altération des formes dans les corps organi- 
sés, et qui pensent qu'avec des siècles et des habitudes toutes les 
espèces pourraient se changer les unes dans les autres, ou résulter 


d’une seule d’entre elles. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 59 


Cependant on peut leur répondre, dans leur propre système, 
que si les espèces ont changé par degrés, on devrait trouver des 
traces de ces modifications graduelles; qu'entre le palæothérium et 
les espèces d'aujourd'hui l’on devrait découvrir quelques formes 
intermédiaires, et que jusqu’à présent cela n’est point arrivé. 

Pourquoi les entrailles de la terre n’ont-elles point conservé les 
mouumens d’une généalogie si curieuse, si ce n’est parce que les 
espèces d'autrefois étaient aussi constantes que les nôtres, ou du 
moins parce que la catastrophe qui les a détruites ne leur a pas laissé 
le temps de se livrer à leurs variations? 

Quant aux naturalistes qui reconnaissent que les variétés sont 
restreintes dans certaines limites fixées par la nature, il faut, pour 
leur répondre, examiner jusqu'où s'étendent ces limites, recherche 
curieuse, fort intéressante en elle-même sous une infinité de rap 
ports, et dont on s’est cependant bien peu occupé jusqu'ici. 

Cette recherche suppose la définition de l'espèce qui sert de base 
à l'usage que l’on fait de ce mot, savoir , que l’espèce comprend les 
individus qui descendent les uns des autres ou de parens communs, 
et ceux qu leur ressemblent autant qu'ils se ressemblent entre 
eux. Ainsi nous n’appelons variétés d’une espèce que les races plus 
ou moins différentes qui peuvent en être sorties par la génération. 
Nos observations sur les différences entre les ancètres et les descen- 
dans sont donc pour nous la seule règle raisonnable; car toute autre 
rentrerait dans des hypothèses sans preuves. 

Or, en prenant ainsi la variété, nous observons que les différences 
qui la constituent dépendent des circonstances déterminées, et que 
leur étendue augmente avec l'intensité de ces circonstances. 

Ainsi les caractères les plus superficiels sont les plus variables; la 
couleur tient beaucoup à la lumière ; épaisseur du poil à la cha- 
leur ; la grandeur à l'abondance de la nourriture : mais, dans un ani- 
mal sauvage, ces variétés mêmes sont fort limitées par le naturel de 
cet animal, qui ne s’écarte pas volontiers des lieux où il trouve, au 
degré convenable, tout ce qui est nécessaire au maintien de son es- 
pèce, et qui ne s'étend au loin qu’autant qu'il y trouve aussi la réu- 


6o DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


nion de ces conditions. Ainsi, quoique le loup et le renard habitent 
depuis la zone torride jusqu’à la zone glaciale, à peine éprouvent-ils, 
dans cet immense intervalle, d'autre variété qu'un peu plus ou 
un peu moins de beauté dans leur fourrure. J’ai comparé des cränes 
de renards du Nord et de renards d'Égypte avec ceux des renards 
de France, et je n'y ai trouvé que des différences individuelles. 

Ceux des animaux sauvages qui sont retenus dans des espaces plus 
limités varient bien moins encore, surtout les carnassiers. Une cri- 
nière plus fournie fait la seule différence entre l’hyène de Perse et 
celle de Maroc. 

Les animaux sauvages herbivores éprouvent un peu plus profon- 
dément l'influence du climat, parce qu’il s’y joint celle de la nour- 
riture, qui vient à différer quant à l'abondance et quant à la qua- 
lité. Ainsi les éléphans seront plus grands dans telle forêt que dans 
telle autre; ils auront des défenses un peu plus longues dans les lieux 
où la nourriture sera plus favorable à la formation de la matière de 
l'ivoire; il en sera de mème des rennes, des cerfs, par rapport à leur 
bois : mais que l’on prenne les deux éléphans les plus dissemblables, 
et que l’on voie s'il y a la moindre différence dans le nombre ou 
les articulations des os, dans la structure de leurs dents, etc. 

D'ailleurs les espèces herbivores à l’état sauvage paraissent plus 
restreintes que les carnassières dans leur dispersion, parce que l’es- 
pèce de la nourriture se joint à la température pour les arrêter. 

La nature à soin aussi d'empêcher l’altération des espèces, qui 
pourrrait résulter de leur mélange, par l’aversion mutuelle qu’elle 
leur a donnée. Il faut toutes les ruses, toute la puissance de l’homme 
pour faire contracter ces unions, même aux espèces qui se ressem- 
blent le plus; et quand les produits sont féconds, ce qui est très- 
rare, leur fécondité ne va point au-delà de quelques générations, 
et n'aurait probablement pas lieu sans la continuation des soins qui 
l’ontexcitée. Aussi ne voyons-nous pas dans nos bois d'individus in- 
termédiaires entre le lièvre et le lapin, entre le cerf et le daim, 
entre la marte et la fouine. 

Mais l'empire de l’homme altère cet ordre; il développe toutes 


DE LA SURFACE DU GLOBE. Gt 


les variations dont le type de chaque espèce est susceptible, et en 
tire des produits que les espèces, livrées à elles-mêmes, n'auraient 
jamais donnés. 

Ici le degré des variations est encore proportionné à l'intensité de 
leur cause, qui est l'esclavage. 

Il n’est pas très-élevé dans les espèces demi-domestiques, comme 
le chat. Des poils plus doux, des couleurs plus vives, une taille plus 
ou moins forte, voilà tout ce qu'il éprouve; mais le squelette d’un 
chat d’Angora ne diffère en rien de constant de celui d’un chat sau- 
vage. 

Dans les herbivores domestiques, que nous transportons en toutes 
sortes de climats, que nous assujétissons à toutes sortes de régimes, 
auxquels nous mesurons diversement le travail et la nourriture, 
nous obtenons des variations plus grandes, mais encore toutes su- 
perficielles : plus ou moins de taille, des cornes plus ou moins lon- 
gues qui manquent quelquefois entièrement, une loupe de graisse 
plus ou moins forte sur les épaules, forment les différences des 
bœufs; et ces différences se conservent long-temps, même dans les 
races transportées hors du pays où elles se sont formées, quand on 
a soin d'en empêcher le croisement. | 

De cette nature sont aussi les innombrables variétés des moutons 
qui portent principalement sur la laine, parce que c’est l’objet auquel 
l’homme a donné le plus d'attention : elles sont un peu moindres, 
quoique encore très-sensibles dans les chevaux. 

En général les formes des os varient un peu; leurs connexions, 
leurs articulations, la forme des grandes dents molaires ne varient 
jamais. 

Le peu de développement des défenses dans le cochon domes- 
tique, la soudure de ses ongles dans quelques-unes de ses-races, sont 
l’extrème des différences que nous avons produites dans les herbi- 
vores domestiques. 

Les effets les plus marqués de l'influence de l’homme se mon- 
trent sur l'animal dont il a fait le plus complétement la conquête, 
sur le chien, cette espèce tellement dévouée à la nôtre, que les indi- 


62 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


vidus mêmes semblent nous avoir sacrifié leur moi, leur intérêt, leur 
sentiment propre. Transportés par les hommes dans tout l'univers, 
soumis à toutes les causes capables d’influer sur leur développement, 
assortis dans leurs unions au gré de leurs maitres, les chiens varient 
pour la couleur, pour l’abondance du poil, qu'ils perdent même 
quelquefois entièrement; pour sa nature; pour la taille qui peut 
différer comme un à cinq dans les dimensions linéaires, ce qui-fait 
plus du centuple de la masse; pour la forme des oreilles, du nez, de 
la queue; pouy la hauteur relative des jambes; pour le développe- 
ment progressif du cerveau dans les variétés domestiques, d’où ré- 
sulte la forme même de leur tête, tantôt grêle, à museau effilé, à 
front plat, tantôt à museau court, à front bombé; au point que les 
différences apparentes d’un mâtin et d’un barbet, d’un lévrier et d’un 
doguin, sont plus fortes que celles d’aucunes espèces sauvages d’un 
même genre naturel; enfin, et ceci est le maximum de variation 
connu jusqu’à ce jour dans le règne animal, il y a des races de chiens 
qui ont un doigt de plus au pied de derrière avec les os du tarse cor- 
respondans, comme il ÿ a, dans l'espèce humaine, quelques familles 
sexdigitaires. 

Mais dans toutes ces variations les relations des os restent les 
mêmes, et jamais la forme des dents ne change d’une maniere 
appréciable; tout au plus y a-t-il quelques individus où il se 
développe une fausse molaire de plus, soit d’un côté ‘soit de 
l'autre (1). 

Il y a donc, dans les animaux, des caractères qui résistent à toutes 
les influences, soit naturelles, soit humaines , et rien n’annonce que 
le temps ait, à leur égard, plus d’effet que le climat et la domes- 
ticité. à 

Je sais Que quelques naturalistes comptent beaucoup sur les mil- 
liers de siècles qu'ils accumulent d’un trait de plume ; mais dans de 


(1) Voyez le Mémoire de mon frère sur les Variétés des Chiens, qui est inséré dans les 
Annales du Muséum d’histoire naturelle. Ce travail a été exécuté à ma prière avec les 
squelettes que j'ai fait préparer exprès de toutes les variétés de Chien. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 63 


semblables matières nous ne pouvons guère juger de ce qu’un long 
temps produirait, qu'en multipliant par la pensée ce que produit un 
temps moindre. J’ai donc cherché à recueillir les plus anciens docu- 
mens sur les formes des anintaux , et il n’en existe point qui égalent, 
pour l'antiquité et pour l'abondance, ceux que nous fournit l'Egypte. 
Elle nous offre, non seulement des images, mais les corps des ani- 
maux eux-mêmes embaumés dans ses catacombes. 

J'ai examiné avec le plus grand soin les figures d’animaux et d’oi- 
seaux gravés sur les nombreux obélisques venus d'Egypte dans l’an- 
cienne Rome. Toutes ces figures sont, pour l’ensemble, qui seul a 
pu être l’objet de l'attention des artistes, d’une ressemblance par- 
faite avec les espèces telles que nous les voyons aujourd’hui. 

Chacun peut examiner les copies qu'en donnent Kirker et Zoega : 
sans conserver la pureté de trait des originaux, elles offrent encore 
des figures très-reconnaissables. On y distingue aisément l’ibis, le 
vautour, la chouette, le faucon, l’oie d'Egypte, le vanneau, le räle 
de terre, la vipère haje ou l’aspic, le céraste, le lièvre d'Egypte avec 
ses longues oreilles, l’hippopotame même; et dans ces nombreux 
monumens gravés dans le grand ouvrage sur l'Egypte, on voit quel- 
quefois les animaux les plus rares, l’algazel, par exemple, qui n’a été 
vu en Europe que depuis quelques années (r). 

Mon savant collègue, M. Geoffroi Saint-Hilaire, pénétré de l'im- 
portance de cette recherche, a eu soin de recueillir dans les tom- 
beaux et dans les temples de la Haute et de la Basse-Egypte le plus qu’il 
a pu de momies d'animaux. Il a rapporté des chats, des ibis, des 
oiseaux de proie, des chiens, des singes , des crocodiles, une tête de 
bœuf, embaumés; et l’on n’apercçoit certainement pas plus de diffé- 
rence entre ces êtres et ceux que nous voyons, qu'entre les momies 
humaines et les squelettes d’hommes d’aujourd’hui. On pouvait en 
trouver entre les momies d’ibis et l’ibis, tel que le décrivaient jusqu’à 


(1) La première image que l’on en ait d’après nature est dans la Description de la Ména- 
gerie , par mon frère : on le voit parfaitement représenté, Descrip. de l'Égypte. Antiq. , 
tome 1v, planche xx. 


64 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


ce jour les naturalistes; mais j'ai levé tous les doutes dans un mé- 
moire sur cet oiseau, que l’on trouvera à la suite de ce disours, et 
où j'ai montré quil est encore maintenant le même que du temps des 
Pharaons. Je sais bien que je ne cite là Que des individus de deux ou 
trois mille ans; mais c’est toujours remonter aussi haut que pos- 
sible. 

Il n'y a donc, dans les faits connus, rien qui puisse appuyer le 
moins du monde l'opinion que les genres nouveaux que j'ai décou- 
verts ou établis parmi les fossiles, non plus que ceux qui l’ont été 
par d’autres naturalistes, les palæothériums, les anoplothériums , 
les mégalonix, les mastodontes , les ptérodactyles , les ichtyosau- 
rus, etc., aient pu être les souches de quelques uns des animaux 
d'aujourd'hui, lesquels n’en différeraient que par l'influence du temps 
ou du climat; et quand il serait vrai (ce que je suis loin encore de 
croire) que les éléphans, les rhinocéros, les élans, les ours fossiles ne 
diffèrent pas plus de ceux d’à présent que les races des chiens ne diffè- 
rent entre elles, onne pourraitpas conclure de là l'identité d’espèces, 
parce que les races des chiens ont été soumises à l’influence de la 
domesticité que ces autres animaux n’ont ni subie, ni pu subir. 

Au reste, lorsque je soutiens que les bancs pierreux contiennent 
les os de plusieurs genres, et les couches meubles ceux de plusieurs 
espèces qui n’existent plus, je ne prétends pas qu'il ait fallu une 
création nouvelle pour produire les espèces aujourd’hui existantes; 
je dis seulement qu'elles n’existaient pas dans les lieux où on les voit 
à présent, et qu’elles ont dû y venir d’ailleurs. 

Supposons, par exemple, qu'unegrandeirruption de la mer couvre 
d’un amas de sables ou d’autres débris le continent de la Nouvelle- 
Hollande, elle y enfouira les cadavres des kanguroos, des phascolo- 
mes, des dasyures , des péramèles, des phalangers volans, des échid- 
nés et des ornithorinques, et elle détruira entièrement les espèces 
de tous ces genres, puisqu’aucun d’eux n'existe maintenant en 
d’autres pays. 

Que cette même révolution mette à sec les petits détroits multi- 
pliés qui séparent la Nouvelle-Hollande du continent de l’Asie , elle 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 65 


ouvrira un chemin aux éléphans, aux rhinocéros, aux buffles, aux 
chevaux, aux chameaux, aux tigres, et à tous les autres quadrupèdes 
asiatiques qui viendront peupler une terre où ils auront été aupara- 
vant inconnus. 

Qu’ensuite un naturaliste, après avoir bien étudié toute cette na- 
ture vivante, s’avise de fouiller le sol sur lequel elle vit, 1l y trouvera 
des restes d'êtres tout différens. 

_Ce que la Nouvelle-Hollande serait, di la supposition que nous 
venons de faire, l'Europe, la Sibérie, une grande partie de l'Amé- 
rique, le sont effectivement; et peut-être trouvera-t-on un jour, 
quand on examinera les autres contrées de la Nouvelle-Follande 
elle-même, qu’elles ont toutes éprouvé des révolutions semblables, 
je dirais presque des échanges mutuels de productions; car, poussons 
la supposition plus loin, après ce transport des animaux asiatiques 
dans la Nouvelle-Hollande, admettons une seconde révolution qui 
détruise l’Asie leur patrie primitive, ceux qui les observeraient dans 
la Nouvelle-Hollande, leur seconde patrie, seraient tout aussi em- 
barrassés de savoir d’où ils seraient venus, qu’on peut l'être mainte- 
nant pour trouver l’origine des nôtres. 

J'applique cette manière de voir à l'espèce humaine. 


Il est certain qu'on n’a pas encore trouvé d’os humains parmi les 
fossiles; et c’est une preuve de que les races fossiles n’étaient 
point des variétés, puisqu'elles n'avaient pu subir l'influence de 
l’homme. 

Je dis que l’on n’a jamais trouvé d’os humains parmi les fossiles, 
bien entendu parmi les fossiles proprement dits, ou, en d’autres 
termes, dans les couches régulières de la surface du globe; car dans 
les tourbières, dans les alluvions, comme dans les cimetières, on 
pourrait aussi bien déterrer des os humains que des os de chevaux ou 
d’autres espèces vulgaires; il pourrait s’en trouver également dans 
des fentes de rocher, dans des grottes où la stalactite se serait 
amoncelée sur eux; mais dans les lits qui recélent les anciennes races, 
parmi les palæothériums, et même parmi les éléphans et les rhino- 


9 


Il n’y a point 


d’os 


humains 


fossiles. 


66 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


céros, on n’a jamais découvert le moindre ossement humain. Il n’est 
guère, autour de Paris, d'ouvriers qui ne croient que les os dont nos 
plâtrières fourmillent sont en grande partie des os d'hommes; mais 
comme j'ai vu plusieurs milliers de ces os, il m’est bien permis d’af- 
firmer qu’il n’y en a jamais eu un seul de notre espèce. J’ai examiné 
à Pavie les groupes d’ossemens rapportés par Spallanzani de l’ile 
de Cérigo ; et, malgré l’assertion de cet observateur célèbre, j'affirme 
également qu'il n’y en a aucun dont on puisse soutenir qu’il est hu- 
main. L’homo diluwu testis de Scheuchzer a été replacé dès ma 
première édition à son véritable genre, qui est celui des salamandres; 
et dans un examen que j'en ai fait depuis à Harlem, par la complai- 
sance de M. Van Marum, qui m'a permis de découvrir les parties 
cachées dans lapierre, j'ai obtenu la peuve complète de ce que 
j'avais annoncé. On voit, parmi les os trouvés à Canstadt, un frag- 
ment de mâchoire et quelques ouvrages humains; mais on sait que 
le terrain fut remué sans précaution, et que l’on ne tint point note 
des diverses hauteurs où chaque chose fut découverte. Partout ail- 
leurs les morceaux donnés pour humains se sont trouvés, à l’exa- 
men, de quelque animal, soit qu’on les ait examinés en nature ou 
simplement en figures. Tout nouvellement encore on a prétendu en 
avoir découvert à Marseille dans une pierre long-temps négligée (1): 
c'étaient des empreintes de tuyaux marins (2). Les véritables os 
d'hommes étaient des cadavres tombés dans des fentes ou restés en 
d'anciennes galeries de mines, ou enduits d’incrustation; et j’étends 
cette assertion jusqu'aux squelettes humains découverts à la Guade- 
loupe dans une roche formée de parcelles de madrépores rejetées 
par la mer et unies par un suc calcaire (3). Les os humains trouvés 


(1) Voyez le Journal de Marseille et des Bouches-du-Rhône, des 27 sept. , 25 oct. et 1°". 
nov. 1820. 

(2) Je m’en suis assuré par les dessins que m’en a envoyés M. Cottard , professeur au col- 
lége de Marseille. 

(3) Ces squelettes plus ou moins mutilés se trouvent près du port du Moule, à la côte 
nord-ouest de la grande terre de la Guadeloupe, dans une espèce de glacis appuyé contre 
les bords escarpés de l’île, que l’eau recouvre en grande partie à la haute mer, et qui n’est 


DE LA SURFACE DU GLOBE, 67 


près de Kæstriz, et indiqués par M. de Schlotheim, avaient été an- 
noncés comme tirés de bancs très-anciens; mais ce savant respec- 
table s’est empressé de faire connaître combien cette assertion est 
encore sujette au doute (1). Il en est de même des objets de fabrica- 


qu’un tuf formé et journellement accru par les débris très-menus de coquillages et de coraux 
que les vagues détachent.des rochers, et dont l’amas prend une grande cohésion dans les 
endroits qui sont plus souvent à sec. On reconnaît à la loupe que plusieurs de ces fragmens 
ont la même teinte rouge qu’une partie des coraux contenus dans les récifs de l’île. Ces 
sortes de formations sont communes dans tout l’Archipel des Antilles, où les negres les 
connaissent sous le nom de Maconne-bon-dieu. Leur accroissement est d’autant plus rapide, 
que le mouvement des eaux est plus violent. Elles ont étendu la plaine des Cayes à Saint- 
Domingue, dont la situation a quelque analogie avec la plage du Moule, et l’on y trouve 
quelquefois des débris de vases et d’autres ouvrages humains à vingt pieds de profondeur. 
On a fait mille conjectures , et même imaginé des événemens pour expliquer ces squelettes 
de la Guadeloupe ; mais, d’après toutes ces circonstances, M. Moreau de Jonnès, corres- 
pondant de l’Académie des Sciences, .qui a été sur les lieux , et à qui je dois tout le détail 
ci-dessus, pense que ce sont simplement des cadavres de personnes qui ont péri dans quel- 
que naufrage. Ils furent découverts en 1805 par M. Manuel Cortes y Campomanes , alors 
officier d’état-major , de service dans la colonie. Le général Ernoüf, gouverneur , en fit ex- 
traire un avec beaucoup de peine, auquel il manquait la tête et presque toutes les extrémités 
supérieures : on l’avait déposé à la Guadeloupe, et on attendait d’en avoir un plus complet 
pour les envoyer ensemble à Paris, lorsque l’île fut prise par les Anglais. L’amiral Cochrane 
ayant trouvé ce squelette au quartier général, l’envoya à l’amirauté anglaise, qui l’offrit au 
Muséum britannique. Il est encore dans cette collection où M. Kœnig, conservateur de la 
partie minéralogique, l’a décrit pour les Trans. phil. de 1814, et où je l’ai vu en 1818. 
M. Kœnig fait observer que la pierre où il est engagé n’a point été taillée, mais qu’elle 
semble avoir été simplement insérée, comme un noyau distinct, dans la masse environ- 
nante. Le squelette y est tellement superficiel, qu’on a dû s’apercevoir de sa présence à la 
saillie de quelques-uns de ses os. Ils contiennent encore des parties animales et tout leur 
phosphate de chaux. La gangue, toute formée de parcelles de coraux et de pierre calcaire 
compacte, se dissout promptement dans l'acide nitrique. M. Kœnig y a reconnu des frag- 
mens de millepora miniacea, de quelques madrépores, et de coquilles qu’il compare à 
l'hélix acuta et au turbo pica. Plus nouvellement, le général Donzelot a fait extraire un 
autre de ces squelettes que l’on voit au Cabinet du Roi, et dont nous donnons la figure, 
planche 1. C’est un corps qui a les genoux reployés. Il y reste quelque peu de la mächoire 
supérieure , la moitié gauche de l’inférieure , presque tout un côté du tronc et du bassin, et 
une grande partie de l'extrémité supérieure et de l’extrémité inférieure gauches. La gangue 
est sensiblement un travertin dans lequel sont enfouies des coquilles de la mer voisine, et 
des coquilles terrestres qui vivent encore aujourd’hui dans l’île, nommément le bulimus 
guadalupensis de Férussac. | 

(1) Voyez le Traité des Pétrifications de M. de Schlotheim. Gotha, 1820, page 57; et sa 
lettre dans l’Isis de 1820, huitième cahier, supplément ne. 6. 


68 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


tion humaine. Les morceaux de fer trouvés à Montmartre sont des 
broches que les ouvriers emploient pour mettre la poudre, et qui 
cassent quelquefois dans la pierre (1). 

Cependant les os humains se conservent aussi bien que ceux des 
animaux , quand ils sont dans les mêmes circonstances. On ne re- 
marque en Egypte nulle différence entre les momies humaines et 
celles de quadrupèdes. J’ai recueilli, dans des fouilles faites il y a 
quelques années dans l’ancienne église de Sainte-Geneviève, des os 
humains enterrés sous la première race, qui pouvaient même appar- 
tenir à quelques princes de la famille de Clovis, et qui ont encore 
très-bien conservé leurs formes (2). On ne voit pas dans les champs 
de batailles que les squelettes des hommes soient plus altérés que 
ceux des chevaux, si l’on défalque l'influence de la grandeur; et 
nous trouvons, parmi les fossiles, des animaux aussi petits que le 
rat encore parfaitement conservés. 

Tout porte donc à croire que l’espèce humaine n'existait point 
dans les pays où se découvrent les os fossiles, à l’époque des révo- 
lutions qui ont enfoui ces os; car il n’y aurait eu aucune raison pour 
qu’elle échappât toute entière à des catastrophes aussi générales, et 
pour que ses restes ne se retrouvassent pas aujourd'hui comme ceux 
des autres animaux : mais je n’en veux pas conclure que l’homme 
n'existait point du tout avant cette époque. Il pouvait habiter quel- 
ques contrées peu étendues, d’où il a repeuplé la terre après ces 
événemens terribles; peut-être aussi les lieux où il se tenait ont-ils 
été entièrement abîmés et ses os ensevelis au fond des mers actuelles, 
à l'exception du petit nombre d'individus qui ont continué son es- 
pèce. Quoi qu'il en soit, l'établissement de l’homme dans les pays 


(1) Il n’est pas sans doute nécessaire que je parle de ces fragmens de grès dont on a cherché 
à faire quelque bruit l’année dernière (1824), où l’on prétendait voir un homme et un 
cheval pétrifiés. Cette seule circonstance , que c’était d’un homme et d’un cheval avec leur 
chair et leur peau qu’ils devaient offrir la représentation, aurait dû faire comprendre à 
tout le monde qu’il ne pouvait s’agir que d’un jeu de la nature et non d’une pétrification 
véritable. | 

(2) Feu Fourcroy en a donné une analyse. ( Annales du Muséum, tome x, page 1.) 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 69 


où nous avons dit que se trouvent les fossiles d'animaux terrestres, 
c’est-à-dire dans la plus grande partie de l'Europe, de l'Asie et de 
l'Amérique, est nécessairement postérieur non seulement aux révo- 
lutions qui ont enfoui ces os, mais encore à celles qui ont remis à 
découvert les couches qui les enveloppent, et qui sont les dernières 
que le globe ait subies; d’où il est clair que l’on ne peut tirer ni de 
ces os eux-mêmes, ni des amas plus ou moins considérables de 
pierres ou de terre qui les recouvrent, aucun argument en faveur de 
l'ancienneté de l’espèce humaine dans ces divers pays. 


Au contraire, en examinant bien ce qui s’est passé à la surface du 
globe, depuis qu’elle a été mise à sec pour la dernière fois, et que 
les continens ont pris leur forme actuelle au moins dans leurs par- 
ties un peu élevées, l'on voit clairement que cette dernière révo- 
lution, et par conséquent l'établissement de nos sociétés actuelles 
ne peuvent pas être très-anciens. C’est un des résultats à la fois les 
mieux prouvés et les moins attendus de la saine géologie; résultat 
d'autant plus précieux, qu’il lie d’une chaîne non interrompue 
l’histoire naturelle et l’histoire civile. 

En mesurant les effets produits dans un temps donné par les 
causes aujourd'hui agissantes, et en les comparant avec ceux qu’elles 
ont produits depuis qu’elles ont commencé d'agir, l’on parvient à 
déterminer à peu près l'instant où leur action a commencé, lequel 
est nécessairement le même que celui où nos continens ont pris leur 
forme actuelle, ou que celui de la dernière retraite subite des eaux. 

C’est en effet à compter de cette retraite que nos escarpemens 
actuels ont commencé à s’ébouler, et à former à leur pied des col- 
lines de débris; que nos fleuves actuels ont commencé à couler et 
à déposer leurs alluvions; que notre végétation actuelle a commencé 
à s'étendre et à produire du terreau; que nos falaises actuelles ont 
commencé à être rongées par la mer; que nos dunes actuelles ont 
commencé à être rejetées par le vent; tout comme c’est de cette 
même époque que des colonies humaines ont commencé ou recom- 
mencé à se répandre, et à faire des établissemens dans les lieux 


Preuves phy- 
siques de lanou- 
veaute de l’état 
actuel des con- 
tinens. 


Atterrissemens 


70 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


dont la nature l’a permis. Je ne parle point de nos volcans, non 
seulement à cause de l’irrégularité de leurs éruptions, mais parce que 
rien ne prouve qu'ils n’aient pu exister sous la mer, et qu’ainsi ils 
ne peuvent servir à la mesure du temps qui s’est écoulé depuis sa der- 
nière retraite. 


MM. Deluc et Dolomieu sont ceux qui ont le plus soigneusement 
examiné la marche des atterrissemens; et, quoique fort opposés sur 
un grand nombre de points de la théorie de la terre, ils s'accordent 
sur celui-là : les atterrissemens augmentent très-vite; ils devaient 
augmenter bien plus vite encore dans les commencemens, lorsque 
les montagnes fournissaient davantage de matériaux aux fleuves, et 
cependant leur étendue est encore assez bornée. 

Le Mémoire de Dolomieu, sur } Egypte (1), tend à prouver que, 
du temps d’'Homère, la langue de terre sur laquelle Alexandre fit 
bâtir $a ville n'existait pas encore; que l’on pouvait naviguer immé- 
diatement de l'ile du Phare dans le golfe appelé depuis Zac Ma- 
réotis, et que ce golfe avait alors la longueur indiquée par Ménélas, 
d’environ quinze à vingt lieues. Il n'aurait donc fallu que les neuf 
cents ans écoulés entre Homère et Strabon pour mettre les choses 
dans l’état où ce dernier les décrit, et pour réduire ce golfe à la forme 
d’un lac de six lieues de longueur. Ce qui est plus certain, c’est que, 
depuis lors, leschoses ontencore bien changé. Les sables que la mer et 
le vent ont rejetés ont formé, entre l’ile du Phare et l’ancienne ville, 
une langue de terre de deux cents toises de largeur, sur laquelle la 
nouvelle ville a été bâtie. Ils ont obstrué la bouche du Nil la plus 
voisine, et réduit à peu près à rien le lac Maréotis. Pendant ce temps 
les alluvions du Nil ont été déposées le long du reste du rivage, et 
l'ont immensément étendu. 

Les anciens n’ignoraient pas ces changemens. Hérodote dit que 
les one d’ Égypte regardaient leur pays comme un présent du Nil. 
Ce n’est pour ainsi dire, ajoute-t-il, que depuis peu de temps que le 


(1) Journal de Physique, tome xuir, pag. {o et suiv. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 71 


Delta a paru (1). Aristote fait déjà observer qu'Homère parle de 
Thèbes comme si elle eût été seule en Egypte, et ne parle aucune- 
ment de Memphis (2). Les bouches canopique et pelusiaque étaient 
autrefois les principales, et la côte s’étendait en ligne droite de 
l'une à l’autre; elle paraît encore ainsi dans les cartes de Ptolomée; 
depuis lors l’eau s’est jetée dans les bouches bolbitine et phatnitique; 
c’est à leurs issues que se sont formés les plus grands atterrissemens 
qui ont donné à la côte un contour demi-circulaire. Les villes de 
Rosette et de Damiette, bâties au bord de la mer sur ces bouches, il 
y a moins de mille ans, en sont aujourd’hui à deux lieues. Selon 
Demaillet, il n’aurait fallu que vingt-six ans pour prolonger d’une 
demi-lieue un cap en avant de Rosette (3). 

L’évacuation du sol de l'Egypte s'opère en même temps que cette 
extension de sa surface, et le fond du lit du fleuve s'élève dans la 
même proportion que les plaines adjacentes, ce qui fait que chaque 
siècle inondation dépasse de beaucoup les marques qu’elle a laissées 
dans les siècles précédens. Selon Hérodote, un espace de neuf cents 
ans avait suffi pour établir une différence de niveau de sept à huit cou- 
dées (4). À Eléphantine, l’inondation surmonte aujourd’hui de sept 
pieds les plus grandes hauteurs qu’elle atteignait sous Septime- 
Sévère, au commencement du troisième siècle. Au Çaire, pour 
qu'elle soit jugée suffisante aux arrosemens, elle doit dépasser de 
trois pieds et demi la hauteur qui était nécessaire au neuvième siè- 
cle. Les monumens antiques de cette terre célèbre sont tous plus ou 
moins enfouis par leur base. Le limon amené par le fleuve couvre 
même de plusieurs pieds les monticules factices sur lesquels re- 
posent les anciennes villes (5). 


(1) Hérod. Euterpe, v et xv. 

(2) Arist., Meteor., lib, 1, cap. xiv. 

(3) Demaillet. Description de l'Égypte, pag. 102 et 103. 

(4) Hérod. Euterpe, xm. | 

(@) Voyez les Observations sur la vallée d'Égypte et sur l’exhaussement séculaire du sol 
qui la recouvre, par M. Girard (grand ouvr.sur l'Égypte, ét. mod. Mém. ,tome 11, page 343). 
Sur quoi nous ferons encore remarquer que Dolomieu, Shaw, et d’autres auteurs respec- 


2 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


Le Delta du Rhône n’est pas moins remarquable par ses accrois- 
semens. Astruc en donne le détail dans son Histoire naturelle du 
Languedoc; et, par une comparaison soignée des descriptions de 
Méla, de Strabon et de Pline, avec l’état des lieux au commence- 
ment du dix-huitième siècle, il prouve, en s'appuyant de plusieurs 
écrivains du moyen âge, que les bras du Rhône se sont allongés 
de troislieues depuis dix-huit cents ans; que des atterrissemens sem- 
blables se sont faits à l’ouest du Rhône, et que nombre d’endroits, 
situés encore il y a six et huit cents ans au bord de la mer ou dé 
étangs, sont aujourd'hui à plusieurs milles dans la terre ferme. 

Chacun peut apprendre, en Hollande et en Italie, avec quelle 
rapidité le Rhin, le Pô, l'Arno, aujourd'hui qu'ils sont ceints par 
des digues, élèvent leur fond; combien leur embouchure avance dans 
la mer en formant de longs promontoires à ses côtés, et juger par ces 
faits du peu de siècles que ces fleuves ont employés pour déposer 
les plaines basses qu’ils traversent maintenant. 

Beaucoup de villes qui, à des époques bien connues de l’histoire, 
étaient des ports de mer florissans, sont aujourd’hui à quelques 
lieues dans les terres; plusieurs même ont été ruinées par suite de ce 
changement de position. Venise a peine à maintenir les lagunes qui 
la séparent du continent; et, malgré tous ses efforts, elle sera inévi- 
tablement un jour liée à la terre ferme (1). 

On sait, par le témoignage de Strabon, que, du temps d’Auguste, 
Ravenne était dans les lagunes comme y est aujourd’hui Venise; et à 
présent Ravenne est à une lieue du rivage. Spina avait été fondée au 
bord de la mer par les Grecs, et, dès le temps de Strabon, elle en 
était à quatre-vingt- dix stades : aujourd’hui elle est détruite. Adria 
en Lombardie, qui avait donné son nom à la mer, dont elle était, 


tables , estimaient ces élévations séculaires beaucoup plus haut que M. Girard. Il est fâcheux 
que nulle part on n’ait essayé d'examiner quelle épaisseur ont ces terrains au-dessus du sol 
primitif, au-dessus du roc naturel. 

(1) Voyez le Mémoire de M. Forfait, sur les lagunes de Venise. (Mém. de la Classe phy- 
sique de l’Institut, tome v, page 213.) 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 73 


il y a vingt et quelques siècles, le port principal, en est maintenant 
à six lieues. Fortis a même rendu vraisemblable qu’à une époque 
plus ancienne les monts Euganéens pourraient avoir été des îles. 
Mon savant confrère à l’Institut, M. de Prony, inspecteur général 
des ponts et chaussées, m’a communiqué des renseignemens bien 
précieux pour l'explication de ces changemens du littoral de l’Adria- 
tique (1). Ayant été chargé par le gouvernement d’examiner les re- 


(1) Extrait des Recherches de M. De Prowx sur le Systeme hydraulique de lItalie. 


Déplacement de la partie du rivage de l’Adriatique occupée par les bouches du P6. 


La partie du rivage de l’Adriatique , comprise entre les extrémités méridionales du lac 
ou des lagunes de Caumachio et des lagunes de Venise, a subi, depuis les temps antiques, 
des changemens considérables, attestés par les témoignages des auteurs les plus dignes de 
foi, et que l’état actuel du sol, dans les pays situés près de ce rivage, ne permet pas de 
révoquer en doute; maïs il est impossible de donner , sur les progres successifs de ces chan- 
gemens, des détails exacts, et.surtout des mesures précises pour des époques antérieures au 
douzième siecle de notre ere. 

Oa est cependant assuré que la ville d’Hatria, actuellement Ædria, était autrefois sur 
les bords de la mer; et voilà un point fixe et connu du rivage primitif, dont la plus courte 
distance au rivage actuel , pris à l'embouchure de l’Adige, est de vingt-cinq mille metres (*. 
Les habitans de cette ville ont, sur son antiquité, des prétentions exagérées en bien des 
points; mais on ne peut nier qu’elle ne soit une des plus anciennes de l'Italie: elle a donné 
son nom à la mer qui baigna ses murs. On a reconnu , par quelques fouilles faites dans son 
intérieur et dans ses environs, l’existence d’une couche de terre parsemée de débris de po- 
teries étrusques , sans mélange d’aucun ouvrage de fabrique romaine ; l’étrusque et le ro- 
main se trouvent méêlés dans une couche supérieure, sur laquelle on a découvert les ves- 
tiges d’un théâtre ; l’une et l’autre couche sont fort abaïissées au-dessous du sol actuel ; et j'ai 
vu à Adria des collections curieuses, où les monumens qu’elles renferment sont classés et 
séparés. Le prince vice-roi, à qui je fis observer, il y a quelques années, combien:il serait 
intéressant pour l’histoire et la géologie de s'occuper en grand du travail des fouilles d'Adria, 
et de déterminer les hauteurs par rapport à la mer, tant du sol primitif que des couches 
successives d’alluvions, goûta fort mes idées à cet égard : j'ignore si mes propositions ont eu 
quelque suite. 

En suivant le rivage , à partir d’Hatria, qui était située dans le fond d’un petit golfe, on 
trouvait au sud un rameau de l’A4thesis (l’Adige), et les Fosses Philistines, dont latrace répond 
à celle que pourraient avoir le Mincio et le Tartaro réunis, si le P6 coulait encore au sud de 
Ferrare; puis venait le Delta Venetum, qui parait avoir occupé la place où se trouve le lac 
ou la lagune de Commachio. Ce Delta était traversé par sept bouches de l’Eridanus, autre- 


(*) On verra bientôt que la pointe du promontoire d’alluvions, formée par le Pô, est plus avancée dans la 
mer de dix mille mètres environ que l'embouchure de l’Adige. 


10 


74 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 
mèdes que l’on pourrait appliquer aux dévastations qu'occasionent 


les crues du P6, il a constaté que cette rivière, depuis l’époque où 


ment ’adis, Padus ou Podincus , qui avait sur sa rive gauche , au point de diramation de 
ces bouches, la ville de Trigopolis, dont la position doit être peu éloignée de celle de Fer- 
rare. Sept lacs renfermés dans le Delta prenaient le nom de Septem Maria, et Hatria est 
quelquefois appelée Urbs Septem Marium. 

En remontant le rivage du côté du nord, à partir d'Hatria, on trouvait l'embouchine 
principale de l’Athesis, appelée aussi Fossa Philistina, puis l Æstuarium Altini, mer in- 
térieure , séparée de la grande par une ligne d’ilots, au milieu de laquelle se trouvait un 
petit archipel d’autres îlots, appelé Rialtum ; c’est sur ce petit archipel qu’est maintenant 
située Venise : l’'ÆÆstuarium Alrini est la lagune de Venise qui ne communique plus avec 
la mer que par cinq passes, les îlots ayant été réunis pour former une digue continue. 

A l’est des lagunes et au nord de la ville d’Æste se trouvent les monts Euganéens | 
formant, au milieu d’une vaste plaine d’alluvions , un groupe isolé et remarquable de pitons, 
dans les environs duquel on place le lieu de la fameuse chute de Phaéton. Quelques auteurs 
prétendent que des masses énormes de matières enflammées , lancées par des explosions vol- 
caniques dans les bouches de l'Éridan, ont donné lieu à cette fable. Il est bien vrai qu’on 
trouve aux environs de Padoue et de Vérone beaucoup de produits volcaniques. 

Les renseignemens que j'ai recueillis sur le gisement de la côte de Adriatique aux bouches 
du P6ô, commencent au douzième siècle à avoir quelque précision : à cette époque toutes les 
eaux du P6 coulaient au sud de Ferrare dans le P6 di Volano et le P6 di Primaro, dirama- 
tions qui embrassaient l’espace occupé par la /agune de Conrmmachio. Les deux bouches dans 
lesquelles le P6 a ensuite fait une irruption au nord de Ferrare, se nommaient, l’une, 
fume di Corbola , ou di Longola, ou del Mazorno ; autre, fiume Toi. La premiere, qui 
était la plus septentrionale, recevait près de la merle T'artaro ou canal Bianco : la se- 
conde était grossie à Ariano par une dérivation du P6, appelée fume Goro. 

Le rivage de la mer était dirigé sensiblement du sud au nord, à une distance de dix ou 
onze mille mètres du méridien d’Adria ; il passait au point où se trouve maintenant l’angle 
occidental de l’enceinte de la Mesola ; et Loreo, au nord de la Mesola, n’en était distant 
que d’environ deux cents metres. 

Vers le milieu du douzième siècle les grandes eaux du Pô passerent au travers des digues 
qui les soutenaient du côté de leur rive gauche, près de la petite ville de Ficarolo, située à 
dix-neuf mille mètres au nord-ouest de Ferrare, se répandirent dans la partie septentrio- 
nale du territoire de Ferrare et dans la polésine de Rovigo, et coulerent dans les deux 
canaux ci-dessus mentionnés de Mazorno et de Toi. Il paraît bien constaté que le travail 
des hommes a beaucoup contribué à cette diversion des eaux du P6 : les historiens qui ont 
parlé de ce fait remarquable, ne différent entre eux que par quelques détails. La tendance 
du fleuve à suivre les nouvelles routes qu’on lui avait tracées, devenant de jour en jour 
plus énergique, ses deux branches du F’olano et du Primaro s’appauvrirent rapidement, 
et furent, en moins d’un siècle, réduites à peu près à l’état où elles sont aujourd’hui. Le 
régime du fleuve s’établissait entre l'embouchure de l’Adige et le point appelé aujourd’hui 
Porto di Goro; les deux canaux dont il s'était d’abord emparé étant devenus insuflisans ; 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 75 


on l’a enfermée de digues, a tellement élevé son fond, que la surface 
de ses eaux est maintenant plus haute que les toits des maisons de 


il s’en creusa de nouveaux ; et au commencement du dix-septieme siecle sa bouche princi- 
pale, appelée Sbocco di Tramontana , se trouvant tres-rapprochée de l’embouchure de 
l’Adige , ce voisinage alarma les Vénitiens , qui creuserent, en 1604, le nouveau lit appelé 
T'aglio di Porto Firo ou Po delle Fornaci, au moyen duquel la Bocca Maestra se trouva 
écartée de l’Adige du côté du midi. . 

Pendant les quatre siècles écoulés depuis la fin du douzième jusqu’à la fin du seizieme, les 
alluvions du Pô ont gagné sur la mer une étendue considérable. La bouche du nord, celle 
qui s'était emparée du canal de Mazorno, et formait le Ramo di Tramontana, était, en 
1600, éloignée de vingt mille mètres du méridien d’Adria ; et la bouche du sud, celle qui 
avait envahi le canal Toi, était à la même époque à dix-sept mille mètres de ce méridien; 
ainsi le rivage se trouvait reculé de neuf ou dix mille mètres au nord, et de six ou sept mille 
mètres au midi. Entre les deux bouches dont je viens de parler, se trouvait une anse ou 
partie du rivage moins avancée , qu’on appelait Sacca di Goro. 

Les grands travaux de diguement du fleuve , et une partie considérable des défrichemens 
des revers méridionaux des Alpes, ont eu lieu dans cet intervalle du treizième au dix-sep- 
tieme siecle. 

Le Taglio di Porto Viro détermina la marche des alluvions dans l’axe du vaste promontoire 
que forment actuellement les bouches du Pô. À mesure que les issues à la mer s’éloignaient, 
la quantité annuelle de dépôt s’accroissait dans une proportion effrayante , tant par la di- 
minutiôn de la pente des eaux (suite nécessaire de l'allongement du lit), que par l’empri- 
sonnement de ces eaux entre des digues, et par la facilité que les défrichemens donnaient 
aux torrens affluens pour entrainer dans la plaine le sol des montagnes. Bientôt l’anse de 
Sacca di Goro fut comblée, et les deux promontoires formés par les deux premières bouches 
se réunirent* en un seul; dont la pointe actuelle se trouve à trente-deux ou trente-trois 
mille mètres du méridien d’Adria; en sorte que, pendant deux siècles, les bouches du P6 
ont gagné environ quatorze mille mètres sur la mer. 

Il résulte des faits dont je viens de donner un exposé rapide, 1°. qu’à des époques anti- 
ques, dont la date précise ne peut pas être assignée, la mer Adriatique baignait les murs 
d’Adria. 

20. Qu’au douzième siecle, avant qu’on eût ouvert à Ficarolo une route aux eaux du P6 
sur leur rive gauche, le rivage de la mer s'était éloigné d’Adria de neuf à dix mille mètres. 

3°. Que les pointes des promontoires formés par les deux principales bouches du Pô 
se trouvaient, en l’an 1600 , avant le Taglio di Porto Viro, à une distance moyenne de 
dix-huit mille cinq cents mètres d’Adria, ce qui, depuis l’an 1200, donne une marche d’al- 
luvions de vingt-cinq mètres par an. 

4°. Que la pointe du promontoire unique, formé par les bouches actuelles, est éloignée 
de trente-deux ou trente-trois mille mètres du méridien d’Adria; d’où on conclut une 
marche moyenne des alluvions d’environ soixante-dix mètres par -an pendant ces deux 
derniers siècles , marche qui, rapportée à des époques peu éloignées, se trouverait être beau- 
coup plus rapide. DE Proxy. 


76 DISCOURS SUR LES. RÉVOLUTIONS 


Ferrare; en même temps ses atterrissemens ont avancé dans la mer 
avec tant de rapidité, qu’en comparant d’anciennes cartes avec l’état 
actuel, on voit que le rivage a gagné plus de six mille toises de- 
puis 1604 ; ce qui fait cent cinquante ou cent quatre-vingts pieds, et 
en quelques endroits deux cents pieds par an. I/Adige et le P6 sont 
aujourd'hui plus élevés que tout le terrain qui leur est intermédiaire; 
et ce n’est qu’en leur ouvrant de nouveaux lits dans les parties basses 
qu'ils ont déposées autrefois que l’on pourra prévenir les désastres 
dont ils lesmenacent maintenant. 

Les mêmes causes ont produit les mêmes effets le long des bran- 
ches du Rhin et de la Meuse; et c’est ainsi que les cantons les plus 
riches de la Hollande ont continuellement le spectacle effrayant de 
fleuves suspendus à vingt et trente pieds au dessus de leur sol. 

M. Wiebeking, directeur des ponts et chaussées du royaume de 
Bavière, a écrit un mémoire sur cette marche des choses, si impor- 
tante à bien connaître pour les peuples et pour les gouvernemens, 
où il montre que cette propriété d'élever leur fond appartient plus 
ou moins à tous les fleuves. : 

Les atterrissemens le long des côtes de la mer du Nord n’ont pas 
une marche moins rapide qu’en Italie. On peut les suivre aisément en 
Frise, et dans le pays de Groningue, où l’on connaît l’époque des pre- 
mières digues construites par le gouverneur espagnol Gaspar Roblés, 
en 1570. Cent ans après l’on avait déjà gagné, en quelques endroits, 
trois quarts de lieue de terrain en dehors de ces digues; et la ville 
même de Groningue, bâtie en partie sur l’ancien sol, sur un calcaire 
qui n'appartient point à la mer actuelle, et où l’on trouve les mêmes 
coquilles que dans notre calcaire grossier des environs de Paris, la 
ville de Groningue n’est qu’à six lieues de la mer. Ayant été sur les 
lieux, je puis confirmer, par mon propre témoignage, des faits d’ail- 
leurs très-connus, et dont M. Deluc a déjà fort bien exposé la plus 
grande partie (1). On pourrait observer le même phénomène, et 


—————_——_——————————— 


(1) Dans différens endroits des deux derniers volumes de ses Lettres à la reine d’Angle- 


terre, 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 77 


avec la même précision, tout le long des côtes de l’Ost-Frise, du pays 
de Brème et du Holstein, parce que l’on connaît les époques où les 
nouveaux terrains furent enceints pour la première fois, et que l’on 
peut y mesurer ce que l’on a gagné depuis. 

Cette lisière, d’une admirable fertilité, formée par les fleuves et 
par la mer, est pour ces pays un don d’autant plus précieux, que 
l’ancien sol, couvert de bruyères ou de tourbières, se refuse presque 
partout à la culture; les alluvions seules fournissent à la subsistance des 
villes peuplées construites tout le long de cette côte depuis le moyen 
âge, et qui ne seraient peut-être pas arrivées à ce degré de splendeur 
sans les riches terrrains que les fleuves leur avaient préparés, et qu'ils 
augmentent continuellement. 

Si la grandeur qu'Hérodote attribue à la mer d’Azof, qu'il fait 
presque égale à l’Euxin (1), était.exprimée en termes moins vagues, 
et si l’on savait bien ce qu’il a entendu par le Gerrhus (2), nous y 
trouverions encore de fortes preuves des changemens produits par les 
fleuves, et de leur rapidité; car les alluvions des rivières auraient pu 
seules (3), depuis cette époque, c’est-à-dire depuis deux mille deux 
où trois cents ans, réduire la mer d’Azof comme elle l’est, fermer le 
cours de ce Gerrhus, ou de cette branche du Dniéper qui se se- 
rait jetée dans l’'Hypacyris, et avec lui dans le golfe Carcinites ou 
d'Olu-Degnitz, et réduire à peu près à rien l'Hypacyris lui-même (4). 


(1) Melpom., Lxxxvi. 

(2) Tbid., Lvi. 

(3) On a aussi voulu attribuer cette diminution supposée de la mer Noire et de la mer 
d’Azof à la rupture du Bosphore qui serait arrivée à l’époque prétendue du déluge de Deu- 
calion ; et cependant, pour établir le fait lui-même, on s'appuie des diminutions successives 
de l'étendue attribuée à ces mers dans Hérodote, dans Strabon, etc. Maïs il est trop évident 
que si cette diminution était venue de la rupture du Bosphore , elle aurait dû être complète 
long-temps avant Hérodote , et dès l’époque même où l’on place Deucalion. 

(4) Voyez la Géographie d'Hérodote de M. Rennel, p. 56 et suivantes, et une partie de 
l’ouvrage de M. Dureau de Lamalle, intitulé Géographie physique de la mer Noire, etc. 
[ n’y a aujourd’hui que la très-petite rivière de Kamennoïipost qui puisse représenter le 
Gerrhus et l'Hypacyris tels qu’ils sont décrits par Hérodote. 


N.B. M. Dureau, page 170, attribue à Hérodote d’avoir fait déboucher le Borysthène 


Marche 


dunes, 


des 


78 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


On en aurait de non moins fortes s’il était bien certain que l’Oxus 
ou Sihoun, qui se jette maintenant dans le lac d’Aral, tombait au- 
trefois dans la mer Caspienne; mais nous avons près de nous des faits 
assez démonstratifs pour n’en point alléguer d’équivoques, et ne 
pas nous exposer à faire de l'ignorance des anciens en géographie la 
base de nos propositions physiques (1). 


Nous avons parlé ci-dessus des dunes, ou de ces monticules 
de sable que la mer rejette sur les côtes basses quand son fond 
est sablonneux. Partout où l’industrie de l’homme n’a pas su les 
fixer, ces dunes avancent dans les terres aussi irrésistiblement 
que les alluvions des fleuves avancent dans la mer; elles poussent 
devant elles des étangs formés par les eaux pluviales du terrain 
qu’elles bordent, et dont elles empêchent’ la communication avec la 
mer, et leur marche a dans beaucoup d’endroits une rapidité ef- 
frayante. Forèts, bâtimens, champs cultivés, elles envahissent tout. 
Celles du golfe de Gascogne (2) ont déjà couvert un grand nombre 
de villages mentionnés dans des titres du moyen âge; et en ce mo- 
ment, dans le seul département des Landes, elles en menacent dix 
d’une destruction inévitable. L'un de ces villages, celui de Mimisan, 


et l’Hypanis dans le Palus-Méotide ; mais Hérodote dit seulement (Melpom., Lu1) que ces 
deux fleuves se jettent ensemble dans le même lac, c’est-à-dire dans le Liman, comme au- 
jourd’hui. Hérodote n’y fait pas aller davantage le Gerrhus et l’'Hypacyris. 

(1) Par exemple , M. Dureau de Lamalle, dans sa Géographie physique de la mer Noire, 
cite Aristote ( Meteor. , 1. 1, c. 13 ) comme « nous apprenant que de son temps il existait 
« encore plusieurs périodes et périples anciens attestant qu’il y avait un canal conduisant 
« de la mer Caspienne dans le Palus Méotide. » Or, voici à quoi se réduisent les paroles 
d’Aristote à l’endroit cité (édition de Duval, 1, 545, B.) : « Du Paropamisus descendent, 
“ entre autres rivieres, le Bactrus, le Choaspes et l’Araxe , d’où le Tanaïs, qui en est une 
« branche, dérive dans le Palus Méotide. » Qui ne voit que ce galimatias, qui ne se fonde 
m sur périples ni sur périodes, n’est que l’idée étrange des soldats d'Alexandre , qui prirent 
le Jaxarte ou Tanaïs de la Transoxiane pour le Don ou Tanaïs de la Scythie? Arrien et 
Pline en font la distinction; mais il paraît qu’elle n’était pas faite du temps d’Aristote. Et 
comment vouloir tirer des documens géologiques de pareils géographes ? 

(2) Voyez le Rapport sur les Dunes du golfe de Gascogne , par M. Tassin. Mont-de-Marsan, 


an x. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 79 


lutte depuis vingt ans contre elles, et une dune de plus de soixante 
pieds d’élévation s’en approche, pour ainsi dire, à vue d'œil. 

En 1802, les étangs ont envahi cinq belles métairies dans celui 
de Saint-Julien (1); ils ont couvert depuis long-temps une ancienne 
chaussée romaine qui conduisait de Bordeaux à Bayonne, et que 
l’on voyait encore il y a quarante ans quand les eaux étaient bas- 
ses (2). L’Adour qui, à des époques connues, passait au vieux 
Boucaut, et se jetait dans la mer au cap Breton, est maintenant dé- 
tourné de plus de mille toises. 

Feu M. Bremontier, inspecteur des ponts et chaussées, qui a fait 
de grands travaux sur les dunes, estimait leur marche à soixante 
pieds par an, et dans certains points à soixante-douze. Il ne leur 
faudrait, selon ses calculs, que deux mille ans pour arriver à Bor- 
deaux; et, d’après leur étendue actuelle, il doit y en avoir un peu 
plus de quatre mille qu’elles ont commencé à se former (3). 

Le recouvrement des terrains cultivables de l'Egypte par les sa- 
bles stériles de la Libye qu'y jette le vent d'ouest, est un phé- 
nomène du même genre que les dunes. Ces sables ont envahi un 
nombre de villes et de villages dont les ruines paraissent encore, et 
cela depuis la conquête du pays par les Mahométans, puisqu'on 
voit percer au‘travers du sable les sommités des minarets de quel- 
ques mosquées (4) : avec une marche si rapide, ils auraient sans 
doute rempli les parties étroites de la vallée s’il y avait tant de siè- 
cles qu’ils eussent commencé à y être jetés (5) : il ne resterait plus 
rien entre la chaine libbyque et le Nil. C’est encore là un chronomètre 
dont il serait aussi facile qu’intéressant d’obtenir la mesure. 


Les tourbières produites si généralement dans le nord de l’'Eu- 


(1) Mémoire de M. Bremontier, sur la fixation des dunes. 
(2) Tassin, loc. cit. 

(3) Voyez le Mémoire de M. Bremontier. * 

(4) Denon. Voyage en Égypte. 


(5) Nous pouvons citer ici tous les voyageurs qui ont parcouru la lisière occidentale de 


l'Égypte. 


Tourbieres 


et éhboulemens 


80 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


rope, par l'accumulation des débris de sphagnum et d’autres mous- 
ses aquatiques, donnent aussi une mesure du temps; elles s'élèvent 
dans des proportions déterminées pour chaque lieu; elles envelop- 
pent ainsi les petites buttes des terrains sur lesquels elles se forment; 
plusieurs de ces buttes ont été enterrées de mémoire d'hommes. En 
d’autres endroits la tourbière descend le long des vallons; elle 
avance comme les glaciers ; mais les glaciers se fondent par leur bord 
inférieur , et la tourbière n’est arrêtée par rien : en lasondant jusqu’au 
terrain solide, on juge de son ancienneté, et l’on trouve, pour les 
tourbières comme pour les dunes, qu’elles ne peuvent remonter à 
une époque indéfiniment reculée. Il en est de même pour des ébou- 
lemens qui se font avec une rapidité prodigieuse au pied de tous les 
escarpemens, et qui sont encore bien loin de les avoir couverts; mais, 
comme l’on n’a pas encore appliqué de mesures précises à ces deux 
sortes de causes, nous n’y insisterons pas davantage (1). 

Toujours voyons-nous que partout la nature nous tient le même 
langage ; partout elle nous dit que l’ordre actuel des choses ne re- 
monte pas très-haut ; et, ce qui est bien remarquable, partout l’homme 
nous parle comme la nature, soit qüe nous consultions les vraies 
traditions des peuples, soit que nous examinions leur état moral et 
politique, et le développement intellectuel qu'ils avaïent atteint au 
moment où commencent leurs monumens authentiques. 


(1) Ces phénomènes sont tres-bien exposés dans’ les Lettres de M. Deluc à la reine d’An- 
gleterre, aux endroits où il décrit les tourbières de la Westphalie ; et dans ses Lettres à La- 
métherie , insérées dans le Journal de Physique de 1791, etc.; ainsi que dans celles qu’il a 
adressées à M. Blumenbach, et que l’on a imprimées en français, en un volume. Paris, 
1798. On peut y ajouter les détails pleins d'intérêt qu’il donne dans ses Voyages géologiques, 
tome 1, sur les îles de la côte ouest du duché de Sleswik, et la maniere dont elles ont été 
réunies, soit entre elles, soit avec le continent, ‘par des alluvions et des tourbieres, ainsi 
que sur les irruptions qui de temps en temps en ont détruit ou séparé quelques parties. 

Quant aux éboulemens, M. Jameson , dans une note de la traduction anglaise de ce Dis- 
cours, en cite un exemple remarquable pris des roches escarpées dites Salisbury - Craig , 
pres d'Édimbourg. Bien que d’une hauteur médiocre, leur face abrupte et verticale n’est 
point encore cachée par la masse de débris qui s’accumule à leur pied, et qui cependant 
augmente chaque année. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 81 


En effet, bien qu’au premier coup d’œil, les traditions de quel- 
ques anciens peuples, qui reculaient leur origine de tant de milliers 
de siècles, semblent contredire fortement cette nouveauté du monde 
actuel, lorsqu'on examinede plus prèsces traditions, on n’est pas long- 
temps à s’apercevoir qu’elles n’ont rien d'historique : on estbientôt 
convaincu, au contraire, que la véritable histoire, et tout ce qu’elle 
nous a conservé de documens positifs sur les premiers établisse- 
mens des nations, confirme ce que les monumens naturels avaient 
annoncé. 

La chronologie d’aucun de nos peuples d'Occident ne remonte, 
par un fil continu, à plus de trois mille ans. Aucun d'eux ne peut 
nous offrir avant cette époque, ni même deux ou trois siècles depuis, 
une suite de faits liés ensembie avec quelque vraisemblance. Le 
nord de l'Europe n’a d’histoire que depuis sa conversion au chris- 
tianisme ; l’histoire de l'Espagne, de la Gaule, de l'Angleterre, ne 
date que des conquêtes des Romains; celle de l'Italie septentrionale, 
avant la fondation de Rome, est aujourd’hui à peu près inconnue. 
Les Grecs avouent ne posséder l’art d'écrire que depuis que les Phé- 
niciens le leur ont enseigné il y a trente-trois ou trente-quatre siècles; 
long-temps encore depuis, leur histoire est pleine de fables, et ils 
ne font pas remonter à trois cents ans plus haut les premiers vestiges 
de leur réunion en corps de peuples. Nous n'avons de l’histoire de 
l’Asie occidentale que quelques extraits contradictoires qui ne vont, 
avec un peu de suite, qu'à vingt-cinq siècles (1), eten admettant ce 
qu'on en rapporte de plus ancien avec quelques détails historiques, 
on s’élèverait à peine à quarante (2). 

Le premier historien profane dont il nous reste des ouvrages, 
Hérodote, n’a pas deux mille trois cents ans d’ancienneté (1). Les 


(1) À Cyrus, environ six cent cinquante ans avant Jésus-Christ. 
(2) À Ninus, environ deux mille trois cent quarante-huit ans avant Jésus-Christ, selon 


Ctésias et ceux qui l’ont suivi; mais seulement à mille deux cent cinquante, selon Volney, 
d’après Hérodote. 


(3) Hérodete vivait quatre cent quarante ans avant Jésus-Christ. 


11 


L'histoire des 


peuples confir- 


me la nouveau- 


te des 


nens. 


conti 


82 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


historiens antérieurs qu'il a pu consulter ne datent pas d’un siècle 
avant lui (1). 

On peut même juger de ce qu’ils étaient par les extravagances 
qui nous restent, extraites d’Aristée de Proconnèse et de quelques 
autres. 

Avant eux on n'avait que des poètes; et Homère, le plus ancien 
que l’on possède, Homère, le maître et le modèle éternel de tout 
l'Occident, n’a précédé notre âge que de deux mille sept cents ou 
deux mille huit cents ans. 

Quand ces premiers historiens parlent des anciens événemens, soit 
de leur nation, soit des nations voisines, ils ne citent que des tradi- 
tions orales et non des ouvrages publics. Ce n’est que long-temps 
après eux que l’on a donné de prétendus extraits des annales égyp- 
tiennes, phéniciennes et babyloniennes. Bérose n’écrivit que sous 
le règne de Séleucus Nicator, Hiéronyme que sous celui d’Antiochus 
Soter, et Manéthon que sous le règne de Ptolomée Philadelphe. Ils 
sont tous les trois seulement du troisième siècle avant Jésus-Christ. 

Que Sanchoniaton soit un auteur véritable ou supposé, on ne le 
connaissait point avant que Philon de Byblos en eùt publié une tra- 
duction sous Adrien, dans le second siècle après Jésus-Christ, et 
quand on l'aurait connu, l'on n’y aurait trouvé pour les premiers 
temps, comme dans tous les auteurs de cette espèce, qu'une théo- 
gonie puérile, ou une métaphysique tellement déguisée sous des 
allégories, qu’elle en est méconnaissable. 

Un seul peuple nous a conservé des annales écrites en prose avant 
l’époque de Cyrus; c’est le peuple Juif. 

La partie de l’ancien Testament, que l’on nomme le Pentateu- 
que, existe sous sa forme actuelle au moins depuis le schisme de Jé- 
roboam, puisque les Samaritains la reçoivent comme les Juifs, c’est- 
à-dire, qu’elle a maintenant, à coup sûr, plus de deux mille huit 
cents ans. 


(r) Cadmus, Phérécyde, Aristée de Proconnese, Acusilaüs, Hécatée de Milet, Charon 
de Lampsaque , etc. Voyez Vossius , de Histor. græc., lib. 1 , etsurtout son quatrième livre. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 83 


Il n’y à nulle raison pour ne pas attribuer la rédaction de la 
Genèse à Moïse lui-mème, ce qui la ferait remonter à cinq cents 
ans plus haut, à trente-trois siècles; et il suffit de la lire pour 
s’apercevoir qu'elle a été composée en partie avec des morceaux 
d'ouvrages antérieurs : on ne peut donc aucunement douter que ce 
ne soit l’écrit le plus ancien dont notre Occident soit en possession. 

Or cet ouvrage, et tous ceux qui ont été faits depuis, quelque 
étrangers que leurs auteurs fussent et à Moïse et à son peuple, nous 
présentent les nations des bords de la Méditerranée comme nou- 
velles; ils nous les montrent encore demi-sauvages quelques siècles 
auparavant; bien plus, ils nous parlent tous d’une catastrophe gé- 
nérale, d’une irruption des eaux, qui occasiona une régénération 
presque totale du genre humain, et ils n’en font pas remonter l’é- 
poque à un intervalle bien éloigné. 

Les textes du Pentateuque qui allongent le plus cet intervalle ne 
le placent pas à plus de vingt siècles avant Moïse, ni par conséquent 
à plus de cinq mille quatre cents ans avant nous (1). 

Les traditions poétiques des Grecs, sources de toute notre histoire 
profane pour ces époques reculées, n’ont rien qui contredise les 
annales des Juifs; au contraire, elles s'accordent admirablement 
avec elles, par l'époque qu’elles assignent aux colons égyptiens et 
phéniciens qui donnèrent à la Grèce les premiers germes de civi- 
lisation; on y voit que vers le même siècle où la peuplade israélite 
sortit d'Egypte pour porter en Palestine le dogme sublime de l'unité 
de Dieu, d’autres colons sortirent du même pays pour porter en 
Grèce une religion plus grossière, au moins à l'extérieur, quelles que 
fussent d’ailleurs les doctrines secrètes qu’elle réservait à ses initiés; 
tandis que d’autres encore venaient de Phénicie et enseignaient aux 
Grecs l’art d’écrire, et tout ce qui a rapport à la navigation et au com- 
merce (2). 


(1) Les Septante à cinq mille trois cent quarante-cinq; le texte samaritain à quatre mille 
huit cent soixante-neuf ; le texte hébreu à quatre mille cent soixante-quatorze. 
(2) On sait que les chronologistes varient de plusieurs années sur chacun de cesévénemens; 


84 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


Il s’en faut sans doute de beaucoup que l’on ait eu depuis lors une 
histoire suivie, puisque l’on place encore long-temps après ces fon- 
dateurs de colonies une foule d’événemens mythologiques et d’aven- 
tures où des dieux et des héros interviennent, et qu'on ne lie ces 
chefs à l’histoire véritable que par des généalogies évidemment fac- 
tices (1); mais ce qui est bien plus certain encore, c’est que tout ce 
qui avait précédé leur arrivée ne pouvait s'être conservé que dans 
des souvenirs très-confus, et n'aurait pu être suppléé que par de 
pures inventions, pareilles à celles de nos moines du moyen âge sur 
les origines des peuples d'Europe. 

Ainsi, non-seulement on ne doit pas s'étonner qu’il y ait eu dans 
l’antiquité même beaucoup de doutes et de contradictions sur les 
époques de Cécrops, de Deucalion, de Cadmus et de Danaüs; non- 
seulement il serait puéril d’attacher la moindre importance à une 
opinion quelconque sur les dates précises d’Inachus (>) ou d’Ogy- 
gès (3); mais si quelque chose peut surprendre, c’est que ces per- 


mais ces migrations n’en forment pas moins toutes ensemble le caractère spécial et bien re- 
marquable du quinzième et du seizième siecle avant Jésus-Christ. 

Ainsi, en suivant seulement les calculs d’Ussérius, Cécrops serait venu d'Égypte à Athènes 
vers 1556 avant Jésus-Christ; Deucalion se serait établi sur le Parnasse vers 1548; Cadmus 
serait arrivé de Phénicie à Thèbes vers 1493 ; Danaüs serait venu à Argos vers 1485 ; Darda- 
nus se serait établi sur l’Hellespont vers 1449. 

Tous ces chefs de nations auraient été à peu près contemporains de Moïse , dont l’émigra- 
tion est de 1491. Voyez d’ailleurs sur le synchronisme de Moïse, de Danaüs et de Cadmus, 
Diodore, hb. xt; dans Photius, page 1152. 

(1) Tout le monde connaît les généalogies d’Apollodore, et le parti que feu Clavier a cher- 
ché à en tirer pour rétablir une sorte d’histoire primitive de la Grece; mais lorsqu’on a lu 
les généalogies des Arabes, celles des Tartares, et toutes celles que nos vieux moines chro- 
niqueurs avaient imaginées pour les différens souverains de l’Europe et même pour des par- 
ticuliers, on comprend tres-bien que des écrivains grecs ont dù faire pour les premiers 
temps de leur nation ce qu’on a fait pour toutes les autres à des époques où la critique n’é- 
clairait pas l’histoire. 

(2) Mille huit cent cinquante-six ou mille huit cent vingt-trois avant Jésus-Christ, ou 
d’autres dates encore ; mais toujours environ trois cent cinquante ans avant les principaux 
colons phéniciens ou égyptiens. | 

(3) La date vulgaire d'Ogyges, d’après Acusilaüs, suivi par Eustbe, est de mille sept cent 
quatre-vingt seize ans avant Jésus-Christ, par conséquent plusieurs années après Inachus. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 85 


sonnages n’aient pas été placés infiniment plus haut. Il est impossible 
qu'il n’y ait pas eu là quelque effet de l’ascendant des traditions 
reçues auquel les inventeurs de fables n’ont pu se soustraire. Une des 
dates assignées au déluge d'Ogygès s'accorde mème tellement avec 
l’une de celles qui ont été attribuées au déluge de Noé, qu'il est 
presque impossible qu’elle n’ait pas été prise dans quelque source 
où c'était de ce dernier déluge qu'on entendait parler (r). 

Quant à Deucalion, soit que l’on regarde ce prince comme un per- 
sonnage réel ou fictif, pour peu que l’on suive la manière dont son 
déluge a été introduit dans les poëmes des Grecs, et les divers détails 
dont il s’est trouvé successivement enrichi, il devient sensible que ce 
n’était qu'une tradition du grand cataclisme, altérée et placée par les 
Hellènes à l’époque où ils plaçaient aussi Deucalion, parce que Deu- 
calion était regardé comme l’auteur de la nation des Hellènes, et que 
l’on confondait son histoire avec celle de tous les chefs des nations 
renouvelées (2). 


(1) Varron plaçait le déluge d'Ogyges, qu’il appelle le premier déluge , à quatre cents ans 
avant Inachus (à priore cataclismo quem Ogygium dicunt, ad Inachi regnum), et par 
conséquent à mille six cents ans avant la premiere olympiade; ce qui le porterait à deux 
mille trois cent soixante-seize ans avant Jésus-Christ; et le déluge de Noé, selon le texte 
hébreu , est de deux mille trois cent quarante-neuf: ce n’est que vingt-sept ans de différence. 
Ce témoignage de Varron est rapporté par Censorin , de Die natali, cap. xx1. A la vérité, 
Censorin n’écrivait qu’en deux cent trente-huit de Jésus-Christ, et il paraît d’apres Jules 
Africain , ap. Euseb., Præp. cv, qu’Acusilaüs , le premier auteur qui plaçait un déluge sous 
le règne d'Ogygès, faisait ce prince contemporain de Phoronée, ce qui l’aurait beaucoup 
rapproché de la première olympiade. Jules Africain ne met que mille vingt ans d'intervalle 
entre les deux époques ; et il y a même dans Censorin un passage conforme à cette opinion ; 
aussi quelques-uns veulent-ils lire dans celui de Varron , que nous venons de citer d’après 
Censorin , erogttium au lieu d'Ogygium. Mais qu’est-ce qu'un cataclisme érogitien dont per- 
sonne n’a jamais parle ? : 

(2) Homère ni Hésiode n’ont rien su du déluge de Deucalion, non plus que de celui 
d'Ogyges. 

Le premier auteur subsistant où l’on trouve la mention du premier est Pindare (Od. 
Olymp. 1x). Il fait aborder Deucalion sur le Parnasse, s'établir dans la ville de Protogénie 
(première naissance), et y recréer son peuple avec des pierres; en un mot, il rapporte 
déjà, mais en l’appliquant à une nation seulement, la fable généralisée depuis par Ovide à 
tout le genre humain. 

Les premiers historiens postérieurs à Pindare (Hérodote, Thucydide et Xénophon) ne 


86 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 

C’est que chaque peuplade de Grèce qui avait conservé des tra- 
ditions isolées, les commençait par son déluge particulier, parce que 
chacune d’elle avait conservé quelque souvenir du déluge universel 
qui était commun à tous les peuples; et lorsque dans la suite on vou- 


font mention d’aucun déluge, ni du temps d’Ogygès, ni du temps de Deucalion, bien qu’ils 
parlent de celui-ci comme de l’un des premiers rois des Hellènes. 

Platon, dans le Timée, ne dit que quelques mots du déluge , ainsi que-de Deucalion et de 
Pyrrha, pour commencer le récit de la grande catastrophe qui , selon les prêtres de Sais, 
détruisit l’Atlantide ; mais dans ce peu de mots il parle du déluge au singulier, comme si 
c'était le seul : il dit même expressément plus loin que les Grecs n’en connaissaient qu’un. 
Il place le nom de Deucalion immédiatement apres celui de Phoronée, le premier des 
hommes, sans faire mention d'Ogygèés : ainsi, pour lui, c’est encore un événement général, 
un vrai déluge universel, et le seul qui soit arrivé. Il le regardait donc comme identique 
avec celui d'Ogygés. 

Aristote (Meteor., 1, 14) semble le premier n’avoir considéré ce déluge que comme une 
inondation locale qu’il place pres de Dodone et du fleuve Achélous, mais près de l’Achéloüs 
et de la Dodone de Thessalie. 

Dans Apollodore (Bibl. 1, $ 7) , le déluge de Deucalion reprend toute sa grandeur et son 
caractère mythologique : il arrive à l’époque du passage de l’âge d’airain à l’âge de fer. 
Deucalion est le fils du titan Promethée, du fabricateur de l’homme ; il crée de nouveau le 
genre humain avec des pierres; et cependant Atlas, son oncle, Phoronée, qui vivait avant 
lui, et plusieurs autres personnages antérieurs conservent de longues postérités. 

À mesure que l’on avance vers des auteurs plus récens, il s’y ajoute des circonstances de 
détail qui ressemblent davantage à celles que rapporte Moïse. 

Ainsi Apollodore donne à Deucalion un coffre pour moyen de salut; Plutarque parle des 
colombes par lesquelles il cherchait à savoir si les eaux s’étaient retirées, et Lucien des 
animaux de toute espèce qu’il avait embarqués avec lui, etc. 

Quant à la combinaison de traditions et d’hypothèses de laquelle on a récemment cher- 
ché à conclure que la rupture du Bosphore de Thrace a été la cause du déluge de Deucalion, 
et même de l’ouverture des colonnes d'Hercule, en faisant décharger dans l’Archipel les 
eaux du Pont-Euxin, auparavant beaucoup plus élevées et plus étendues qu’elles ne l'ont 
été depuis cet événement, il n’est plus nécessaire de s’en occuper en détail, depuis qu’il a 
été constaté, par les observations de M. Olivier, que si la mer Noire eût été aussi haute 
qu'on le suppose , elle aurait trouvé plusieurs écoulemens par des cols et des plaines moins 
élevées que les bords actuels du Bosphore; et par celles de M. le comte Andréossy , que 
fût-elle tombée un jour subitement en cascade par ce nouveau passage, la petite quantité 
d’eau qui aurait pu s’écouler à la fois par une ouverture si étroite, non seulement se serait 
répandue sur l'immense étendue de la Méditerranée sans y occasioner une marée de quelques 
toises, mais que la simple inclinaison naturelle nécessaire à l'écoulement des eaux aurait 
réduit à rien leur excédent de hauteur sur les bords de l’Attique. 

Voyez au reste sur ce sujet la note que j’ai publiée en tête du troisième volume de l’'Ovide, 
de la collection de M. Lemaire. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 87 


lut assujétir ces diverses traditions à une chronologie commune, on 
crut voir des événemens différens, parce que des dates toutes incer- 
taines, peut-être toutes fausses, mais regardées chacune dans son pays 
comme authentiques, ne se rapportaient pas entre elles. Ainsi de la 
même manière que les Hellènes avaient un déluge de Deucalion, 
parce qu'ils regardaient Deucalion comme leur premier auteur, les 
Autochtones de l’Attique en avaient un d'Ogygès, parce que c'était 
par Ogygès qu'ils commencaient leur histoire. Les Pélages d’Arcadie 
avaient celui qui, selon des auteurs postérieurs, contraignit Darda- 
nus à se rendre vers l’Hellespont (r). L'île de Samothrace, l’une de 
celles où il s'était le plus anciennement formé une succession de 
prêtres, un culte régulier et des traditions suivies, avait aussi un 
déluge qui passait pour le plus ancien de tous (2), et que l’on y attri- 
buait à la rupture du Bosphore et de l’'Hellespont. On gardait quel- 
que idée d’un événement semblable en Asie mineure (3) et en 
Syrie (4), et par la suite les Grecs y attachèrent le nom de Deuca- 
lion (5). 

Mais aucune de ces traditions ne plaçait très-haut ce cataclisme; 
aucune d’elles ne refuse à s'expliquer, quant à sa date et à ses autres 
circonstances, par les variations que subissent toujours les récits 
qui ne sont point fixés par l'écriture. 


Les hommes qui veulent attribuer au continent et à l’établisse- 
ment des nations une antiquité très-reculée sont donc obligés de 
s'adresser aux Indiens, aux Chaldéens et aux Égyptiens, trois peu- 
ples en effet qui paraissent le plus anciennement civilisés de la race 
caucasique; mais trois peuples extraordinairement semblables entre 


(1) Denys d’Halicarnasse. Antiq. rom. , lib. 1 , cap. Lx. 

(2) Diodore de Sicile, lib. v, cap. xzvir. 

(3) Étienne de Byzance, voce Iconium; Zénodote, Prov., cent. vi, n°. 10; et Suidas, 
voce Nannacus. 

(4) Lucian. , de Deä Syrä. 

(5) Arnobe. Contra Gent., lib. v, p. m. 158, parle même d’un rocher de Phrygie, d’où 
l’on prétendait que Deucalion et Pyrrha avaient pris leurs pierres. 


L’antiquite 
excessive attri- 
buée à certains 
peuples n’arien 
d'historique. 


88 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


eux, non seulement par le tempérament, par le climat et par la na- 
ture du sol qu'ils habitaient, mais encore par la constitution politique 
et religieuse qu’ils s'étaient donnée, et dont cette constitution même 
doit rendre le témoignage également suspect (r). 

Chez tous les trois une caste héréditaire était exclusivement char- 
gée du dépôt de la religion, des lois et des sciences; chez tous les 
trois cette caste avait son langage allégorique et sa doctrine secrète ; 
chez tous les trois elle se réservait le privilége de lire et d'expliquer 
les livres sacrés dans lesquels toutes les connaissances avaient été ré- 
vélées par les dieux eux-mêmes. | 

On comprend ce que l’histoire pouvait devenir en de pareilles 
mains; mais sans se livrer à de grands efforts de raisonnement on peut 
le savoir par le fait, en examinant ce qu'elle est devenue parmi celle 
de ces trois nations qui subsiste encore : parmi les Indiens. 

La vérité est qu'elle n’y existe point du tout. Au milieu de cette 
infinité de livres de théologie mystique ou de métaphysique abstruse 
que les brames possèdent, et que l’ingénieuse persévérance des An- 
glais est parvenue à connaître, il n’existe rien qui puisse nous ins- 
truire avec ordre sur l’origine de leur nation et sur les vicissitudes 
de leur société : ils prétendent même que leur religion leur défend 
de conserver la mémoire de ce qui se passe dans l’âge actuel, dans 
l’âge du malheur (2). 

Après les Vedas, premiers ouvrages révélés et fondemens de toute 
la croyance des Indous, la littérature de ce peuple comme celle des 
Grecs commence par deux grandes épopées : le Ramaïan et le Mahà- 
barat, mille fois plus monstrueuses dans leur merveilleux que FI- 
liade et l'Odyssée, bien que l’on y reconnaisse aussi des traces d’une 
doctrine métaphysique du genre de celles que l’on est convenu d'ap- 


(1) Cette ressemblance des institutions va au point qu'il est tres-naturel de leur supposer 
une origine commune. On ne doit pas oublier que beaucoup d’anciens auteurs ont pensé que 
les institutions égyptiennes venaient de l'Ethiopie, et que le Syncelle, page 151, nous dit 
positivement que les Éthiopiens étaient venus des bords de l’Indus du temps du roi Ame- 
nophtis. 

(2) Voyez Polier, Mythologie des Indous , tome 1, pages 89 et 91. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 09 


peler sublimes. Les autres poèmes, qui font avec les deux premiers 
le grand corpsdes Pouranas , ne sont que des légendes ou des romans 
versifiés, écrits dans des temps et par des auteurs différens, et non 
moins extravagans dans leurs fictions que les grands poëmes. On a 
cru reconnaître dans quelques-uns de ces écrits des faits ou des noms 
d'hommes un peu semblables à ceux dont les Grecs et les Latins ont 
parlé; et c’est principalement d’après ces ressemblances de noms 
que* M. Wilfort à essayé d’extraire de ces Pouranas une espèce de 
concordance avec notre ancienne chronologie d'Occident, concor- 
dance qui décèle à chaque ligne la nature hypothétique de ses bases, 
et qui, de plus, ne peut être admise qu’en comptant absolument 
pour rien les dates données par les Pouranas eux-mêmes (1). 

Les listes de rois que des pandits ou docteurs Indiens ont pré- 
tendu avoir compilées d’après ces Pouranas, ne sont que de simples 
catalogues sans détails, ou ornés de détails absurdes, comme 
en avaient les Chaldéens et les Egyptiens; comme Trithème et Saxon 
le grammairien en ont donné pour les peuples du Nord (2). Ces 
listes sont fort loin de s’accorder; aucune d’elles ne suppose ni une 
histoire, ni des registres, ni des titres : le fonds même a pu en être 
imaginé par les poëtes dont les ouvrages en ont été la source. L'un 
des pandits qui en ont fourni à M. Wilfort, est convenu qu'il rem- 
plissait arbitrairement avec des noms imaginaires les espaces entre 
les rois célèbres (3), et il avouait que ses prédécesseurs en avaient 
fait autant. Si cela est vrai des listes qu’obtiennent aujourd’hui les 
Anglais, comment ne le serait-il pas de celles qu'Abou-Fazel a don- 
nées comme extraites des Annales de Cachemire (4), et qui d’ailleurs, 


(1) Voyez le grand travail de M. Wilfort, sur la chronologie des rois de Magadha , em- 
pereurs de l’Inde , et sur les époques de Vicramaditjya (ou Bikermadjit), et de Salivahanna. 
Mém. de Calcutta , tome 1x, in-8°., page 82. 

(2) Voyez Johnes, sur la chronologie des Indous, Mém. de Calcutta, édit. in-8°., tome 11, 
page 111; traduction française, page 164. Voyez aussi Wilfort sur ce même sujet, ibid, 
tome v, page 241, et les listes qu’il donne de son travail cité plus haut , tome 1x; p. 116. 

(3) Wilfort. Mém. de Calcutta, in-8e., tome 1x, p. 133. 

(4) Dans l’Ayeen-Acbery, tome 11, page 138 de la traduction anglaise. Voyez aussi 
Heeren, Commerce des Anciens, premier volume , deuxième partie , page 320. 

12 


90 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


toutes pleines de fables qu’elles sont, ne remontent qu’à quatre 
mille trois cents ans, sur lesquels plus de mille deux cents sont rem- 
plis de noms de princes dont les règnes demeurent indéterminés 
quant à leur durée. | 

L’ère même d’après laquelle les Indiens comptent aujourd’hui 
leurs années, qui commence.cinquante-sept ans avant Jésus-Christ, 
et qui porte le nom d’un prince appelé Frcramaditjia ou Bicker- 
madjit, ne le porte que par une sorte de convention; car on trouve, 
d’après les synchronismes attribués à Vicramaditjia, qu'il y aurait 
eu au moins trois, et peut-être jusqu’à huit ou neuf princes de ce 
nom, qui tous ont des légendes semblables, qui tous ont eu des 
guerres avec un prince nommé Salwahanna; et, qui plus est, on 
ne sait pas. bien si cette année cinquante-sept avant Jésus-Christ 
est celle de la naissance, du règne ou de la mort de Vicramadit- 
jia, dont elle porte le nom (1). 

Enfin, les livres les plus authentiques des Indiens démentent, par 
des caractères intrinsèques et très-reconnaissables, l'antiquité que 
ces peuples leur attribuent. Leurs Vedas, ou livres sacrés, révélés 
selon eux par Brama lui-même dès l’origine du monde, et rédigés par 
Viasa (nom qui ne signifie autre chose que collecteur au commence- 
ment de l’àge actuel, si l’on en juge par le calendrier qui s’y trouve 
annexé et auquel ils se rapportent, ainsi que par la position des co- 
lures que ce calendrier indique, peuvent remonter à trois mille deux 
cents ans, ce qui serait à peu près l’époque de Moïse (2). Peut-être 
même ceux qui ajouteront foi à l’assertion de Mégasthènes (3), 
que de son temps les Indiens ne savaient pas écrire; ceux qui réflé- 
chiront qu'aucun des anciens n’a fait mention de ces temples super- 
bes, de ces immenses pagodes, monumens si remarquables de la 
religion des Brames; ceux qui sauront que les époques de leurs ta- 


(1) Voyez Bentley , sur les systèmes astronomiques des Indous, et leur liaison avec l’his- 
toire, Mém. de Calcutta , tome vnt, page 243 de l'édition in-8°. 

(2) Voyez le Mémoire de M. Colebrocke sur les Vedas, Mém. de Calcutta, tome vin de 
Védition in-8°., page 493. 

(3) Megasthenes apud Strabon. , lib+xy, p. 709. Almel. 


-DE LA SURFACE DU GLOBE. 91 


bles astronomiques ont été calculées après coup, et mal calculées, 
et que leurs traités d'astronomie sont modernes et antidatés, seront- 
ils portés à diminuer encore beaucoup cette antiquité prétendue des 
Vedas? 

Cependant, au milieu de toutes les fables braminiques, il échappe 
des traits dont la concordance, avec ce qui résulte des monumens 
historiques plus occidentaux, est faite pour étonner. 

Ainsi leur mythologie consacre les destructions successives que la 
surface du globe a essuyées, et doit essuyer à l’avenir; et ce n’est 
qu'à un peu moins de cinq.mille ans qu'ils font remonter la der- 
nière (1). L’une de ces révolutions, que l’on place à la vérité infini- 
ment plus loin de nous, est décrite dans des termes presque corres- 
pondans à ceux de Moise (2). 

M. Wilfort assure même que dans un autre événement de cette 
mythologie, figure un personnage qui ressemble à Deucalion, par 
l'origine, par le nom, par les aventures, et jusque par le nom et les 
aventures de son père (3). 


(1) Celle qui a donné naissance à l’âge présent ou cali yug (l’âge de terre) : elle remonte 
à quatre mille neuf cent vingt-sept (trois mille cent deux ans avant Jésus-Christ ). Voyez 
Legentil, Voyage aux Indes, tome 1, page 235 ; Bentley, Mém. de Calcutta, tome vu de 
l'édition in-8°. , page 212. Ce n’est que cinquante-neuf ans plus haut que le déluge de Noé, 
selon le texte samaritain. 

(2) Le personnage de Satyavrata y joue le même rôle que Noé : il s’y sauve avec sept 
couples de saints. Voyez Will. Johnes , Mém. de Calcutta, tome 1 , in-8°., page 230, et 
traduction française in-4°., page 170; et dans le Bagavadam (ou Bagvata), traduction de 
Fouché d’Obsonville, page 212. 

(3) Cala-Javana , ou dans le langage familier Cal-Yun, à qui ses partisans peuvent avoir 
donné l’épithèete de deva, deo (dieu), ayant attaqué Chrishna (l’Apollon des Indiens) à la 
tête des peuples septentrionaux (des Scythes, tel qu'était Deucalion selon Lucien), fut re- 
poussé par le feu et par l’eau. Son père Garga avait pour l’un de ses surnoms Pramathesa 
(Prométhée) ; et selon une autre légende, il est dévoré par l’aigle Garuda. Ces détails ont 
été extraits par M. Wilfort ( dans son Mémoire sur le mont Caucase, parmi ceux de Cal- 
cutta, tome vi de l'édition in-8°., page 507) du drame sanscrit intitulé Hari-Vansa. 
M. Charles Ritter, dans son Vestibule de l’histoire européenne avant Hérodote, en conclut 
que toute la fable de Deucalion était d’origine étrangère , et avait été apportée en Grèce avec 
les autres légendes de cette partie du culte grec qui était venue par le Nord, et qui avait 
precéde les colons égypliens et phéniciens. Mais s’il est vrai que les constellations de la sphere 


92 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


Une chose également assez digne de remarque, c’est que dans ces 
listes de rois, toutes sèches, toutes peu historiques qu'elles sont, les 
Indiens placent le commencement de leurs souverains humains, 
(ceux de la race du Soleil et de la Lune) à une époque qui est à peu 
près la même que celle où Ctésias, dans une liste entièrement de la 
même nature, fait commencer ses rois d’Assyrie (environ quatre 
mille ans avant le temps présent) (1). 4 

Cet état déplorable des connaissances historiques devait être celui 
d’un peuple où les prêtres, héréditaires d’un culte monstrueux dans 
ses formes extérieures et cruel dans beaucoup de ses préceptes, 
avaient seuls le privilége d'écrire, de conserver et d’expliquer les li- 
vres; quelque légende faite pour mettre en vogue un lieu de péleri- 
nage , des inventions propres à graver plus profondément le respect 
pour leur caste, devaient les intéresser plüs que toutes les vérités 
historiques. Parmi les sciences, ils pouvaient cultiver l’astronomie, 
qui leur donnait du crédit comme astrologues; la mécanique, qui 
les aidait à élever les monumens, signes de leur puissance et objets 
de la vénération superstitieuse des peuples; la géométrie, base de 
l'astronomie comme de la mécanique, et auxiliaire important de 
l’agriculture dans ces vastes plaines d’alluvion qui ne pouvaient être 
assainies et rendues fertiles qu'à l’aide de nombreux canaux; ils 
pouvaient encourager les arts mécaniques ou chimiques qui alimen- 
taient leur commerce, et contribuaient à leur luxe et à celui de leurs 
temples; mais ils pd redouter l’histoire qui éclaire les hommes 
sur leurs rapports mutuels. 

Ce que nous voyons aux Indes, nous devons donc nous attendre 
à le retrouver partout où des races sacerdotales, constituées comme 
celle des Bramines, établies dans des pays semblables, s’arrogeaient 
le même empire sur la masse du peuple. Les mêmes causes amènent 


indienne ont aussi des noms de personnages grecs; qu’on y voit Andromede sous le nom 
d’Antarmadia, Cephée sous celui de Capiüa, etc., on sera peut-être tenté d’en tirer , avec 
M. Wilfort, une conclusion enticrement inverse. Malheureusement on commence à douter 
beaucoup, parmi les savans, de l'authenticité des documens allégués par cet écrivain. 

(1) Bentley. Mém. de Calcutta , tome vnr, page 226 de l’édition in-8°. , note. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 93 


les mêmes résultats; et en effet, pour peu que l’on réfléchisse sur les 
fragmens qui nous restent des traditions égyptiennes et chaldéennes, 
on s'aperçoit qu’elles n'étaient pas plus historiques que celles des 
Indiens. 

Pour juger de la nature des chroniques que les prêtres égyptiens 

prétendaient posséder, il suffit de rappeler les extraits qu'ils en ont 
donnés eux-mêmes en différens temps, et à des personnes diffé- 
rentes. : 
Ceux de Saïs, par exemple, disaient à Solon, environ cinq cent cin- 
quante ans avant Jésus-Christ, que l'Egypte n'étant point sujette 
aux déluges, ils avaient conservé, non seulement leurs propres an- 
nales, mais celles des autres peuples; que la ville d'Athènes et celle 
de Saïs avaient été construites par Minerve , la première depuis neuf 
mille ans, la seconde seulement depuis huit mille; et à ces dates ils 
ajoutaient les fables si connues sur les Atlantes, sur la résistance que 
les. anciens Athéniens opposèrent à leurs conquêtes, ainsi que toute 
la description romanesque de l’Atlantide (1); description où se trou- 
vent des faits et des généalogies semblables à celles de tous les ro- 
mans mythologiques. 

* Un siècle plus tard, vers quatre cent cinquante, les prêtres de Mem- 
phis firent à Hérodote des récits tout différens (2). Ménès, premier 
roi d'Egypte, avait construit selon eux. Memphis, et renfermé le Nil 
dans des digues, comme si de pareilles opérations étaient possibles 
au premier roi d'un pays. Depuis lors ils avaient eu trois cent trente 
autres rois jusqu à Mœris, qui régnait selon eux neuf cents ans avant 
l’époque où ils parlaient (mille trois cent cinquante ans avant Jé- 
sus-Christ ). 

Après ces rois vint Sésostris, qui poussa ses conquêtes jusqu'à 
la Colchide (3); et au total il y eut, jusqu’à Sethos, trois cent 


(1) Voyez le Timée et le Critias de Platon. 

(2) Euterpe, chapitre xcix et suivans. 

(3) Hérodote croyait avoir reconnu des rapports de figure et de couleur entre les Colchi- 
diens et les Égyptiens ; mais il est infiniment plus probable que ces Colchidiens noirs dont 


94 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


quarante-un rois et trois cent quarante-un grands-prêtres, en 
trois cent quarante-une générations, pendant onze mille trois cent 
quarante ans; et dans cet intervalle, comme pour servir de’garant 
à leur chronologie, ces prêtres assuraient que le soleil s'était levé 
deux fois où il se couche, sans que rien eût changé dans le climat 
ou dans les productions du pays, et sans qu’alors ni auparavant 
aucun dieu se fût montré et eût régné en Egypte. 

À ce trait qui, malgré toutes les explications que l'on a pu en don- 
ner, .prouvait une si grossière ignorance en astronomie, ils ajoutaient 
sur Sésostris, sur Phéron; sur Hélène, sur Rhampsinite, sur les rois 
qui ont fait construire les pyramides, sur un conquérant éthiopien, 
nommé Sabacos, des contes tout-à-fait dignes du cadre où ils étaient 
enchâssés. 

Les prêtres de Thèbes firent mieux ; ils montrèrent à Hérodbie, 
et auparavant ils avaient montré à Méries trois cent quarante-cinq 
colosses de bois, représentant trois cent quarante-cinq grands-prè- 
tres qui s'étaient succédés de père en fils, tous hommes, tous nés l’un 
de l’autre, mais qui avaiént été précédés par des dieux (r). 

D’autres Egyptiens lui dirent avoir des registres exacts, non- 
seulement du règne des hommes, mais de celui _ dieux. Ils 
comptaient dix-sept mille ans depuis Hercule jusqu’à Amasis, et 
quinze mille depuis Bacchus. Pan avait encore précédé Hercule (2). 

Evidemment ces gens-là prenaient pour historique quelque allé- 
gorie relative à la métaphysique panthéistique, qui faisait, à leur 
insu, la base de leur mythologie. 

Ce n’est qu’à Séthos que commence, dans Hérodote, une histoire 
un peu raisonnable; et, ce qu’il est important de remarquer, cette 
histoire commence par un fait concordant avec les annales hébraï- 


il parle étaient une colonie indienne attirée par le commerce anciennement établi entre 
l'Inde et l’Europe, par l’Oxus, la mer Caspienne et le Phase. Voyez Ritter, Vestibule de 
l’histoire ancienne avant Hérodote , chap. 1. 

(1) Euterpe, chapitre cxLur. 

(2) Tbid., cxuiv. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 05 


ques, par la destruction de l’armée du roi d’Assyrie, Sennacherib(r); 
et cet accord continue sous Nécho (2) et sous Hophra ou Apries. 

Deux siècles après Hérodote (vers deux cent soixante ans avant 
Jésus-Christ), Ptolomée Philadelphe, prince d’une race étrangère, 
voulut connaitre l’histoire du pays que les événemens l'avaient ap- 
pelé à gouverner. Un prêtre encore, Manéthon, se chargea de l’é- 
crire pour lui. Ce ne fut plus dans des registres, dans des archives 
qu'il prétendit l’avoir puisée, mais dans les livres sacrés d’Agathodæ- 
mon, fils du second Hermès et père de Tât, lequel l'avait copiée sur 
des colonnes érigées avant Je déluge, par Tôt ou le premier Hermès, 
dans la terre sériadique (3); et ce second Hermès, cet Agathodæ- 
mon, ce Tât, sont des personnages dont qui que ce soit n'avait 
parlé auparavant, non plus que de cette terre sériadique ni de ses 
colonnes. Ce. déluge est lui-même un fait entièrement inconnu aux 
Égyptiens des temps antérieurs, et dont Münéthon ne marque rien 
dans ce qui nous reste de ses dynasties. 

Le produit ressemble à la source : non seulement tout est plein 
d’absurdités; mais ce sont des absurdités propres, et impossibles à 
concilier avec celles que des prêtres plus anciens avaient racontées à 
Solon et à Hérodote. 

C’est Vulcain qui commence la série des rois divins; il règne neuf 
mille ans; les dieux et les demi-dieux règnent mille neuf cent qua- 
tre-vingt-cinq ans. Ni les noms, ni les successions, ni les dates de 
Manéthon ne ressemblent à ce qu'on a publié avant et depuis lui; et 
il faut qu'il ait été aussi obseur et embrouillé qu’il éfäit peu d'accord 
avec les autres; car il est impossible d’accorder entre eux les ex- 
traits qu’en ont donnés Josèphe, Jules Africain et Eusèbe. On ne con- 
vient pas même des sommes d'années de ses rois humains. Selon Jules 
Africain, elles vont à cinq mille cent une; selon Eusèbe, à quatre 


(1) Euterpe, exur. 

(2) Euterpe, cuix, et dans le quatrième livre des Rois, chapitre 19, ou dans le deuxieme 
des Paral., chapitre 32. 

(3) Syncell., page 0. 


96 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


mille sept cent vingt trois; selon le Syncelle, à trois mille cinq cent 
cinquante-cinq. On pourrait croire que les différences de noms et de 
chiffres viennent des copistes; mais Josèphe cite au long un passage 
dont les détails sont en contradiction manifeste avec les extraits 
de ses successeurs. 

Une chronique qualifiée d’ancienne (1), ‘et que les uns jugent an- 
térieure, les autres postérieure à Manéthon, donne encore d’autres 
calculs : la durée totale de ses roïs est de trente-six mille cinq cent 
vingt-cinq ans, sur lesquels le Soleil en a régné trente mille, les au- 
tres dieux trois mille neuf cent quatre-vingt-quatre, les demi-dieux 
deux cent dix-sept : il ne reste pour les hommes que deux mille trois 
cent trente-neuf ans : aussi-n’en compte-t-on que cent treize généra- 
tions, au lieu des trois cent quarante d'Hérodote. 

Un savant d’un autre ordre que Manéthon, l’astronome Eratos- 
thènes, découvrit et publia, sous Ptolomée Evergète, vers deux cent 
quarante ans avant Jésus-Christ, une liste particulière de trente-huit 
rois de Thèbes, commençant à Menès, et se continuant pendant mille 
vingt-quatre ans : nous en avons un extrait que le FREE a copié 
dans Apollodore (2). Presque aucun des noms sys s’y trouvent ne 
correspond aux autres listes. 

Diodore alla en Egypte sous Ptolomée Aulètes, vers soixante ans 
avant Jésus-Christ, par conséquent deux siècles après Manéthon, et 
quatre après Hérodote. 

Il recueillit aussi de la bouche des prêtres l’histoire du pays, et il 
la recueillit de nouveau toute différente (3). 

Ce n’est plus Menès qui a construit Memphis, mais Uchoréus. 
Long-temps avant lui Busiris 11 avait construit Thèbes. 

Le huitième aïeul d'Uchoréus, Osymandias, a été maître de la 
Bactriane, et y a réprimé des révoltes. Long-temps après lui, Sé- 
soosis a fait des conquêtes encore plus éloignées; il est allé jusqu’au 


(1) Syncell., page 51. 
(2) Syncell., pages 91 et suivantes. 
(3) Diod. Sic., lib. 1, sect. 11. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 97 


delà du Gange, et est revenu par la Scythie et le Tanaïs. Malheu- 
reusement ces noms de rois sont inconnus à tous les historiens précé- 
dens, et aucun des peuples qu’ils avaient conquis n’en a conservé 
le moindre souvenir. Quant aux dieux et aux héros, selon Diodore, 
ils ont régné dix-huit mille ans, et les souverains humains quinze 
mille : quatre cent soixante-dix rois avaient été égyptiens, quatre 
éthiopiens, sans compter les Perses et les Macédoniens. Les contes 
dont le tout est entremèlé ne le cèdent point d’ailleurs en puérilité à 
ceux d'Hérodote. 

L'an 18 de Jésus-Christ, Germanicus, neveu de Tibère, attiré 
par le désir de connaître les antiquités de cette terre célèbre, se ren- 
dit en Egypte, au risque de déplaire à un prince aussi soupçonneux 
que son oncle : il remonta le Nil jusqu’à Thèbes. Ce ne fut plus Sé- 
sostris ni Osymandias dont les prêtres lui parlèrent comme d’un con- 
quérant, mais Rhamsès. A la tête de sept cent mille hommes il avait 
envahi la Libye, l’Ethiopie, la Médie, la Perse, la Bactriane, la 
Scythie, l'Asie mineure et la Syrie (1). 

Enfin, dans le fameux article de Pline sur les obélisques (2), on 
trouve encore des noms de rois que l’on ne voit point ailleurs : 
Sothiès, Mnevis, Zmarreus, Eraphius, Mestirès, un Semenpserteus, 
contemporain de Pythagore, etc. Un Rhamisès, que l’on pourrait 
croire le même que Rhamsès, y est fait contemporain du siége de 
Troie. 

Je n’ignore pas que l’on a essayé de concilier ces listes, en suppo- 
sant que les rois ont porté plusieurs noms. Pour moi, qui ne consi- 
dère pas seulement la contradiction de ces divers récits, mais qui 
suis frappé par dessus tout de ce mélange de faits réels attestés par 


(x) Tacit., Annal., lib. 11, cap. Lx. 

N. B. D’après l'interprétation qu'Ammien nous a conservée, lib. xvir, cap. 1v, des hié- 
roglyphes de l’obélisque de Thèbes , qui est aujourd’hui à Rome sur la place de Saint-Jean 
de Latran , il paraît qu’un Rhamestes y était qualifié, à la manière orientale, de seigneur 


de la terre habitable, et que l’histoire faite à Germanicus n’était qu’un commentaire de 
cette inscription. | 


(2) Pline, lib. xxxvi, cap. vint, 1X,X, XI. 


13 


98 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


de grands monumens, avec des extravagances puériles, il me semble 
infiniment plus naturel d’en conclure que les prêtres égyptiens n’a- 
vaient point d'histoire; qu’inférieurs encore à ceux des Indes, ils 
n'avaient pas même de fables convenues et suivies; qu’ils gardaient 
seulement des listes plus ou moins fautives de leurs rois et quelques 
souvenirs des principaux d’entre eux, de ceux surtout qui avaient 
eu le soin de faire inscrire leurs noms sur les temples et les autres 
grands ouvrages qui décoraient le pays; mais que ces souvenirs 
étaient confus, qu'ilsne reposaient guères que sur les explicationstra- 
ditionnelles que Fon donnaitaux représentations peintes ou sculptées 
sur les monumens, explications fondées seulement sur des inscrip- 
tions hiéroglyphiques conçues, comme celles dont nous avons une 
traduction (1), en termes très-généraux, et qui, passant de bouche 
en bouche, s’altéraient, quant aux détails, au gré de ceux qui 
les communiquaient aux étrangers; et qu'il est par .conséquent 
impossible d’asseoir aucune proposition relative à l’antiquité des 
continens actuels sur les lambeaux de ces traditions, déjà si incom- 
plètes dans leur temps, et devenues tout-à-fait méconnaissables sous 
la plume de ceux qui nous les ent transmises. 

Si cette assertion avait besoin d’autres preuves, elles se trouve- 
raient dans la liste des ouvrages sacrés d’Hermès, que les prêtres 
égyptiens portaient dans leurs processions solennelles. Clément d’A- 
lexandrie (2) nous les nomme tous au nombre de quarante-deux, et 
il ne s’y trouve pas même, comme chez les bramines, une épopée 
ou un livre qui ait la prétention d’être un récit, de fixer d’une ma- 
nière quelconque aucune grande action, aucun événement. 

Les belles recherches de M. Champollion le jeune, et ses éton- 
nantes découvertes sur la langue des Hiéroglyphes (5) confirment 
ces conjectures, loin de les détruire. Cet ingénieux antiquaire a lu, 


(1) Celle de Rhamestes dans Ammien, loc. cit. 

(2) Stromat., lib. vr, page 633. 

(3) Voyez le Précis du Système hiéroglyphique des anciens Egyptiens, par M. Champol- 
lion le jeune, page 245 , et sa Lettre à M. le duc de Blacas, pages 15 et suivantes. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 99 


dans une série de tableaux hiéroglyphiques du temple d’'Abydos (1), 
les prénoms d’un certain nombre de rois placés à la suite les uns 
des autres; et une partie de ces prénoms(les dix derniers)s’étantre- 
trouvés sur divers autres monumens, accompagnés de noms propres, 
il en a conclu qu'ils sont ceux des rois qui portaient ces noms pro- 
pres, ce qui lui a donné à peu près les mèmes rois et dans le mème 
ordre que ceux dont Manéthon compose sa dix-huitième dynastie, 
celle qui chassa les pasteurs. Toutefois la concordance n’est pas com- 
plète : il manque dans le tableau d’Abydos six des noms portés sur 
la liste de Manéthon; il y en a qui ne ressemblent pas; enfin il se 
trouve malheureusement une lacune avant le plus remarquable de 
tous, le Rhamsès, qui parait le même que le roi représenté sur un si 
grand nombre des plus beaux monumens avec les attributs d’un 
grand conquérant. Ce serait, selon M. Champollion, dans la liste de 
Manéthon, le Sethos, chef de la dix-neuvième dynastie, qui, en ef- 
fet, est indiqué comme puissant en vaisseaux et en cavalerie, et 
comme ayant porté ses armes en Chypre, en Médie et en Perse. 
M. Champollion pense, avec Marsham et beaucoup d’autres, que 
c’est ce Rhamsès ou ce Sethos qui est le Sésostris ou le Sésoosis des 
Grecs; et cette opinion a de la probabilité, dans ce sens que les re- 
présentations des victoires de Rhamsès, remportées probablement 
sur les nomades voisins de l'Egypte, ou tout au plus en Syrie, ont 
donné lieu à ces idées fabuleuses de conquêtes immenses, attribuées, 
par quelque autre confusion, à un Sésostris; mais dans Manéthon, 
c’est dans la douzième dynastie, et non dans la dix-huitième, qu'est 
inscrit un prince du nom de Sésostris, marqué comme conquérant 
de l'Asie et de la Thrace (2). Aussi Marsham prétend-il que cette 
douzième dynastie et la dix-huitième n’en font qu’une (3). Manéthon 
n'aurait donc pas compris lui-même les listes qu’il copiait. Enfin, 
si l'on admettait dans leur entier, et la vérité historique de ce bas- 


(1) Ce bas-relief important est gravé dans le Voyage à Méroëe, de M. Caillaud , tome 11, 
planche xxxn. j 


(2) Syncell., page 50. 
(3) Canon. , page 353. 


100 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


relief d'Abydos, et son accord soit avec la partie des listes de Ma- 
néthon qui parait lui correspondre, soit avec les autres inscriptions 
hiéroglyphiques, il en résulterait déjà cette conséquence que la pré- 
tendue dix-huitième dynastie, la première sur laquelle les anciens 
chronologistes commencent à s’accorder un peu, est aussi la pre- 
mière qui ait laissé sur les monumens des traces de son existence. 
Manéthon a pu consulter ce document et d’autres semblables; mais 
il n’en est pas moins sensible qu’une liste, une série de noms ou de 
portraits comme il y en a partout, est loin d’être une histoire. 

Ce qui est prouvé et connu pour les Indiens, ce que je viens de 
rendre si vraisemblable pour les habitans de la vallée du Nil, ne 
doit-on pas le présumer aussi pour ceux des vallées de l’Euphrate et du 
Tigre ? Etablis, comme les Indiens (1), comme les Egyptiens, sur 
une grande route du commerce, dans de vastes plaines qu’ils avaient 
été obligés de couper de nombreux canaux, instruits comme eux 
par des prêtres héréditaires, dépositaires prétendus de livres secrets, 
possesseurs privilégiés des sciences, astrologues, constructeurs de 
pyramides et d’autres grands monumens, (2), ne devaient-ils pas leur 
ressembler aussi sur d’autres points essentiels? leur histoire ne de- 
vait-elle pas également se réduire à des légendes? J’ose presque 
dire, non seulement que cela est probable, mais que cela est dé- 
montré par le fait. 

Ni Moïse ni Homère ne nous parlent encore d’un grand Empire 
dans la Haute-Asie. Hérodote (3) n’attribue à la suprématie des Assy- 
riens que cinq cent vingt ans de durée , et n’en fait remonter l’origine 
qu'environ huit siècles avant lui. Après avoir été à Babylone, et en 
avoir consulté les prêtres, 1l n’en a pas même appris le nom de 
Ninus, comme roi des Assyriens, et n’en parle que comme du père 


(1) Toute l’ancienne mythologie des Bramines se rapporte aux plaines où coule le Gange, 
et c’est évidemment là qu’ils ont fait leurs premiers etablissemens. 

(2) Les descriptions des anciens monumens chaldéens ressemblent beaucoup à ce que nous 
voyons de ceux des Indiens et des Égyptiens ; mais ces monumens ne sont pas conservés 
de même, parce qu’ils n’étaient construits qu’en briques séchées au soleil. 

(3) Cho’, cap. xcv. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. IOI 


d’Agron (1), premier roi Héraclide de Lydie. Cependant il le fait 
fils de Bélus, tant il y avait dès lors de confusion dans les souvenirs. 
S’il parle de Sémiramis comme de l’une des reines qui ont laissé de 
grands monumens à Babylone, il ne la place que sept générations 
avant Cyrus. 

Hellanicus, contemporain d'Hérodote, loin de laisser rien cons- 
truire à Babylone par Sémiramis, attribue la fondation de cette ville 
à Chaldæus, quatorzième successeur de Ninus (2). 

Bérose, Babylonien et prêtre, qui écrivait à peine cent vingt ans 
après Hérodote, donne à Babylone une antiquité effrayante; mais 
c’est à Nabuchodonosor, prince relativement très-moderne, qu'il 
en attribue les monumens principaux (5). 

Touchant Cyrus lui-même, ce prince si remarquable, et dont 
l’histoire aurait dü être si connue, si populaire, Hérodote, qui ne 
vivait que cent ans après lui, avoue qu’il existait déjà trois sentimens 
différens; et en effet, soixante ans plus tard Xénophon nous donne 
de ce prince une biographie toute opposée à celle d’'Hérodote. 

Ctésias, à peu près contemporain de Xénophon, prétend avoir 
tiré des archives royales des Mèdes une chronologie qui recule de 
plus de huit cents ans l’origine de la monarchie assyrienne, tout en 
laissant à la tête de ses rois ce même Ninus, fils de Bélus, dont 
Hérodote avait fait un Héraclide; eten mêmetempsilattribue à Ninus 
etàSémiramis des conquêtes vers l'occident d’uneétendueabsolument 
incompatible avec l’histoire juive et égyptienne de ce temps-là (4). 

Selon Mégasthènes, c’est Nabuchodonosor qui a faitces conquètes 
incroyables. Il les a poussées par la Lybie jusqu’en Espagne (5). On 
voit que, du temps d'Alexandre, Nabuchodonosor avait tout-à-fait 
usurpé la réputation que Sémiramis avait eue du temps d’Artaxerxes. 
Mais on pensera sans doute que Sémiramis, que Nabuchodonosor 


Gi) Cho, cap. vir. 

(2) Étienne de Byzance au mot Chaldæiï. 

(3) Josephe (contre Appion), lib.1, cap. xix. 

(4) Diod. Sic., lib. 11. 

(5) Josephe (contre Appion), lib. 1, cap. vi; et Strabon, lib. xv, page 687. 


102 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


avaient conquis l'Ethiopie et la Lybie, à peu près comme les Egyp- 
tiens faisaient conquérir, par Sésostris ou par Osymandias, l'Inde et 
la Bactriane. 

Que serait-ce si nous examinions maintenant les différens rap- 
ports sur Sardanapale, dans lesquels un savant célèbre a cru trouver 
des preuves de l'existence de trois princes de ce nom, tous trois 
victimes de malheurs semblables (1); à peu près comme un autre 
savant trouve aux Indes au moins trois Vicramaditjia, également 
tous les trois héros d'aventures pareilles ? 

C’est apparemment d’après le peu de concordance de toutes ces 
relations que Strabon a cru pouvoir dire que l'autorité d’Hérodote 
et de Ctésias n’égale pas celle d'Hésiode où d'Homère (2). Aussi 
Ctésias n’a-t-il guère été plus heureux en copistes que Manéthon; 
et il est bien difficile aujourd’hui d'accorder les extraits que nous en 
ont donnés Diodore, Eusèbe et le Syncelle. 

Lorsqu'on se trouvait en de pareilles incertitudes dans le cin- 
quième siècle avant Jésus-Christ, comment veut-on que Bérose ait 
pu les éclaircir dans Îe troisième ; et peut-on ajouter plus de foi aux 
quatre cent trente mille ans qu'il met avant le déluge, aux trente- 
cinq mille ans qu’il place entre le déluge et Sémiramis, qu'aux re- 
gistres de cent cinquante mille ans qu'il se vante d’avoir con- 
sultés (3)? 

On parle d'ouvrages élevés en des provinces éloignées, et qui 
portaient le nom de Sémiramis; on prétend aussi avoir vu en Asie 
mineure, en Thrace, des colonnes érigées par Sésostris (4); mais 


(1) Voyez dans les Mémoires de l’Académie des Belles-Lettres, tome v, le Mémoire de 
Fréret sur l’histoire des Assyriens. 

(2) Strabon, lib. x1, page 507. 

(3) Syncelle_ pages 38 et 39. 

(4) N. B. West tres-remarquable qu'Hérodote ne dit avoir vu de monumens de Sésostris 
qu’en Palestine , et ne parle de ceux d’Ionie que sur le rapport d’autrui, et en ajoutant que 
Sésostris n’est pas nommé dans les inscriptions, et que ceux qui ont vu ces monumens les 
attribuent à Memnon. Voyez Euterpe, chapitre cvr. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 109 


c'est ainsi qu'en Perse aujourd’hui, les anciens monumens, peut- 
être même quelques-uns de ceux-là, portent le nom. de Roustan; 
qu’en Égypte ou en Arabie ils portent ceux de Joseph, de Salomon: 
c'est une ancienne coutume des Orientaux , et probablement de 
tous les peuples ignorans. Nos paysans appellent Camp de César 
tous les anciens retranchemens romains. 

En un mot, plus j'y pense, plus je me persuade qu'il n'y avait 
point d'histoire ancienne à Babylone, à Echbatane, plus qu'en Egypte 
et aux Indes; et au lieu de porter comme Evhémère ou comme 
Bannier la mythologie dans l’histoire, je suis d’avis qu'il faudrait 
reporter une grande partie de l’histoire dans la mythologie. 

Ce n’est qu’à l’époque de ce qu’on appelle communément le se- 
cond royaume d’Assyrie que l’histoire des Assyriens et des Chal- 
déens commence à devenir claire; à l’époque où celle des Egyptiens 
devient claire aussi, lorsque les rois de Ninive, de Babylone et 
d'Égypte commencent à se rencontrer et à se combattre sur le 
théâtre de la Syrie et de la Palestine. 

Il paraît néanmoins que les auteurs de ces contrées, ou ceux qui 
en avaient consulté les traditions, et Bérose, et Hiéronyme, et 
Nicolas de Damas, s’accordaieñt à parler d'un déluge; Bérose le 
décrivait même avec des circonstances tellement semblables à celles 
de la Genèse, qu’il est presque impossible que ce qu'il en dit ne 
soit pas tiré des mêmes sources, bien qu'il en recule l'époque d’un 
grand nombre de siècles, autant du moins que l’on peut en juger 
par les extraits embrouillés que Josèphe, Eusèbe et le Syncelle 
nous ont conservés de ses écrits. Mais nous devons remarquer, et 
c'est par cette observation que nous terminerons ce qui regarde les 
Babyloniens, que ces siècles nombreux et cette grande suite de rois 
placés entre le déluge et Sémiramis sont une chose nouvelle, entière- 
ment propre à Bérose, et dont Ctésias et ceux qui l’ont suivi n’a- 
vaient pas eu l’idée, et qui n’a même été adoptée par aucun des 
auteurs profanes postérieurs à Bérose. Justin et Velléius considèrent 
Ninus comme le premier des conquérans, et ceux qui, contre toute 


104 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


vraisemblance, le placent le plus haut, ne le font que de quarante 
siècles, antérieur au temps présent (1). 

Les auteurs arméniens du moyen âge s'accordent à peu près avec 
quelqu'un des textes de la Genèse, lorsqu'ils font remonter le dé- 
luge à quatre mille neuf cent seize ans; et l’on pourrait croire 
qu'ayant recueilli les vieilles traditions, et peut-être extrait les 
vieilles chroniques de leur pays, ils forment une autorité de plus 
en faveur de la nouveauté des peuples; mais quand on réfléchit que 
leur littérature historique ne date que du cinquième siècle, et qu’ils 
ont connu Eusèbe, on comprend qu’ils ont dû s’accommoder à sa 
chronologie et à celle de la Bible. Moïse de Chorène fait profession 
expresse d’avoir suivi les Grecs, et l’on voit que son histoire an- 
cienne est calquée sur Ctésias (2). 

Cependant il est certain que la tradition du déluge existait en 

Arménie bien avant la conversion des habitans au christianisme; et 
la ville qui, selon Josèphe, était appelée Ze Lieu de la Descente, 
existe encore au pied du mont Ararat, et porte le nom de Vachid- 
chevan, qui a en effet ce sens-là (3). 
- Nous en dirons des Arabes, des Persans, des Turcs, des Mon- 
goles, des Abyssins d'aujourd'hui, autant que des Arméniens. Leurs 
anciens livres, s'ils en ont eu, n'existent plus; ils n’ont d’ancienne 
histoire que celle qu'ils se sont faite récemment, et qu'ils ont mode- 
lée sur la Bible : ainsi ce qu’ils disent du déluge est emprunté de la 
Genèse, et n’ajoute rien à l'autorité de ce livre. 

Il était curieux de rechercher quelle était sur ce sujet l’opinion 
des anciens Perses, avant qu’elle eût été modifiée par les croyances 
chrétienne et mahométane. On la trouve consignée dans leur Bounde- 
hesh, ou Cosmogonie, ouvrage du temps des Sassanides, mais évidem- 
ment extrait ou traduit d'ouvrages plus anciens, et qu'Anquetil du 
Perron a retrouvé chez les Parsis de l'Inde. La durée totale du 


(1) Justin, lib.1; Velleius Paterculus, lib. 1, cap. vu. 
(2) Voyez Mosis Chorenensis, Histor. armeniac. , lib. 1, cap. 1. 
(3) Voyez la préface des freres Whiston sur Moïse de Chorene, page 4. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 10) 


monde ne doit être que de douze mille ans : ainsi il ne peut être 
encore bien ancien. L'apparition du Cayoumortz (l'homme taureau, 
le premier homme est précédée de la création d’une grande eau (7). 

Da reste il serait aussi inutile de demander aux Parsis une his- 
toire sérieuse pour les temps anciens qu'aux autres Orienpaux; les 
Mages n’en ont pas plus laissé que les Brames ou les Chaldéens. Je 
n'en voudrais pour preuve que les incertitudes sur l’époque de 
Loroastre. On prétend mème que le peu d'histoire qu'ils pouvaient 
avoir, ce qui regardait les Achéménides, les successeurs de Cyrus 
jusqu'à Alexandre, a été altéré-exprès, et d’après un ordre officiel 
d’un monarque Sassanide (2). os 

Pour retrouver des dates authentiques du commencement des 
Empires, et des traces du grand cataclisme, il faut donc aller jus- 
qu'au-delà des grands déserts de la Tartarie. Vers l’orient et vers le 
nord habite une autre race, dont toutes les institutions, tous les 
procédés diffèrent autant des nôtres que sa figure et son tempéra- 
ment. Elle parle en monosyllabes; elle écrit en hiéroglyphes arbi- 
traires; elle n’a qu’une morale politique sans religion, car les super- 
stitions de Fo lui sont venues des Indiens. Son teint jaune, ses joues 
saillantes, ses yeux étroits et obliques, sa barbe peu fournie la ren- 
dent si différente de nous, qu'on est tenté de croire que ses ancêtres 
et les nôtres ont échappé à la grande catastrophe par deux côtés 
différens ; mais quoi qu’il en soit, ils datent leur déluge à peu près 
de la même époque que nous. 

Le Chouking estle plus ancien des livres des Chinois (3); on assure 
qu'il fut rédigé par Confucius avec des lambeaux d’ouvragesantérieurs, 
il y a environ deux mille deux cent cinquante-cinq ans. Deux cents ans 
plus tard arriva, dit-on, la persécution deslettrés et la destruction des 
livres sous l’empereur Chi-Hoangti, qui voulait détruire les traces du 
gouvernement féodal établi sous la dynastie antérieure à la sienne. Qua- 


(1) Zendavesta d’Anquetil , tome 11, page 354. ° 
(2) Mazoudi , ap. Sacy, manuscrits de la Bibliothèque du Roi, tome vi, page 161. 
(3) Voyez la préface de l’édition du Chouking , donnée par M. de Guignes. 


14 


106 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


rante ans plus tard, sous la dynastie qui avait renversé celle à laquelle 
appartenait Chi-Hoangti, une partie du Chouking fut restituée de 
mémoire par un vieux lettré, et une autre fut retrouvée dans un 
tombeau; mais près de la moitié fut perdue pour toujours. Or ce 
livre, leplus authentique de la Chine, commence l’histoire de ce 
pays par un empereur nommé Ÿao, qu'il nous représente occupé à 
faire écouler les eaux qu, s'étant élevées jusqu'au ciel, baignaiïent 
encore le pied des plus hautes montagnes, couvraient les collines 
moins élevées, et rendaient les plaines impraticables (x). Ce Yao 
date, selon les uns, de quatre mille cent soixante-trois; selon les 
autres, de trois mille neuf cent quarante-trois ans avant le temps 
actuel. La variété des opinions sur cette époque va même jusqu’à 
deux cent quatre-vingt-quatre ans. 

Quelques pages plus loin onnous montre Yu, ministre et ingénieur, 
rétablissant le cours des eaux, élevant des digues, creusant des 
canaux, et réglant les impôts de chaque province dans toute la 
Chine, c’est-à-dire dans un Empire de six cents lieues en tout sens; 
mais l'impossibilité de semblables opérations, après de semblables 
événemens, montre bien qu'il ne s’agit ici que d’un roman moral 
et politique (2). | 

Des historiens plus modernes ont ajouté une suite d'empereurs 
avant Ÿao, mais avec une foule de circonstances fabuleuses, sans oser 
leur assigner d’époques fixes, en variant sans cesse entre eux, même 
sur leur nombre et sur leurs noms, etsans être approuvés de tous leurs 
compatriotes. Fouhi, avec son corps de serpent, sa tête de bœufet 
ses dents de tortue, ses successeurs non moins monstrueux, sont 
aussi absurdes et n’ont pas plus existé qu'Encelade et Briarée. 

Est-il possible que ce soit un simple hasard qui donne un résultat 
aussi frappant, et qui fasse remonter à peu près à quarante siècles 
l’origine traditionnelle des monarchies assyrienne, indienne et chi- 


(1) Chouking, traduction française, page 0. 
(2) C’est le Yu-Kong ou le premier chap. de la deuxième partie du Chouking, pages 43 à 


60. 
6 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 107 


noise ? Les idées de peuples qui ont eu si peu de rapports ensemble, 
dont la langue, la religion, les lois n’ont rien de commun, s’accor- 
deraient-elles sur ce point si elles n’avaient la vérité pour base? 

Nous ne demanderons pas de dates précises aux Américains, qui 
n'avaient point de véritable écriture, et dont les plus anciennes tra- 
ditions ne remontaient qu'à quelques siècles avant l’arrivée des Es- 
pagnols; et cependant l’on croit encore apercevoir des traces d’un 
déluge dans leurs grossiers hiéroglyphes. Ils ont leur Noé ou leur 
Deucalion, comme les Indiens, comme les Babyloniens, comme les 
Grecs (1). | 

La plus dégradée des races humaines, celle des nègres, dont les 
formes s’'approchentle plus de la brute, et dont l'intelligence ne s’est 
élevée nulle part au point d'arriver à un gouvernement régulier, ni 
à la moindre apparence de connaissances suivies, n’a conservé “nulle 
part d’annales ni de tradition. Elle ne peut donc nous instruire sur 
ce que nous cherchons” qüoique tous ses caractères nous montrent 
clairement qu’elle a échappé à la grande catastrophe sur un autre 
point que les races caucasique et altaïque, dont elle était peut-être 
séparée depuis long-temps quand cette catastrophe arriva. 

Mais, dit-on, si les anciens peuples ne nous ont pas laissé d’his- 
toire, leur longue existence en corps de nation n’en est pas moïns 
attestée par les progrès qu’ils avaient faits dans l'astronomie ; par des 
observations dont la date est facile à assigner, et même par des 
monumens encore subsistans, et qui portent eux-mêmes leurs dates. 

Ainsi la longueur de l’année, telle que les Égyptiens sont suppo- 
sés lavoir déterminée d’après le lever héliaque de Sirius, se trouve 
juste pour une période comprise entre l’année trois mille et l’année 
mille avant Jésus-Christ, période dans laquelle tombent aussi les 
traditions de leurs conquêtes et de la grande prospérité de leur 
empire. Cette justesse prouve à quel point ils avaient porté l’exacti- 
tude de leurs observations, et fait sentir qu'ils se livraient depuis 
long-temps à des travaux semblables. 


(1) Voyez l'excellent et magnifique ouvrage de M. de Humboldt, sur les monumens 
mexicains. 


108 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


Pour apprécier ce raisonnement, il est nécessaire que nous en- 
trions ici dans quelques explications. 

Le solstice est le moment de l’année où commence la crue du 
Nil, et celui que les Égyptiens ont dù observer avec le plus d’at- 
tention. S’étant fait dans l’origine sur de mauvaises observations une 
année civile où sacrée de trois. cent soixante-cinq jours juste, ils 
voulurent la conserver par des motifs superstitieux, même après 
qu'ils se furent aperçus qu’elle ne s’accordait pas avec l’année natu- 
relle outropique, etne ramenait pas les saisons aux mêmes jours (1). 
Cependant c'était cette année tropique qu’il leur importait de mar- 
quer pour se diriger dans leurs opérations agricoles. Ils durent donc 
chercher dans le ciel un signe apparent de son retour, et ils imagi- 
nèrent qu'ils trouveraient ce signe quand le soleil reviendrait à la 
même position, relativement à quelque étoile remarquable. Ainsi 
ils s’appliquèrent, comme presque tous les peuples qui commencent 
cette recherche, à observer les levers et: les couchers héliaques des 
astres. Nous savons qu'ils choisirent particulièrement le lever hélia- 
que de Sirius; d’abord, sans doute, à cause de la beauté de l'étoile, 
et surtout parce que dans ces anciens temps ce lever de Sirius coin- 
cidant à peu près avec le solstice, et annonçant linondation, était 
pour eux le phénomène de ce genre le plus important. Il arriva mème 
de là que Sirius, sous le nom de Sothis, joua le plus grand rôle dans 
toute leur mythologie et dans leurs rites religieux. Supposant donc 
que le retour du lever héliaque de Sirius et l’année tropiqueétaient 
de même durée, et croyant enfin reconnaître que cette durée était 
de trois cent soixante-cinq jours et un quart, ils imaginèrent une 
période après laquelle l’année tropique et l’ancienne année, l’année 
sacrée de trois cent soixante-cinq jours seulement, devaient revenir 
au même jour; période qui, d’après ces données peu exactes, était 
nécessairement de mille quatre cent soixante-une années sacrées et de 
mille quatre cent soixante de ces années perfectionnées auxquelles 
ils donnèrent le nom d’années de Sirius. 


(1) Geminus, contemporain de Cicéron, explique au long leurs motifs. Voyez l’édition 


qu’en donne M. Halma à la suite du Ptolomée, page 43. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 100 


Ils prirent pour point de départ de cette période, qu'ils appelèrent 
année sothiaque ou grande année, une année civile, dont le premier 
jour était ou avait été aussi celui d’un lever héliaque de Sirius; et 
l’on sait, par le témoignage positif de Censorin, qu'une de ces 
grandes années avait pris fin en cent trente-huit de Jésus-Christ(r ): 
par conséquent elle avait commencé en mille trois cent vingt-deux 
avant Jésus-Christ, et celle qui l’avait précédée en deux mille sept 
cent quatre-vinst-deux. En effet, par les calculs de M. Ideler, on 
reconnaît que Sirius s’est levé héliaquement le 20 juillet de l’année 
julienne cent trente-neuf, jour qui répondait cette année-là au pre- 
mier de Thot ou au premier jour de l’année sacrée égyptienne (2). 

Mais non-seulement la position du soleil, par rapport aux étoiles 
de l’écliptique, ou l’année sidérale, n’est pas la même que l’année 
tropique, à cause de la précession des équinoxes; l’année héliaque 
d’une étoile, ou la période de son lever héliaque, surtout lorsqu'elle 
est éloignée de l’écliptique, diffère encore de l’année sidérale, et en 
diffère diversement selon les latitudes des lieux où on l’observe. Ce 
qui est assez singulier cependant, et ce que déjà Bainbridge (3) et 
le père Petau(4) ont fait observer (5), il est afrivé, par un concours 
remarquable dans les positions, que sous la latitude de la Haute- 
Egypte, à une certaine époque et pendant un certain nombre de 
siècles, l'année de Sirius était réellement, à trés-peu de chose près, 
de trois cent soixante-cinq jours et un quart; en sorte que le lever 
héliaque de cette étoile revint en effet au même jour de l’année ju- 
lienne, au 20 juillet, en 1322 avant et en 138 après Jésus-Christ (6). 


(1) Tout ce système est développé par Censorin : de Die natali, cap. xvin et xx1.. 

(2) Ideler. Recherches historiques sur les observations astronomiques des anciens, traduc- 
tion de M. Halma , à ja suite de son Canon de Ptolomée, pages 32 et suivantes. 

(3) Bainbridge. Canicul. 

(4) Petau. Var. Diss., lib. v, cap. vi, page 108. 

(5) Voyez aussi La Nauze, sur l’année égyptienne , Académie des Belles-Lettres , tome xiv, 
page 346; et le mémoire de M. Fourier, dans le grand ouvrage sur l'Égypte, Mém.,t.1, 
page 803. 

(6) Petau, loc. cit. M. Ideler affirme que cette rencontre du lever heliaque de Sirius eut 
aussi lieu en 2782 avant Jésus-Christ (Recherches historiques dans le Ptolomée de M. Hal- 


110 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


De cette coïncidence effective, à cette époque reculée, M. Fou- 
rier, qui a constaté tous ces rapports par un grand travail et par de 
nouveaux calculs, conclut que puisque la longueur de l’année de 
Sirius était si parfaitement connue des Égyptiens, il fallait qu'ils 
l’eussent déterminée sur des observations faites pendant long-temps 
et avec beaucoup d’exactitude, observations qui remontaient au 
moins à deux mille cinq cents ans avant notre ère, et qui n'auraient 
pu se faire ni beaucoup avant, ni beaucoup après cet intervalle de 
temps (1). 

Certainement ce résultat serait très-frappant si c'était directement 
et par des observations faites sur Sirius lui même qu'ils eussent fixé 
la longueur de l’année de Sirius; mais des astronomes expérimentés 
affirment qu'il est impossible que le lever héliaque d’une étoile ait 
pu servir de base à des observations exactes sur un pareil sujet, sur- 
tout dans un climat où le {our de l'horizon est toujours tellement 
chargé de vapeurs, que dans les belles nuits on ne voit jamais 
d'étoiles & quelques degrés au-dessus de l’horizon, dans les se- 
conde et troisième grandeurs, et que le soleil même , à son lever 
et à son coucher, se trouve entièrement déformé (2). Ils soutien- 
nent que si la longueur de l’année n’eût pas été reconnue autrement, 
onauraitpus y tromper d’un et de deux jours{3). Ils ne doutent donc 
pas que cette durée de trois cent soixante- cinq jours un quart ne 
soit celle de l’année tropique, m'äl déterminée par l'observation de 
l'ombre ou par celle du point où le soleil se levait chaque jour, et 
identifiée par ignorance avec l’année héliaque de Sirius; en sorte que 


ma, tome 1v, page 37). Mais pour l’année julienne 1598 de Jésus-Christ, qui est aussi la 
derniere d’une grande année , le père Petau et M. Ideler différent beaucoup entre eux. Celui- 
ci met le lever héliaque de Sirius au 22 juillet; le premier le place au 19 ou au 20 d’août. 

(@) Voyez, dans le grand ouvrage sur l'Égypte, Antiquités, Mémoires, tome 1 , page 805, 
l’ingénieux Mémoire de M. Fourier , intitulé Recherches sur les sciences et le gouvernement 


de l'Égypte. 


(2) Ce sont les expressions de feu Nouet, astronome de l'expédition d'Égypte. Voy. Volney, 
Recherches nouvelles sur l’histoire ancienne , tome ur. 


(3) Delambre. Abrégé d’Astronomie, page 217; et dans sa note sur les paranatellons, 
Histoire de l’Astronomie du moyen âge, page li}. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. TI 


ce serait un pur hasard qui aurait fixé avec tant de justesse la durée 
de celle-ci pour l’époque dont il est question (1). 

Peut-être jugera-t-vn aussi que des hommes capables d’observa- 
tions si exactes, et qui les auraient continuées pendant si long-temps, 
n'auraient pas donné à Sirius assez d'importance pour lui vouer un 
culte; car ils auraient vu que les rapports de son lever avec l’année 
tropique et avec la crue du Nil n'étaient que temporaires, et n'a- 
vaient lieu qu’à une latitude déterminée. En effet, selon ies calculs 
de M. Ideler, en 2782 avant Jésus-Christ, Sirius se montra dans la 
Haute- Égypte le deuxième jour après le solstice ; en 1322, le trei- 
zième; et en 139 de Jésus-Christ, le vingt-sixième (2). Aujourd'hui 
il ne se lève héliaquement que plus d’un mois après le solstice. Les 
Égyptiens se seraient donc attachés de préférence à trouver l'époque 
qui ramènerait la coïncidence du .commencement de leur année 
sacrée avec celui de la véritable année tropique; et alors ils auraient 
reconnu que leur grande période devait être de mille cinq cent huit 
années sacrées, et non pas de mille quatre cent soixante-une (3). 
Or on ne trouve certainement aucune trace de cette période de 
mille cinq cent huit ans dans l'antiquité. 

En général, peut-on se défendre de l’idée que si les Égyptiens 
avaient eu de si longues suites d'observations, et d’observations 
exactes, leur disciple Budoxe, qui étudia treize ans parmi eux, au- 
rait porté en Grèce une astronomie plus parfaite, des cartes du ciel 
moins grossières, plus cohérentes dans leurs diverses parties (4)? 

Comment la précession n’aurait-elle été connue aux Grecs que 
par les ouvrages d'Hipparque, si elle eût été consignée dans les re- 
gistres des Egyptiens, et écrite en caractères si manifestes aux pla- 
fonds de leurs temples? 


(1) Delambre. Rapport sur le Mémoire de M. Paravey sur la sphère, dans le tome vur des 
nouvelles Annales des Voyages. 

(2) Ideler , loc, cit., page 38. 

(3) Voyez Laplace, Système du Monde , troisième édition , page 17; et Annuaire de 1818. 

(4) Voyez sur la grossièreté des déterminations de la sphère d’Eudoxe, M. Delambre, 
dans le premier tome de son Histoire de l’Astronomie ancienne » pages 120 et suivantes. 


1 Le DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


Comment enfin Ptolomée, qui écrivait en Egypte, n’aurait-il dai- 
gné se servir d'aucune des observations des Egyptiens (1)? 

Il y a plus, c’est qu'Hérodote, qui a tant vécu avec eux, ne 
parle nullement de ces six heures qu’ils ajoutaient à l’année sacrée, 
ni de cette grande période sothiaque qui en résultait; il dit au con- 
traire positivement que, les Egyptiens faisant leur année de trois 
cent soixante- cinq jours , les saisons reviennent au même point, en 
sorte que de son temps on ne paraît pas encore s'être douté de la 
nécessité de ce quart de jour (2). Thalès, qui avait visité Les prêtres 
d'Egypte moins d’un siècle avant Hérodote, ne fit aussi connaître à 
ses compatriotes qu’une année de trois cent soixante-cinq jours 
seulement (3); et si l’on réfléchit que les colonies sorties de l'E- 
gypte quatorze ou quinze cents ans avant Jésus-Christ, les Juifs, 
les Athéniens, en ont toutes apporté l’année lunaire, on jugera pet 
ètre que l’année de trois cent soixante-cinq jours ne n’exis- 
tait pas encore en Egypte dans ces siècles reculés. 

Je n'ignore pas que Macrobe (4) attribue aux Egyptiens une 
année solaire de trois cent soixante-cinq jours un quart; mais cet 
auteur récent comparativement, et venu long-temps après l’établis- 
sement de l’année fixe d'Alexandrie, a pu confondre les époques. 
Diodore (5) et Strabon (6) ne donnent une telle année qu'aux Thé- 
bains : ils ne disent pas qu’elle fût d’un usage général, et eux-mêmes 
ne sont venus que long-temps après Hérodote. 

Ainsi l’année sothiaque, la grande année, a dü être une invention 
assez récente, puisqu'elle résulte de la comparaison de l’année civile 
avec cette prétendue année héliaque de Sirius; et c’est pourquoi il 
n’en est parlé que dans des ouvrages du second et du troisième 


(1) Voyez le discours préliminaire de l'Histoire de l’Astronomie du moyen äge,-par 
M. Delambre, pages viij et suivantes. 

(2) Euterpe, chapitre 1v. * 

(3) Diog. Laert., lib. 1, in Thalet. 

(4) Saturnal, Hb. 1, cap. xv. 

(5) Bibl., lib. 1 , pag. mea 46. 

(6) Geogr., page 102. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 11 


siècle après Jésus-Christ (1), et que le Syncelle seul, dans le neu- 
vième, semble citer Manéthon comme en ayant fait mention. 

On prend, malgré qu’on en ait, les mêmes idées de la science 
astronomique des Chaldéens. Qu'un peuple qui habitait de vastes 
plaines, sous un ciel toujours pur, ait été porté à observer le cours 
des astres, même dès l’époque où il était encore nomade, et où les 
astres seuls pouvaient diriger ses courses pendant la nuit, c’est ce 
qu'il était naturel de penser; mais depuis quand étaient-ils astro- 
nomes, et jusqu'où ont-ils poussé l'astronomie ? Voilà la question. 
On veut que Callisthènes ait envoyé à Aristote des observations 
faites par eux, et qui remonteraient à deux mille deux cents ans 
avant Jésus-Christ. Mais ce fait n’est rapporté que par Simplicius (2), 
à ce qu'il dit d’après Porphyre, et six cents ans après Aristote. Aris- 
tote lui-même n’en a rien dit; aucun véritable astronome n’en a 
parlé. Ptolomée rapporte et emploie dix observations d’éclipses 
véritablement faites par les Chaldéens; mais elles ne remontent qu’à 
Nabonassar (sept cent vingt-un ans avant Jésus-Christ); elles sont 
grossières; le temps n’y est exprimé qu’en heures et en demi- 
heures, et l'ombre qu’en demi ou en quarts de diamètre. Cepen- 
dant, comme elles avaient des dates certaines, les Chaldéens de- 
vaient avoir quelque connaissance de la vraie longueur de l’année 
et quelque moyen de mesurer le temps. Ils paraissent avoir connu 
la période de dix-huit ans qui ramène les éclipses de lune dans le 
même ordre, et que la simple inspection de leurs registres devait 
promptement leur donner; mais il est constant qu'ils ne savaient ni 
expliquer, ni prédire les éclipses de soleil. 

C’est pour n'avoir pas entendu un passage de Josèphe, que Cas- 


(1) Voyez, sur la nouveauté probable de cette période, l’excellente dissertation de M. Biot, 
dans ses Recherches sur plusieurs points de l’astronomie égyptienne, pages 148 et suivantes. 
(2) Voyez M. Delambre, Histoire de l’Astronomie, tome 1, page 212. Voyez aussi son 
analyse de Geminus, #bid., page 211. Comparez-la avec les Mémoires de M. Ideler, sur 
l’Astronomie des Chaldéens, dans le quatrième tome du Ptolomée de M. Halma, page 166. 


15 


114 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 

sini, et d'après lui Bailly, ont prétendu y trouver une période luni- 
solaire de six cents ans qui aurait été connue des premiers patriar- 
ches (1). 

Ainsi tout porte à croire que cette grande réputation des Chal- 
déens leur a été faite, à des époques récentes, par les indignes suc- 
cesseurs qui, sous le même nom, vendaient dans tout l’Empire ro- 
main des horoscopes et des prédictions, et qui, pour se procurer 
plus de crédit, attribuaient à leurs grossiers ancètres l'honneur des 
découvertes des Grecs. 

Quant aux Indiens, chacun sait que Bailly, croyant que l’époque 
qui sert de point de départ à quelques-unes de leurs tables astrono- 
miques avait été effectivement observée, a voulu en tirer une. 
preuve de la haute antiquité de la science parmi ce peuple, ou du 
moins chez la nation qui lui aurait légué ses connaissances; mais tout 
ce système si péniblement conçu tombe de lui-même, aujourd’hui 
qu'il est prouvé que cette époque a été adoptée après coup sur des 
calculs faits en rétrogradant, et dont le résultat était faux (2). 

M, Bentley a reconnu que les tables de Tirvalour, sur lesquelles 
portait surtout l’assertion de Bailly, ont dù être calculées vers 1281 
de Jésus-Christ (il y a cinq cent quarante ans), et que le Surya- 
Siddhanta, que les brames regardent comme leur plus ancien traité 
scientifique d'astronomie, et qu’ils prétendent révélé depuis plus 
de vingt millions d'années, ne peut avoir été composé qu'il y a en- 
viron sept cent soixante ans (3). 

Des solstices, des équinoxes indiqués dans les Pouranas, et calcu- 


(1) Voyez Bailly, Histoire de l’Astronomie ancienne ; et M. Delambre; dans son ouvrage 
sur le même sujet, tome 1, page 3. 

(2) Voyez Laplace, Exposé du Système du Monde, page 330; et le Mémoire de M. Davis, 
sur les calculs astronomiques des Indiens, Mém. de Calcutta, tome n, page 225 de l’édition 
in-0°. 

(3) Voyez les Mémoires de M. Bentley sur l’antiquité du Surya-Siddhanta, Mém. de Cal- 
cutla, tome vi, page 5{o; et sur les systèmes astronomiques des Indiens, ibid. , tome vin, 
page 195 de l’édition in-8p. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 115 


lés d’après les positions que semblaient leur attribuer les signes du 
zodiaque indien, tels qu’on croyait les connaître, avaient paru d’une 
antiquité énorme. Une étude plus exacte de ces signes ou naccha- 
trons a montré récemment à M. de Paravey qu'il ne s’agit que de 
solstices de douze cents ans avant Jésus-Christ. Cet auteur avoue en 
même temps que le lieu de ces solstices est si grossièrement fixé, 
qu'on ne peut répondre de cette détermination à deux ou trois 
siècles près. Ce sont les mêmes que ceux d’Eudoxe, que ceux de 
Tchéoukong (1). 

Il est bien avéré que les Indiens n’observent pas, et qu'ils ne pos- 
sèdent aucun des instrumens nécessaires pour cela. M. Delambre 
reconnait à la vérité avec Bailly et Legentil qu'ils ont des procédés 
de calculs qui, sans prouver l'ancienneté de leur astronomie, en 
montrent au moins l’originalité (2); et toutefois on ne peut étendre 
cette conclusion à leur sphère; car, indépendamment de leurs vingt- 
sept nacchatrons ou maisons lunaires, qui ressemblent beaucoup à 
celles des Arabes, ils ont au zodiaque les mêmes douze constella- 
tions que les Egyptiens, les Chaldéens et les Grecs (3); et si l’on 
s'en rapportait aux assertions de M. Wilfort, leurs constellations 
extra-zodiacales seraient aussi les mêmes que celles des Grecs, et 
porteraient des noms qui ne sont que de légères altérations de leurs 
noms grecs (4). | 


(1) Mémoires encore manuscrits de M. de Paravey, sur la sphère de la Haute-Asie. 

(2) Voyez le traité approfondi sur l’astronomie des Indiens dans l'Histoire de l’Astronomie 
ancienne de M. Delambre, tome 1, pages {00 à 556. 

(3) Voyez le Mémoire de sir Will. Johnes sur l'antiquité du zodiaque indien, Mém. de 
Calcutta, tome 11, page 289 de l'édition in-8°., et dans la traduction française, tome 11, 
page 332. 

(4) Voici les propres paroles de M. Wilfort, dans son Mémoire sur les témoignages des 
anciens livres indous touchant l'Égypte et le Nil, Mémoires de Calcutta, tome 111, page 
433 de l’édition in-8°. 

« Ayant demandé à mon pandit, qui est un savant astronome, de me désigner dans le ciel 
« la constellation d’Antarmada , il me dirigea aussitôt sur Andromede, que j'avais eu soin 
«de ne pas lui montrer comme un astérisme qui me serait connu. Il m’apporta ensuite un 
« livre très-rare et très-curieux, en sanscrit, où se trouvait un chapitre particulier sur les 


116 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


. C’est à Yao que l’on attribue l'introduction de l'astronomie à la 
Chine : il envoya, dit le Chouking, des astronomes vers les quatre 
points cardinaux de son Empire pour examiner quelles étoiles pré- 
sidaient aux quatre saisons, et pour régler ce qu’il y avait à faire 
dans chaque temps de l’année (1), comme s’il eût fallu se disperser 
pour une semblable opération. Environ deux cents ans plus tard le 
Chouking parle d’une éclipse de soleil, mais avec des circonstances 
ridicules, comme dans toutes les fables de cette espèce, car on fait 
marcher un général et toute l’armée chinoise contre deux astro- 
nomes, parce qu'ils ne l'avaient pas bien prédite (2); et l’on sait 
que, plus de deux mille ans après, les astronomes chinois n’avaient 
aucun moyen de prédire exactement les éclipses de soleil. En 1629 
de notre ère, lors de leur dispute avec les jésuites, ils ne savaient 
pas même calculer les ombres. 

Les véritables éclipses, rapportées par Confucius dans sa chro- 
nique du royaume de Lou, ne commencent que mille quatre cents 
ans après celle-là, en 776 avant Jésus-Christ, et à peine un demi-siècle 
plus haut que celles des Chaldéens rapportées par Ptolomée ; tant 
il est vrai que les nations échappées en même temps à la destruction 
sont aussi arrivées vers le même temps, quand les circonstances ont 
été semblables, à un même degré de civilisation. Or on croirait, d’a- 
près l'identité de nom des astronomes chinois sous différens règnes 
(ils paraissent, d'après le Chouking, s'être tous appelés Æz et Ho), 
qu’à cette époque reculée leur profession était héréditaire en Chine 
comme dans l'Inde, en Egypte et à Babylone. 


Upanacshatras ou constellations extra-zodiacales, avec des dessins de Capéya, de Cäsyapè 
assise, tenant une fleur de lotus à la main, d’Antarmada enchaînée avec le poisson près 
« d’elle, et de Pârasica tenant la tête d’un monstre qu’il avait tué, dégouttant de sang et 
« avec des serpens pour cheveux. » 

Qui ne reconnaîtrait là Persée, Céphée et Cassiopée? Mais n'oublions pas que ce pandit de 
M. Wilfort est devenu bien suspect. 
(1) Chouking , pages 6 et 7. 
(2) Chouking, pages 66 et suivantes. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 117 


La seule observation chinoise plus ancienne, qui ne porte pas en 
elle-même la preuve de sa fausseté, serait celle de l'ombre faite par 
Tcheou-Kong vers 1100 avant Jésus-Christ; encore est-elle au 
moins assez grossière (1). 

Ainsi nos lecteurs peuvent juger que les inductions tirées d’une 
haute perfection de l’astronomie des anciens peuples ne sont pas plus 
concluantes en faveur de l’excessive antiquité de ces peuples que les 
témoignages qu’ils se sont rendus à eux-mêmes. 

Mais quand cette astronomie aurait été plus parfaite, que prouve- 
rait-elle? A-t-on calculé les progrès que devait faire une science 
dans le sein des nations qui n’en avaient en quelque sorte point 
d’autres, chez qui la sérénité du ciel, les besoins de la vie pastorale 
ou agricole et la superstition faisaient des astres l'objet de la con- 
templation générale; où des colléges d'hommes les plus respectés 
étaient chargés de tenir registre des phénomènes intéressans, et d’en 
transmettre la mémoire; où l’hérédité de la profession faisait que les 
enfans étaient dès le berceau nourris dans les connaissances acquises 
par leurs pères? Que parmi les nombreux individus dont l'astronomie 
était la seule occupation, il se soit trouvé un ou deux esprits géo- 
métriques, et tout ce que ces peuples ont su a pu se découvrir en 
quelques siècles. 

Songeons que, depuis les Chaldéens, la véritable astronomie n’a 
eu que deux âges, celui de l’école d'Alexandrie, qui a duré quatre 
cents âns, et le nôtre, qui n’a pas été aussi long. A peine l’âge des 
Arabes y a-t-il ajouté quelque chose. Les autres siècles ont été nuls 
pour elle. Il ne s’est pas écoulé trois cents ans entre Copernic et 
l’auteur de la mécanique céleste, et l’on veut que les Indiens aient 


eu besoin de milliers d'années pour arriver à leurs informes théo- 
ries (2)? 


(1) Voyez dans la Connaissance des Temps de 1809, page 382, et dans l'Histoire de 
l’Astronomie ancienne de M. Delambre, tomer, page 391, l'extrait d’un Mémoire du 
P. Gaubil sur les observations des Chinois. 


(2) Le traducteur anglais de ce discours cite, à ce sujet, l'exemple du célébre James Fer- 


Les monumens 

astronomiques 
laissés par les 
anciens ne por 
tent pasles dates 

excessivement 
reculées que 
l’on a cru y voir. 


118 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


On a donc eu recours à des argumens d’un autre genre. On a 
prétendu qu'indépendamment de ce qu’ils ont pu savoir, ces peu- 
ples ont laissé des monumens qui portent, par l’état du ciel qu’ils 
représentent, une date certaine et une date très-reculée; et les zo- 
diaques sculptés dans deux temples de la Haute-Egypte parurent, 
il y a quelques années, fournir pour cette assertion des preuves 
tout-à-fait démonstratives. Ils offrent les mêmes figures des constel- 
lations zodiacales que nous employons aujourd’hui, mais distribuées 
d’une façon particulière. On crut voir dans cette distribution une 
représentation de l’état du ciel au moment où l’on avait dessiné ces 
monumens, et l’on pensa qu’il serait possible d’en conclure la date 
de la construction des édifices qui les contiennent (). 


guson, qui était berger dans son enfance, et qui, en gardant les troupeaux pendant la nuit , 
eut de lui-même l’idée de se faire une carte céleste, et la dessina peut-être mieux qu'aucun 
astronome chaldéen. On raconte quelque chose d’assez semblable de Jamerey Duval.’ 

(1) Ainsi à Dendera (l’ancienne Tentyris), ville au-dessous de Thèbes, dans le portique du 
grand temple dont l’entrée regarde le nord (*), on voit au plafond les signes du zodiaque 
marchant sur deux bandes, dont l’une est le long du côté oriental et l’autre du côté opposé : 


ellessont embrassées chacune parune figure de femme aussilongue qu’elle, dont les pieds sont 
vers l'entrée, la tête et les bras vers le fond du portique : par conséquent les pieds sont au nord 
et les têtes au sud. 1 

Le lion est en tête de la bande qui est à l'occident; ilse dirige vers le nord ou vers les pieds 
de la figure de femme, et il a lui-même les pieds vers le mur oriental. La vierge , la balance, 
le scorpion , le sagittaire et le capricorne le suivent, marchant sur une même ligne. Ce der- 
nier se trouve vers le fond du portique et près des mains et de la tête de la grande-figure de 
femme. Les signes de la bande orientale commencent à l’extrémité où ceux de l’autre bande 
finissent, et se dirigent par conséquent vers le fond du portique ou vers les bras de la grande 
figure. Ils ont les pieds vers le mur latéral de leur côté, et les têtes en sens contraires de celle 
de la bande opposée. Le verseau marche le premier suivi des poissons, du belier, du taureau, 
des gémeaux. Le dernier de la série, qui est le cancer ou plutôt le scarabée, car c’est par cet 
insecte que le cancer des Grecs est remplacé dans les zodiaques d'Égypte, est jeté de côté 
sur les jambes de la grande figure. A la place qu’il aurait dù occuper est un globe posé sur le 
sommet d’une pyramide composée de petits triangles qui représentent des espèces derayons, 
et devant la base de laquelle est une grande tête de femme avec deux petites cornes. Un se- 
cond scarabée est placé de côté et en travers sur la première bande, dans l’angle que les pieds 
de la grande figure forment avec le corps et en avant de l’espace où marche le lion, lequel 


(*) Voyez le grand ouvrage’sur l'Égypte, Antiquités, vol. iv, pl. xx. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 119 


Mais pour en venir à la haute antiquité que l’on prétendait en 
déduire, il fallut supposer premièrement que leur division avait un 
rapport déterminé avec un certain état du ciel, dépendant de la 
précession des équinoxes, qui fait faire aux colures le tour du zodia- 
que en vingt-six mille ans; qu’elle indiquait, par exemple, la posi- 
tion du point solsticial; et secondement, que l’état du ciel repré- 


est un peu en arriere. À l’autre bout de cette même bande le capricorne est tres-prèes du fond 
ou des bras de la grande figure, et sur la bande à gauche le verseau en est assez éloigné : ce- 
pendant le capricorne w’est pas répété comme le cancer. La division de ce zodiaque, des 
l’entrée, se fait donc entre le lion et le cancer, ou si l’on pense que la répétition du scarabée 
marque une division du signe , elle a lieu dans le cancer lui-même; mais celle du fond se fait 
entre le capricorne et le verseau. 

Dans une des salles intérieures du même temple était un planisphere circulaireinscrit dans un 
carré, celui-là même qui a été apporté à Paris par M. Lelorrain, et que l’on voit à la Biblio- 
thèque du Roi. On y remarque aussi les signes du zodiaque parmi beaucoup d’autres figures 
qui paraissent représenter des constellations (*) 

Le lion y répond à l’une des diagonales du carré; la vierge quile suit répond à une ligne 
perpendiculaire qui est dirigée vers l’orient; les autres signes marchent dans l’ordre connu 
jusqu’au cancer qui, au lieu de compléter la chaine en répondant au niveau du lion, est 
placé au-dessus de lui, plus près du centre du cercle, en sorte que les signes sont sur une 
ligne un peu spirale. 

Ce cancer, ou plutôt ce scarabée, marche en sens contraire des autres signes. Les gémeaux 
répondent au nord, le sagittaire au midi et les poissons à l’orient , mais pas tres-exactement. 
Au côté oriental de ce planisphère est une grande figure de femme, la tête dirigée vers le midi 
et les pieds dirigés vers le nord , comme celle du portique. 

On pourrait donc aussi élever quelque doute sur le point de ce second zodiaque où il fau- 
drait commencer la série des signes. Suivant que l’on prendra une des perpendiculaires ou 
une des diagonales, ou l’endroit où une partie de la série passe sur l’autre partie, on le ju- 
gera divisé au lion, où bien entre le lion et le cancer, ou bien enfin aux gémeaux. 

À Esné (l’ancienne Latopolis), ville placée au-dessus de Thèbes, il y a des zodiaques aux 
plafonds de deux temples différens. | 

Celui du grand temple, dont l’entrée regarde le levant, est sur deux bandes contigués et 
parallèles l’une à l’autre le long du côte sud du plafond (**). 

Les figures de femmes qui les embrassent ne sont pas sur leur longueur, mais sur leur lar- 
geur, en sorte que l’une est en travers près de l’entrée ou à lorient, la tête et les bras vers le 
nord , et les piéds vers le mur latéral ou vers le sud, et que l’autre est dans le fond du por- 
tique également en travers et regardant la premiere. 

(*) Voyez le grand ouvrage sur l'Égypte, Antiquités, vol. 1v, pl. xx. 

(**) Voyez le grand ouvrage sur l'Égypte, vol. 1, pl. Lxx1x. 


120 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 
senté était précisément celui qui avait lieu à l’époque où le monu- 
ment a été construit; deux suppositions qui en supposaient elles- 
mêmes, comme on voit, un grand nombre d’autres. 

En effet, les figures de ces zodiaques sont-elles les constellations, 
les vrais groupes d'étoiles qui portent aujourd’hui les mêmes noms, 
ou simplement ce que les astronomes appellent des signes, c’est-à- 


La bande la plus voisine de l’axe du portique ou du nord présente d’abord, du côté 
de l’entrée ou de lorient et vers la tête de la figure de femme, le lion placé un peu en 
arriere et marchant vers le fond, les pieds du côté du mur latéral; derrière le lion, à 
l’origine de la bande, sont deux lions plus petits, au devant de lui est le scarabée , et ensuite 
les gémeaux marchant dans le même sens; puis le taureau et le belier, et les poissons, rap- 
prochés les uns des autres, placés en travers sur le milieu de la bande; le taureau la tête vers 
le mur latéral, le belier vers l’axe. Le verseau est plus loin, et reprend la même direction 
vers le fond que les trois premiers signes. 

Sur la bande la plus voisine du mur latéral et du nord l’on voit d’abord , mais assez loin 
du mur du fond ou de l’occident, le capricorne qui marche en sens contraire du verseau, et 
se dirige vers lorient ou l’entrée du portiqne, les pieds tournés vers le mur latéral. Tout 
près de lui est le sagittaire, qui répond.ainsi aux poissons et au belier. Il marche aussi vers 
l’entrée, mais ses pieds sont tournés vers l’axe et en sens contraire de ceux du capricorne. 

À une certaine distance en avant , et près l’un de l’autre, sont le scorpion et une femme 
tenant la balance; enfin un peu plus en avant, mais encore assez loin de l'extrémité antérieure 
ou orientale, est la vierge qui est précédée d’un sphinx. La vierge et la femme qui tient la 
balance ont aussi les pieds vers le mur, en sorte que le sagittaire est le seul qui soit placé la 
tête à l’envers des autres signes. 

Au nord d’Esné est un petit temple isolé, également dirigé vers l’orient , et dont le portique 
a encore un zodiaque (*); il est sur deux bandes latérales et écartées, celle qui estle long du 
côté sud commence par le lion, qui marche vers le fond ou vers l’occident , les pieds tournés 
vers le mur ou le sud; il est précédé du scarabée, et celui-ci des gémeaux marchant dans le 
même sens. Le taureau , au contraire, vient à leur rencontre, se dirigeant à l’orient; mais le 
belier et les poissons reprennent la direction vers le fond ou vers l’occident. 

A la bande du côté du nord, le verseau est pres du fond ou de l'occident, marchant vers 
l'entrée ou l’orient, les pieds tournés vers le mur, précédé du capricorne et du sagittaire, qui 
marchent dans le même sens. Les autres signes sont perdus; mais il est clair que la vierge de- 
vait marcher en tête de cette bande du côté de l’entrée. 

Parmi les figures accessoires de ce petit zodiaque on doit remarquer deux beliers ailés 
placés en travers , l’un entrele taureau et les gémeaux, l’autre entre le scorpion-et le sagittaire, 
et chacun presque au milieu de sa bande, le second cependant un peu plusavancé vers 
l'entrée. 


(*) Voyez le grand ouvrage sur l'Égypte, Antiquités, vol. 1, pl. LxxxvI1. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 191 


dire des divisions du zodiaque partant de l’un des colures, quelque 
place qué ce colure occupe? 

Le point où l’on a partagé ces zodiaques en deux bandes est-il 
nécessairement celui d’un solstice ? 

La division du côté de l’entrée est-elle nécessairement celle du 
solstice d’été ? 

Cette division indique-t-elle, même en général, un phénomène 
dépendant de la précession des équinoxes ? 

Ne se rapporterait-elle pas à quelque époque dont la rotation se- 
rait moindre? par exemple, au moment de l’année tropique où com- 
mençait telle ou telle des années sacrées des Egyptiens, lesquelles 
étant plus courtes que la véritable année tropique de près de six 
heures, faisaient le tour du zodiaque en mille cinq cent huit ans. 

Enfin, quelque sens qu’elle ait eu, a-t-on voulu marquer par là 
le temps où le zodiaque a été scuplté, ou celui où le temple a été 
construit? N’a-t-on pas eu l’idée de rappeler un état antérieur du 
ciel à quelque époque intéressante pour la religion, soit qu’on l'ait 
observé ou qu’on l'ait conclu par un calcul rétrograde ? 

D’après le seul énoncé de pareilles questions, on doit sentir tout 
ce qu’elles avaient®æle compliqué, et combien la solution quelconque 
que l’on aurait adoptée devait être sujette à controverse, et peu sus- 
ceptible de servir elle-même de preuve solide à la solution d’un 
autre problème, tel que l’antiquité de la nation égyptienne. Aussi 
peut-on dire que parmi ceux qui essayèrent de tirer de ces données 
une date, il s’éleva autant d'opinions qu'il y eut d'auteurs. 


On avait pensé d’abord que dans le grand zodiaque d’Esné la division de l'entrée se fait 
entre la vierge et le lion , etcelle du fond entre les poissons et le verseau. Mais M. Hamilton, 
MM. de Jollois et Villiers ont cru voir dans le sphinx qui précède la vierge une répétition du 
lion analogue à celle du cancer dans le grand zodiaque de Dendera ; en sorte que, selon eux, 
la division aurait lieu dans le lion. En effet, sans cette explication, il n’y aurait que cinq 
signes d’un côté et sept de l’autre. 

Quant au petit zodiaque du nord d’Esné, on ne sait si quelque emblème analogue à ce 
sphinx s’y trouvait, parce que cette partie est détruite (*). 


(9) British Review, février 1817, page 136; et à la suite de la Lettre critique sur la Zodiacomanie, page 33. 


16 


. 


122 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


Le savant astronome M. Burkard, d’après un premier aperçu, 
jugea qu’à Dendera le solstice est dans le lion; par conséquent de 
deux signes moins reculé qu'aujourd'hui, et que le temple a au 
moins quatre mille ans (1). 

Il en donnait en même temps sept mille à celui d'Esné,-sans que 
l’on sache trop comment il entendait faire accorder ces nombres avec 
ce que l’on connait de la précession des équinoxes. 

Feu Lalande, voyant que le cancer était répété sur les deux 
bandes, imagina que le solstice passait au milieu de cette cons- 
tellation; mais comme c'était ce qui avait lieu dans la sphère d'Eu- 
doxe , il conclut que quelque Grec pouvait avoir représenté cette 
sphère au plafond d’un temple égyptien, sans savoir qu'il représen- 
tait un état du ciel qui depuis long-temps n’existait plus (2). C'était, 
comme on voit, une conséquence bien contraire à celle de M. Bur- 
kard. 

Dupuis, le premier, crut nécessaire de chercher des preuves de 
cette idée, en quelque sorte adoptée de confiance, qu'il s'agissait 
du solstice; il les vit, pour le grand zodiaque de Dendera, dans ce 
globe au sommet de la pyramide et dans plusieurs emblèmes placés 
près de différens signes, et qui tantôt, selon@d’anciens auteurs, 
comme Plutarque , Horus-Apollo ou Clément d'Alexandrie, tantôt 
selon ses propres conjectures, devaient représenter des phéno- 
mènes qui auraient été réellement ceux des saisons affectées à chaque 
signe. 

Du reste, il soutint que cet état du ciel donne la date du mo- 
nument, et que l’on avait à Dendera l'original et non pas une co- 
pie de la sphère d'Eudoxe; ce qui le conduisit à mille quatre cent 
soixante-huit ans avant Jésus-Christ, au règne de Sésostris. | 

Cependant ce nombre de dix-neuf bateaux placés sous chaque 
bande lui donna l’idée que le solstice pourrait bien avoir été au dix- 


(1) Description des pyramides de Gizé, par M. Grobert, page 117. 


(2) Connaissance des temps pour l’an xiv. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 123 


neuvième degré du signe, ce qui ferait deux cent quatre-vingt-huit 
ans de plus (1). 

M. Hamilton (2) ayant remarqué qu’à Dendera le scarabée du 
côté des signes ascendans est plus petit que celui de l’autre côté, un 
auteur anglais (3) en a conclu que le solstice peut avoir été plus près 
de son point actuel que le milieu du cancer, ce qui pourrait nous 
ramener à mille ou mille deux cents ans avant Jésus-Christ. 

Feu Nouet jugeant que ce globe, ces rayons et cette tête cornue 
ou &Isis représentent le lever héliaque de Sirius, prétendit que l’on 
avait voulu marquer une époque de la période sothiaque, mais 
qu’on avait voulu la marquer par la place qu'occupait le solstice; 
or, dans l’avant-dernière de ces périodes, celle qui s’est écoulée de- 
puis 2782 jusqu'à 1322 avant Jésus-Christ, le solstice a passé de 
trente degrés quarante-huit minutes de la constellation du lion à 
treize degrés trente-quatre minutes du cancer. Au milieu de cette 
période il était donc à vingt-trois degrés trente-quatre minutes du 
cancer; le lever héliaque de Sirius arrivait alors quelques jours après 
le solstice; c’est à peu près ce que l’on a indiqué, selon M. Nouet, 
par la répétition du scarabée, et par l’image de Sirius dans les 
rayons du soleil placée au commencement de la bande de droite. 
D’après cette manière de voir, il conclut que ce temple est de deux 
mille cinquante-deux ans avant Jésus-Christ, et celui d'Esné de 
quatre mille six cents (4). 

Tous ces calculs, même en admettant que l division marque le 
solstice, seraient encore susceptibles de beaucoup de modifications: 


(1) Observations sur le zodiaque de Dendera , dans la Revue philosophique et littéraire, an 
1806, deuxième trimestre, pages 257 et suivantes. 

(2) Ægyptiaca, page 212. 

(3) Voyez dans le Bristish Review de février 1817, pages 136 et suivantes, l’article vi sur 
l'origine et l'antiquité du zodiaque. Il est traduit à la suite de la Lettre critique sur la Zodia- 
comanie de Swartz. 

(4 Voyez le mémoire de Nouet dans les Recherches nouvelles sur l'Histoire ancienne de 
Volney, tome nt, pages 328 à 336. 


194 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


et d’abord il paraît que leurs auteurs ont supposé les constellations 
toutes de trente degrés comme les signes, et n’ont pas réfléchi qu'il 
s’en faut de beaucoup, du moins comme on les dessine aujourd’hui, 
et comme les Grecs nous les ont transmises, qu’elles soient ainsi 
égales entre elles. En réalité le solstice qui est aujourd’hui en decà 
des premières étoiles de la constellation des gémeaux n’a dû quitter 
les premières étoiles de la constellation du cancer que quarante-cinq 
ans après Jésus-Christ. Il n’a quitté la constellation du lion que 
mille deux cent soixante ans (1) avant la même ére. 

Il s'agirait encore de savoir quand on cessait de placer la cons- 
tellation dans laquelle le soleil entrait après le solstice, à la tête des 


(1) Mon célebre et savant collègue M. Delambre a bien voulu me donner la note suivante 


qui éclaircit la remarque ci-dessus. 


T'ABLE de l'étendue des COoNSTELLATIONS ZODIACALES telles qu’on les dessine sur nos globes, 


et du temps que les colures ont di mettre à les parcourir. 


nes Longitudes Année de | Année du A Longitudes Année de | Année du 

Etoiles. Te L Etoiles. EE : 
en 1800. l’équinoxe.| solstice. en 1800. l’équinoxe. solstice. 

BELIER. GÉMEAUX. 
7 12 06200000 — 389 6869 || Propus. | 2°28° g'20"| —/4547 | — 11027 
8 L4.1 01040 —/h41 Go21 ñ 8...0 3910 —4727 | —11207 
a 104002 00 =—"7TT0 7190 y 3 6 18 40 —5134 | —11614 
4 LU 600 00 —7/2 9222 d) 3 15 44 0 —5813 | —12293 
2 4 1 6 14 16 —810 7290 || Castor. | 3 17 27 30 —5937 | —12417 
ê 1 19  Ô 50 —1739 0219 || Pollux. | 3 20 28 9 —6154 | —12634 
27.queue.| 1 20 51 o —1062 0342 ? 3 22. 27,10 —6926 | —:127:6 
Durée. 30% 27020 1473 1473 || Durée. 24 17 40 17/9 1749 
TAUREAU. CANCER. 

£ 110 (6 —1735 —8215 1 BP 9H 21 00 6455 +45 
ñ 27 12 20 —2315 — 8798 4 3 26 82° lo + 6734 —-25/4 
a“ 2 6 59 40 — 3024 — 9504 B 4 1 28 20 Gooû —/26 
B 2 10-47 © —39/4 —10/424 y 4 4 45 o 7182 — 702 
2 2 22100000 0 —4104 | —10584 1 æ 410 18 5o 7583 — 1103 
là. Coch. | 2 24 42 40 —4300 | —10780 2 a 4 10 5o 36 5G2i —1141 
» » » » » x { 13 23 [0] 7804 —1324 
Durée. 35 36 4o 2565 2565 || Durée. LOTO 1369 1369 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 125 


signesdescendans, et si cela avait lieu aussitôt que le solstice avait 
assez rétrogradé pour toucher la constellation précédente. 


Lorngitudes Année de | Année du A Longitudes Année de | Année du 
Etoiles. 


Etoiles. as À " ENS : 
en 1800. l’équinoxe. solstice. en 1900. léquinoxe.| solstice. 


LION. SAGITTAIRE. 


45129 30! o!"| —7740 — 1260 8%26% 28! 20) - —17530 41111060 
4 27 3.10 —8788 — 1905 9 32 56 | —17895 —11/419 
5 8 30 o |  —obr2 —3 132 9 5o 28 | —15421 
5 18 55 | —10357 — 3877 9 15 15 | —18667 
» » 9 2 19 | —19209 
: » 9 39 25 | —19487 


2617 1e. 2H 50 1097 
VIERGE. CAPRICORNE. 


—10371 c : 29 39 15 —1977 

— 10790 42 1, 3 58 | —19877 
—11307 327 1.210 90 — 19891 
—11786 3 > 14 53 — 20872 
—12676 — 610 18 59 — 21166 
—13620 14 23 PI 12 —21458 
—13845 ) » » » 


D = 
ΠD NO 
D © à 


D 
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(epKerkerlé; 2e): 
En 


D 


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O1 Du, 


I 

3 
7 4 9 
7} 17 (9 
Mas 


3474 | l 29 21 1683 


BALANCE. VERSEAU. 


—1/4113 ; 56 
18 — 14246 6 0 36 
35 —14514 03. > 34 
20 34 | —14929 { 
41 oo | —15312 
30 15 —15372. 


29 31 1250 


SCOR PION. POISSONS. 

lo 230 16615 
49 17195 
22 10/59 
26 19°?09 
94 58 


5o 6 | —15306 
23 —15508 —9920 
57 —15980 — 9500 


35 —16387 — 9907 
7 —17049 | —105569 


= = 


D D D © = 
D D D 


Durée. 07 2 1653. Ioee 45 58 | 


Durée Ë 
moyenne, 3 | Sirius. 20 10 


Les longitudes des étoiles pour 1800 ont éte prises dans les tables de Berlin. Elles sont de 


Lacaille ou de Bradley, ou de Flamsteed. 


126 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


Ainsi MM. Jollois et Devilliers, à l’'ardeur soutenue de qui nous 
devons l’exacte connaissance de ces fameux monumens, pensant 


On a pris la première et la dernière de chaque constellation et quelques-unes des étoiles 
intermédiaires les plus brillantes. 

La troisième colonne indique l’année où la longitude de l’étoile était o , c’est-à-dire celle 
où l’étoile se trouvait dans le colure équinoxial du printemps. 

La derniere colonne indique l’année où l’étoile était dans le colure solsticial , soit de l'hiver, 
soit de l’éte. 

Pour le belier, le taureau et les gémeaux, on a choisi le solstice d’hiver ; pour les auires 
constellations on a choisi le solstice d’été pour ne pas trop s’enfoncer dans l’antiquité et ne 
point trop s’approcher des temps modernes. Au reste il sera bien facile de trouver le solstice 
opposé, en ajoutant la demi-période de douze mille neuf cent soixante ans. La même regle 
servira pour trouver le temps où l’étoile a été ou sera à l’équinoxe d'automne: 

Le signe — indique les années avant notre ère; le signe + l’année de notre ère; enfin la 
derniere ligne , à la suite de chaque signe sous le nom de durée, donne l’étendue de la cons- 
tellation en degrés, et le temps que l’équinoxe ou Île solstice emploie à parcourir la constel- 
lation d’un bout à l’autre. 

On a supposé la précession de cinquante secondes par an, telle qu’elle est donnée par la 
comparaison du catalogue d’'Hipparque avec les catalogues modernes. On avait ainsi la com- 
modité des nombres ronds et toute l'exactitude dont on peut répondre. 

La période entière est ainsi de vingt-cinq mille neuf cent vingt ans ; la demu-période, de 
douze mille neuf cent soixante ans ; le quart, de six mille quatre cent quatre-vingts ans; le 
douzième , oa un signe, de deux mille cent soixante ans. 

Il est à remarquer que les constellations laissent entre elles des vides, et que quelquefois 
elles empiètent les unes sur les autres. Ainsi, entre la dernière étoile du scorpion et la pre— 
miere du sagittaire, il y a un intervalle de six degrés deux tiers. Au contraire, la der- 
nicre du capricorne est plus avancée de quatorze degrés en longitude que la premiere du 
verseau. 

Ainsi, même indépendamment de l'inégalité du mouvement du soleil, les constellations 
donneraient une mesure très-inégale et tres-fautive de l’année et de ses mois. Les signes de 
trente degrés en fournissent une plus commode et moins défectueuse. Mais les signes ne sont 
qu'une conception géométrique; on ne peut ni les distinguer ni les observer; ils changent 
continuellement de place par la rétrogradation du point équinoxial. 

On a pu de tout temps déterminer grossièrement les équinoxes et les solstices; à la longue 
on a pu remarquer que le spectacle du ciel pendant la nuit n’était plus exactement le même 
qu’il avait été anciennement au temps des équinoxes et des solstices. Maïs jamais on n’a pu 
observer exactement le lever héliaque d’une étoile; ondevait toujours s’y tromper de quelques 
jours. Aussi en parle-t-on souvent sans qu’on en ait une détermination sur laquelle on puisse 
compter. Avant Hipparque on ne voit, ni dans les livres ni dans les traditions, rien qu’on 
puisse soumettre au calcul; et c’est ce qui a tant multiplié les systèmes. On a disputé sans s’en- 
tendre. Ceux qui ne sont point astronomes peuvent se faire de la science des Chaldéens, des 
Égyptiens, etc., etc., des idées aussi belles qu’il leur plaira; il n’en résultera aucun incon- 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 127 


toujours que la division vers l'entrée du vestibule est le solstice, et 
jugeant que. la vierge a dü rester la première des constellations des- 


vénient réel. On peut prêter à ces peuples l’esprit et les connaissances des modernes; mais on 
ne peut rien emprunter d'eux, car ou ils n’ont rien eu ou ils n’ont rien laissé. Jamais les astro- 
nomes netirerontdes anciens rien qui soit de l'utilité la plus légere. Laissons aux érudits leurs 
vaines conjectures, et confessons notre ignorance absolue sur des choses peu utiles en elles- 
mêmes , et dont il ne reste aucun monument. 

Les limites des constellations varient suivant les auteurs que l’on consulte. On voit ces li- 
mites s'étendre ou se resserrer quand on passe d'Hipparque à Tycho, de Tycho à Hevelius , 
d'Hevelius à Flamsteed, Lacaille, Bradley ou Piazzi. 

Je l'ai dit ailleurs, les constellations ne sont bonnes à rien, si ce n’est tout au plus à re- 
connaître plus facilement les étoiles; au lieu que les étoiles en particulier donnent des points 
fixes auxquels on peut rapporter les mouvemens, soit des colures, soit des planètes. L’astro- 
nomie n’a commencé qu'à l’époque où Hipparque a fait le premier catalogue d'étoiles, me- 
suré la révolution du soleil, celle de la Ine et leurs principales inégalités. Le reste n’offre qure 
ténèbres, incertitudes et erreurs grossières. Ce serait temps perdu que celui qu’on vondrait 
employer à débrouiller ce chaos. 

J’ai dit, à quelques ménagemens près, tout ce que je pensesur ce sujet. Je n’ai eu la préten- 
tion de convertir personne : peu m'importe qu’on adopte mes opinions; mais si l’on compare 
mes raisons aux rêves de Newton, de Herschell, de Bailly et de tant d’autres, il n’est 
pas impossible qu'avec le temps on arrive à se dégoûter de ces chimeres plus où moins 
brillantes. 

J’ai essayé de déterminer l’étendue des constellations d’apres les caractérismes du faux 
Ératosthène. La chose est réellement impossible. Ce serait encore pis si l’on consultait Hygin, 
et surtout Firmicus. Voici, au reste, ce que j'ai tiré d'Ératosthène. 


CONSTELLATIONS. DURÉES. CONSTELLATIONS,. DURÉES. 


Délér.: rrAm ans) Serres - 4: Me tent 
Taureau... ; 1826 SCORRIOD, + 0. : +lPTO20 aus. 
Gémeaux. . 1636 Sasiliaité, 4.0. 2138 


Cancer. . .. 1204 Capricomne.: :.. .:... ..| 1416 


Lion. . .. se 4) 2007 Verseau. . . \+ |: 1109 
Vienee 1 al 930n POISSONS, à «+ et 2936 


Quant aux Chaldéens, aux Égyptiens, aux Chinois et aux Indiens, il n’y faut pas songer. 


x : 3 2 ue 
() Eratosthène ne fait qu’une constellation du scorpion et des serres. Il indique le commencement des serres 
sans en marquer la fin; et comme il donne mille huit cent vingt-trois ans au scorpion proprement dit, il res- 


terait mille quatre-vingt-neuf ans pour les serres, en supposant qu'il ny eùt aucun espace vide entre les deux 
constellations. 


128 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


cendantes tant que le solstice n’avait pas reculé au moins jusqu’au 
milieu de la constellation du lion, croyant voir de plus, comme nous 
l'avons dit, que le lion est divisé dans le grand zodiaque d’Esné, 
ne font remonter ce zodiaque qu'à deux mille six cent dix ans 
avant Jésus-Christ (r). 

M. Hamilton, qui a le premier fait remarquer cette division du 
signe: du lion dans le zodiaque d'Esné, réduit l’éloignement de la 
période où s’y trouvait le solstice à mille quatre cents ans avant 
Jésus-Christ. 

Il parut encore un grand nombre d’autres systèmes sur le même 
sujet. M. Rhode, par exemple, en proposait deux : le premier faisait 
remonter le zodiaque du portique de Dendera à cinq cent quatre- 
vingt-onze ans avant Jésus-Christ; d’après le second, il s’élèverait 
à mille deux cent quatre-vingt-dix (2). M. Latreille fixait l'époque 
de ce zodiaque à six cent soixante-dix ans avant Jésus-Christ; 
celle du planisphère à cinq cent cinquante ; celle du zodiaque du 
grand temple d'Esné à deux mille cinq cent cinquante; celle du 
petit à mille sept cent soixante. | 

Mais il y avait une difficulté inhérente à toutes les dates qui par- 
taient de la double supposition que la division marque le solstice, et 
que la position du solstice marque l’époque du monument ; c’est la 
conséquence inévitable que le zodiaque d'Esné aurait dù être au 
moins de deux mille et peut-être de trois mille ans (3) plus ancien 


Sud: 


On n’en peut absolument rien tirer. Ma profession de foi à cet égard est dans le discours pré- 
liminaite de mon Histoire de l’astronomie du moyen âge, pages xvij et xviij. 

Voyez aussi la note ajoutée au Rapport sur les Mémoires de M. de Paravey, tome vit des 
Nouvelles Annales des Voyages , et reproduit par M. de Paravey dans son aperçu de ses 
Mémoires sur l’origine de la sphère , pages 24 et de 31 à 36. 

Voyez encore l’Analyse des travaux mathémathiques de l’Académie en 1820, pages 78 
et 79. 

DELAMBRE. 

(1) Voyez le grand ouvrage sur l'Égypte, Antiquités, Mémoires, tome 1, page 486. 

(2) Rhode. Essai sur l’âge du zodiaque et l’origine des constellations ,en allemand. Breslau, 
1809 ,in-4°., pag. 78. 

(3) D’apres les tables de la note ci-dessus, le solstice est resté trois mille quatre cent 


DE LA SURFACE DU GLOBE. $b 


que celui de Dendera, conséquence qui évidemment battait en ruine 
la supposition; car aucun homme, un peu instruit de l’histoire des 
arts, ne pourra croire que deux édifices aussi ressemblans par lar- 
chitecture aient été autant séparés par le temps. 

Lesentiment de cette impossibilité, uni toujours à la croyance que 
cette division des zodiaques indique une date, fit recourir à une 
autre conjecture, à celle que les constructeurs auraient voulu mar- 
quer celle des années sacrées des Egyptiens où le monument a été 
élevé. Ces années ne durant que trois cent soixante-cinq jours, si le 
soleil au commencement de l’une occupait le commencement d’une 
constellation, il s’en fallait de près de six heures qu’il n’y fût revenu 
au commencement de l’année suivante, et après cent vingt-un ans 
il devait ne se trouver qu’au commencement du signe précédent. Il 
semble assez naturel que les constructeurs d’un temple aient voulu 
indiquer à peu près dans quelle période dela grande année, de l’année 
sothiaque, il avait été élevé, et l'indication du signe par lequel com- 
mençait alors l’année sacrée en était un assez bon moyen. On com- 
prendrait ainsi qu’il se serait écoulé de cent vingt à cent cinquante 
ans entre le temple d'Esné et celui de Dendera. 

Mais, dans cette manière de voir, il restait à déterminer dans la- 
quelle des grandes années ces constructions auraient eu lieu : ou 
celle qui a fini en 138 après, ou celle qui a fini en 1322 avant Jésus- 
Christ, ou quelque autre. 

Feu Visconti, premier auteur de cette hypothèse, prenant l'année 
sacrée dont le commencement répondait au signe du lion, et jugeant, 
d’après la ressemblance des signes, qu’ils avaient été représentés à 
une époque où les opinions des Grecs n'étaient pas étrangères à 
l'Egypte, ne pouvait choisir que la fin de la dernière grande 
année, ou l’espace écoulé entre l'an 12 et l'an 138 après Jésus- 
Christ (1); ce qui lui sembla s’accorder avec l'inscription grecque 


soixante-quatorze ou au moins trois mille trois cent sept ans dans la constellation de la 


vierge, celle de toutes qui occupe un plus grand espace dans le zodiaque, et deux mille six 
cent dix-sept dans celle du lion. 


(1) Traduction d'Hérodote , par Larcher, t. 11, p. 570. 


1 


130 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 
qu'il ne connaissait pas bien encore, mais où il avait oui dire qu'il 
était question d'un César. 

M. Testa, cherchant la date du monument dans un autre ordre 
d’idées, alla jusqu’à supposer que si la vierge se montre à Esné en tète 
du zodiaque, c’est que l’on a voulu y représenter l’ère d’Actium, 
telle qu’elle avait été établie pour l'Egypte par un décret du sénat, 
cité par Dion-Cassius, et quicommencait au mois de septembre, 
le jour où avait eu lieu la prise d'Alexandrie par Auguste (r). 

M. de Paravey considéra ces zodiaques sous un point de vue nou- 
veau, qui pourrait embrasser à la fois et la révolution des équinoxes 
et celle de la grande année. Supposant que le planisphère circulaire 
de Dendera a dû être orienté, et que l’axe du nord au sud est la 
ligne des solstices, il vit le solstice d’été au deuxième gémeau, celui 
d'hiver à la croupe du sagittaire; la ligne des équinoxes aurait passé 
par les poissons et la vierge, ce qui lui donnait pour date le premier 
siècle de notre ère. 

D’après cette manière de voir, la division du zodiaque du portique 
ne pouvait plusse rapporter aux colures, et il fallait chercher ailleurs 
la marque du solstice. M. de Paravey ayant remarqué qu'il y aentre 
tous les signes des figures de femmes qui portent une étoile sur 
la tête et qui marchent dans le même sens, et observant que celle 
qui vient après les gémeaux est seule tournée en sens contraire des 
autres, jugea qu’elle indique la conpersion du soleil ou le tropique, 
et que ce zodiaque s'accorde ainsi avec le planisphère. 

En appliquant l'idée de l’orientement au petit zodiaque d’Esné, 
on y trouverait les solstices entre les gémeaux et Îe taureau, et entre 
le scorpion et le sagittaire ; ils y seraient même marqués par le 
changement de direction du taureau, et par des beliers ailés placés 
en travers à ces deux endroits. Dans le grand zodiaque de la même 
ville, les marques en seraient la position en travers du taureau et le 
renversement du sagittaire ; il n’y aurait plus alors qu’une portion 


EEE A 


(1) Voyez la dissertation de l’abbé Dominique Testa : Sopra due zodiaci noyellamente 


scoperte nell” Egitto. Rome, 1802, page 34. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 135 


de constellation d’écoulée entreles dates d'Esné et celles de Dendera, 
espace toutefois encore bien long pour des édifices si ressemblans. 
Une opération de feu M. Delambre sur le planisphère circulaire 
parut confirmer ces conjectures favorables à sa nouveauté; car en 
plaçant les étoiles sur la projection d’'Hipparque, d’après la théorie 
de cet astronome et d’après les positions qu'il leur avait données 
dans son catalogue, augmentant toutes les longitudes pour que Îe 
solstice passät par le second des gémeaux, il reproduisit presque ce 
planisphère; et «cette ressemblance, dit-il, aurait été encore plus grande 


À 


s’il eût adopté les longitudes telles qu’elles sont dans le catalogue 
« de Ptolomée, pour l’an 123 de notre ère. Au contraire, en re- 
« montant de vingt-cinq ou vingt-six siècles, les ascensions droites et 
« les déclinaisons seront changées considérablement, et la projec- 
« tion aura pris une figure toute différente (1). 

« Tous nos calculs, ajoutait ce grand astronome, nous ramènent 
« à cette conclusion, que les sculptures sont postérieures à l’époque 
d'Alexandre. » 


À 


A la vérité, le planisphère circulaire ayant été apporté à Paris par 
les soins de MM. Saunier et Lelorrain, M. Biot, dans un ouvrage (2) 
fondé sur des mesures précises et des calculs pleins de sagacité, a 
établi qu’il représente, d’après une projection géométrique exacte, 
l’état du ciel tel qu'il avait lieu sept cents ans avant Jésus-Christ ; 
mais il s’est bien gardé d’en conclure qu'il ait été sculpté dans ce 
temps-là. 

En effet, tous ces efforts d'esprit et de science, en tant qu'ils con- 
cernent l’époque des monumens, sont devenus superflus depuis que 
finissant par où naturellement l’on aurait commencé, sila prévention 
n'avait pas aveuglé les premiers observateurs, on s’est donné la 
peine de copier et de restituer les inscriptions grecques gravées sur 


(1) Delambre. Note à la suite du rapport sur le Mémoire de M. de Paravey. Ce rapportest 
imprimé dans les nouvelles Annales des Voyages, tome vin. 
(2) Voyez l’ouvrage de M. Biot, intitulé Recherches sur plusieurs points de l’astronomie 


égyptienne appliquées aux monumens astronomiques trouvés en Egypte. Paris, 1823, 
in-octavo. 


132 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


ces monumens, et surtout depuis que M. Champollion est parvenu à 
déchiffrer celles qui sont exprimées en hiéroglyphes. 

Il est certain maintenant, et les inscriptions grecques s'accordent 
pour le prouver avec les inscriptions hiéroglyphiques, il est certain, 
disons-nous, que les temples dans lesquels on a sculpté des zodiaques 
ont été construits sous la domination des Romains. Le portique du 
temple de Dendera, d’après l'inscription grecque de son frontispice, 
est consacré au salut de Tibère (1). Sur le planisphère du même tem- 
ple on lit le titre d’Aufocrator en caractères hiéroglyphiques (2); et 
il est probable qu’il se rapporte à Néron. Le petit temple d’Esné, 
celui dont on plaçait l’origine au plus tard entre deux mille sept 
cents ou trois mille ans avant Jésus-Christ, a une colonne sculptée 
et peinte la dixième année d’Antonin, cent quarante-sept ans après 
Jésus-Christ, et elle est peinte et sculptée dans le même style que 
le zodiaque qui est auprès (3). 

Il y a plus; on a la preuve que cette division du zodiaque dans tel 
ou tel signe n’a aucun rapport à la précession des équinoxes, ni au 
déplacement du solstice. Un cercueil de momie, rapporté nouvelle- 
ment de Thèbes par M. Caiïllaud, et contenant, d’après l'inscription 
grecque très-lisible, le corps d’un jeune homme mortla dix-neuvième 
année Ge Trajan, cent seize ans après Jésus-Christ (4), offre un 
zodiaque divisé au même point que ceux de Dendera (5); et toutes 
les apparences sont que cette division marque quelque thème astro- 
logique relatif à cet individu, conclusion qui doit probablement 
s'appliquer aussi à la division des zodiaques des temples; elle marque 


(1) Letronne. Recherches pour servir à l’histoire de l'Égypte pendant la domination des 
Grecs et des Romains, page 180. 

(2) Idem, page 38. 

(3) Idem 456 et 457. 

(4) Letronne, Observations critiques et archéologiques sur l’objet des représentations zodia- 
cales qui nous restent de l’antiquité, à l’occasion d’un zodiaque égyptien peint dans une 
caisse de momie qui porte une inscription grecque du temps de Trajan. Paris, 1824, in-5°., 
page 30. 

(5) Idem, pages 48 et 49. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 133 


ou le thème astrologique du moment de leur érecuon, ou celui du 
prince pour le salut duquel ils avaient été votés, ou tel autre instant 
semblable relativement auquel la position du soleil aura paru 
importante à noter. | 

Ainsi se sont évanouies pour toujours les conclusions que l’on 
avait voulu tirer de quelques monumens mal expliqués, contre la 
nouveauté des continens et des nations, et nous aurions pu nous 
dispenser d’en traiter avec tant de détail si elles n'étaient pas si ré- 
centes et n'avaient pas fait assez d'impression pour conserver encore 
leur influence sur les opinions de quelques personnes. 


Mais il y a des écrivains qui ont prétendu que le zodiaque porte 
en lui-même la date de son invention, par la raison que les noms 
et les figures donnés à ses constellations sont un indice de la position 
des colures quand on l’inventa; et cette date, selon plusieurs, est 


Le zodiaque 
est loin de por- 
ter enlui-même 
une date cer- 
taine et excessi- 


tellement évidente et tellement reculée, qu'il est assez indifférent vement  recu- 


que les représentations que l’on possède de ce cercle soient plus ou 
moins anciennes. 

Ils ne font pas attention que ce genre d’argumens se complique 
de trois suppositions également incertaines : le pays où l’on admet 
que le zodiaque a été inventé, le sens que l’on croit avoir été donné 
aux constellations qui l’occupent, et la position dans laquelle étaient 
les colures par rapport à chaque constellation, quand ce sens lui a 
été attribué. Selon qu’on a imaginé d’autres allégories, ou que l’on 
admet que ces allégories se rapportaient à la constellation dont le 
soleil occupait les premiers degrés, ou à celle dont il occupait le 
milieu, ou à celle où il commençait d'entrer, c’est-à-dire dont il 
occupait les derniers degrés, ou bien enfin à celle qui lui était op- 
posée et qui se levait le soir; ou selon que l’on place l'invention de 
ces allégories dans un autre climat, il faut aussi changer la date du 
zodiaque. Les variations possibles à cet égard peuvent embrasser 
jusqu’à la moitié de la révolution des fixes, c’est-à-dire treize mille 
ans, et même davantage. 

Ainsi Pluche, généralisant quelques indications des anciens, a 


lée. 


134 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


pensé que le belier annonce le soleil commençant à monter, et 
l'équinoxe du printemps; que le cancer annonce sa rétrogradation 
au solstice d’été ; que la balance, signe d'égalité, marque l’équinoxe 
d'automne (1); et que le capricorne, animal grimpeur, indique le 
solstice d'hiver après lequel le soleil nous revient. De cette manière, 
en plaçant les inventeurs du zodiaque dans un climat tempéré, on 
aurait des pluies sous le verseau, des naissances d’agneaux et de 
chevreaux sous les gémeaux, des chaleurs violentes sous le lion, 
les récoltes sous la vierge, la chasse sous le sagittaire, etc., et les 
emblèmes seraient assez convenables. En plaçant alors les colures au 
commencement des constellations, ou du moins l’équinoxe aux pre- 
mières étoiles du belier, on n’arriverait en première instance qu’à 
trois cent quatre-vingt-neuf ans avant Jésus-Christ, époque évidem- 
ment trop moderne, et qui obligerait de remonter encore d’une 
période équinoxiale toute entière ou de vingt-six mille ans. Mais si 
l’on suppose que l’équinoxe passait par le milieu de la constellation, 
on arrivera à mille ou mille deux cents ans plus haut à peu près, à 
seize ou dix-sept cents ans avant Jésus-Christ; et c’est là l’époque 
que plusieurs hommes célèbres ont cru véritablement être celle de 
l'invention du zodiaque, dont , sur d’autres motifs aussi légers, ils 
ont fait honneur à Chiron. 

Mais Dupuis qui avait besoin, pour l’origine qu’il prétendait 
attribuer à tous les cultes, que l'astronomie, et nommément les 
figures du zodiaque eussent en quelque sorte précédé toutes les 
autres institutions humaines, a cherché un autre climat pour trouver 
d’autres explications aux emblèmes, et pour en déduire une 
autre époque. Si, prenant toujours la balance pour un signe 
équinoxial, mais la supposant à l’équinoxe du printemps, on 
veut que le zodiaque ait été inventé en Egypte, on trouvera en 
effet encore des explications assez plausibles pour le climat de ce 


(1) Varro, de Ling. lat., lib. vr, signa, quod aliquid significent, ut libra æquinoctium ; 
Macrob., Sat., lib. 1 , cap. xxt, Capricornus ab infernis partibus ad superas solem reducens 
capræ naturam videtur imitari. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 135 


pays (r). Le capricorne, animal à queue de poisson, marquera le 
commencement de l'élévation du Nil au solstice d'été; le verseau et 
les poissons, les progrès et la diminution de l'inondation; le taureau, 
le labourage; la vierge, la récolte; et ils les marqueront aux épo- 
ques où en effet ces opérations ont lieu. Dans cette hypothèse le 
zodiaque aura quinze mille ans (2) pour un soleil supposé au pre- 
mier degré de chaque signe , plus de seize mille pour le milieu, et 
quatre mille seulement, en supposant que l'emblème a été donné au 
signe à l'opposite duquel était le soleil (3). C'est à quinze mille ans 
que s’est attaché Dupuis, et c’est sur cette date qu'il a fondé tout le 
système de son fameux ouvrage. 

Ilne manque cependant pas de gens qui, tout en admettant que 
le zodiaque a été inventé en Egypte, ont imaginé des allégories ap- 
plicables à des temps postérieurs. Ainsi, selon M. Hamilton, la 
vierge représenterait la terre d'Egypte lorsqu'elle n’est pas encore 
fécondée par l’inondation; le lion, la saison où cette terre est le plus 
livrée aux bêtes féroces, etc. (4). 

Cette haute antiquité de quinze mille ans entrainerait d’ailleurs cette 
conséquence absurde que les Égyptiens, ces hommes qui représen- 
taient tout par des emblèmes, et qui devaient attacher un grand prix à 
ce que ces emblèmes fussent conformes aux idées qu'ils devaient pein- 
dre, auraient conservé les signes du zodiaque des milliers d'années 
après qu'ils nerépondaient plus en aucune manière à leur sens primitif. 

Feu Remi Raige chercha à soutenir l’opinion de Dupuis par un 
argument tout nouveau (5). Ayant remarqué que l’on peut trou- 
ver aux noms égyptiens des mois, en les expliquant par les langues 
orientales, des sens plus ou moins analogues aux figures des signes 
du zodiaque, trouvant dans Ptolomée qu’epzfi qui signifie capri- 


(1) Voyez le mémoire sur l’origine des constellations dans l’Origine des Cultes de Dupuis, 
tome 111, pages 324 et suivantes. 

(2) Idem , tome mt, page 267. 

(3) Dupuis suggère lui-même cette seconde hypothèse, rbid. pag. 340. 

(4) Ægyptiaca, pag. 215. 

(5) Voyez, dans le grand ouvrage sur l'Égypte, Antiquités, Mémoires, tome 1, le Mémoire 


130 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


corne commence au 20 de juin, et vient par conséquent immédia- 
tement après le solstice d'été, il en conclut qu'à l’origine le capri- 
corne lui-même était au solstice d'été, et ainsi des autres signes 
comme l'avait prétendu Dupuis. | 

Mais indépendamment de tout ce qu’il y a de hasardé dans ces 
étymologies, Raige ne s’aperçut point que c’est par un pur hasard 
que cinq ans après la bataille d’Actium, en l’année 25 avant Jésus- 
Christ, à l’établissement de l’année fixe d'Alexandrie, le premier 
jour de thoth se trouva correspondre au 29 d’août Julien, et y cor- 
respondit depuis lors. C’est seulement de cette époque que les mois 
égyptiens commencèrent à des jours fixes de l’année julienne, mais à 
Alexandrie seulement; et même Ptolomée n’en continua pas moins 
d'employer dans son AÏmageste l’ancienne année égyptienne avec ses 
mois vagues (1). 

Pourquoi n'aurait-on pas à une époque quelconque donné aux 
mois les noms des signes ou aux signes les noms des mois, tout aussi 
arbitrairement que les Indiens ont donné à leurs vingt-sept mois 
douze noms choisis parmi ceux de leurs maisons lunaires, d’après 
des motifs qu'il est impossible de deviner aujourd’hui (2)? 

L’absurdité qu'il y aurait eue à conserver pendant quinze mille 
ans aux constellations des figures et des noms symboliques qui n’au- 
raient plus offert aucun rapport avec leur position, aurait été bien 
plus sensible si elle füt allée jusqu’à conserver aux mois ces mêmes 
noms qui étaient sans cesse dans la bouche du peuple, et dont l’in- 
convenance se serait fait apercevoir à chaque instant. 

Et que deviendraient en outre tous ces systèmes si les figures et 


de M. Renn Raige sur le zodiaque nominal et primitif des anciens Égyptiens. Voyez aussi la 
table des mois grecs, romains et alexandrins dans le Ptolomée de M. Halma , tome ur. 

() Voyez les Recherches historiques sur les observations astronomiques des anciens, par 
M. ideler, dont M. Halma a inséré la traduction dans le troisieme tome de son Ptolomée ; et 
surtout le Mémoire de Fréret sur l'opinion de Lanauze, relative à l'établissement de l’année 
d'Alexandrie, dans les mémoires de l’Académie des belles-lettres , tome xvi, page 308. 

(2) Voyez le Mémoire de sir Will. Jones sur l'antiquité du zodiaque indien, Meém. de 
Calcutta, tome 11. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 137 


les noms des constellations zodiacales leur avaient été donnés sans 
aucun rapport avec la course du soleil? comme leur inégalité, Pex- 
tension de plusieurs d’entre elles en dehors du zodiaque, leurs con- 
nexions manifestes avec les constellations voisines semblent le dé- 
montrer (1). 

Qu’arriverait-il encore si, comme le ditexpressément Macrobe (2), 
chaque signe avait dü ètre un emblème du soleil, considéré dans 
quelqu'un de ses effets ou de ses phénomènes généraux, et sans 
égard aux mois où il passe, soit dans le signe, soit à son apposite ? 

Enfin que serait-ce si les noms avaient été donnés d’une manière 
abstraite aux divisions de l’espace ou du temps, comme les astro- 
nomes les donnent maintenant à ce qu'ils appellent les signes, et 
n'avaient été appliqués aux constellations ou groupes d'étoiles qu’à 
une époque déterminée par le hasard, en sorte que l’on ne pourrait 
plus rien conclure de leur signification (3) ? 

En voilà sans doute autant qu'il en faut pour dégoüter un esprit 
bien fait de chercher dans l’astronomie des preuvesde l'antiquité des 
peuples; mais quand ces prétendues preuves seraient aussi certaines 
qu’elles sont vagues et dénuées de résultat, qu'en pourrait-on con- 
clure contre la grande catastrophe dont il nous reste des documens 
bien autrement démonstratifs ? il faudrait seulement admettre, avec 
quelques modernes, que l'astronomie était au nombre des connais- 
sances conservées par les hommes que cette catastrophe épargna. 


L'on a aussi beaucoup exagéré l'antiquité de certains travaux de 
mines. Un auteur tout récent a prétendu que les mines de l’ile d’Elbe, 


(1) Voyez le Zodiaque expliqué, ou Recherches sur l’origine et la signification des constel- 
lations de la sphère grecque; traduit du suédois de M. Swartz. Paris, 1809. 

(2) Saturnal, lib. 1, cap. xxt, sub. fin. Nec solus leo , sed signa quoque universa zodiact ad 
naturam solis jure referentur, etc. Ce n’est que dans l’explication du lion et du capricorne 
qu’il a recours à quelque phénomènerelatif aux saisons ; le cancer même est expliqué sousun 
point de vue général, et relatif à l’obliquité de la marche du soleil. 

(3)VoyezleMémoire de M. de Guignes sur les zodiaques desOrientaux.(Académiedes belles- 
lettres, tome xLvir. ) 


18 


Exagérations 
relatives à cer- 
tains travaux de 
mines. 


Conclusion 
générale rela- 
tive à l’époque 
de la dernière 


révolution. 


138 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


à en juger par leurs déblais, ont dû être exploitées depuis plus de qua- 
rante mille ans; mais un autre auteur, qui a aussi examiné ces déblais 
avec soin, réduit cet intervalle à un peu plus de cinq mille (1), et 
encore en supposant que les anciens n’exploitaient chaque année 
que le quart de ce que l’on exploite maintenant. Mais quel motif 
a-t-on de croire que les Romains, par exemple, tirassent si peu de 
parti de ces mines, eux qui consommaient tant de fer dans leurs ar- 
mées? de plus, si ces mines avaient été en exploitation il y a seule- 
ment quatre mille ans, comment le fer aurait-il été si peu connu dans 
la haute antiquité? 


Je pense donc, avec MM. Deluc et Dolomieu, que, s'il ya 
quelque chose de constaté en géologie, c’est que la surface de notre 
globe a été victime d’une grande et subite révolution, dont la date 
ne peut remonter beaucoup au delà de cinq ou six mille ans; que 
cette révolution a enfoncé et fait disparaitre les pays qu’'habitaient 
auparavant les hommes et les espèces des animaux aujourd’hui les 
plus connus; qu’elle a, au contraire, mis à sec le fond de la dernière 
mer, et en a formé les pays aujourd’hui habités; que c’est depuis cette 
révolution que le petit nombre des individus épargnés par elle se sont 
répandus et propagés sur les terrains nouvellement mis à sec, et par 
conséquent que c’est depuis cette époque seulement que nos socié- 
tés ont repris une marche progressive, qu’elles ont formé des établis- 
semens, élevé des monumens, recueilli des faits naturels, et combiné 
des systèmes scientifiques. | 

Mais ces pays aujourd'hui habités, et que-la dernière révolution 
a mis à sec, avaient déjà été habités auparavant, sinon par des 
hommes, du moins par des animaux terrestres; par conséquent une 
révolution précédente, au moins, les avait mis sous les eaux; et, si 
l’on peut en juger par les différens ordres d'animaux dont on y trouve 
les dépouilles, ils avaient peut-être subi jusqu’à deux ou trois irrup- 
tions de la mer. 


G) Voyez M. de Fortia d'Urban, histoire de la Chine avant le déluge d'Ogyges, page 33. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 139 


Ce sont ces alternatives qui me paraissent maintenant le problème 
géologique le plus important à résoudre, ou plutôt à bien définir, à 
bien circonscrire; car, pour le résoudre en entier, il faudrait découvrir 
la cause de ces événemens, entreprise d’une toute autre difficulté. 

Je le répète, nous voyons assez clairement ce qui se passe à la 
surface des continens dansleur état actuel ; nous avons assez bien saisi 
la marche uniforme et la succession régulière des terrains primiufs, 
mais l'étude des terrains secondaires est à peine ébauchée; cette sé- 
rie merveilleuse de zoophytes et de mollusques marins inconnus, 
suivis de reptiles et de poissons d’eau douce également inconnus, 
remplacés à leur tour par d’autres zoophytes et mollusques plus 
voisins de ceux d’aujourd’hui; ces animaux terrestres, et ces mol- 
lusques, et autres animaux d’eau douce toujours inconnus qui 
viennent ensuite occuper les lieux, pour en être encore chassés, mais 
par des mollusques et d’autres animaux semblables à ceux de nos 
mers; les rapports de ces êtres variés avec les plantes dont les débris 
accompagnent les leurs, les relations de ces deux règnes avec les 
couches minérales qui les recèlent; le plus ou moins d’uniformité 
des uns et des autres dans les différens bassins : voilà un ordre de 
phénomènes qui me parait appeler maintenant impérieusement l'at- 
tention des philosophes. 

Intéressante par la variété des produits des révolutions partielles 
ou générales de cette époque, et par l'abondance des espèces di- 
verses qui figurent alternativement sur la scène, cette étude n’a point 
l’aridité de celle des terrains primordiaux, et ne jette point, comme 
elle, presque nécessairement dans les hypothèses. Les faits sont si 
pressés, si curieux, si évidens, qu'ils suffisent, pour ainsi dire, à li 
magination la plus ardente; et les conclusions qu’ils amènent de 
temps en temps, quelque réserve qu'y mette l'observateur, n'ayant 
rien de vague, n’ont aussi rien d’arbitraire; enfin, c’est dans ces évé- 
nemens plus rapprochés de nous que nous pouvons espérer de trou- 
ver quelques traces des événemens plus anciens et de leurs causes, 
si toutefois il est encore permis, après de si nombreuses tentatives, 
de se flatter d’un tel espoir. 


Idées des re- 
cherches à faire 
ultérieurement 


en géologie. 


140 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


Ces idées m'ont poursuivi, je dirais presque tourmenté, pendant 
que j'ai fait les recherches sur les os fossiles, dont j’ai donné depuis 
peu au public la collection, recherches qui n’embrassent qu’une si 
petite partie de ces phénomènes de l’avant-dernier âge de la terre, 
et qui cependant se lient à tous les autres d’une manière intime. Il 
était presque impossible qu’il n’en naquit pas le désir d'étudier la 
généralité de ces phénomènes, au moins dans un espace limité au- 
tour de nous. Mon excellent ami, M. Brongniart, à qui d’autres 
études donnaient le même désir, a bien voulu m’associer à lui, et 
c’est ainsi que nous avons jeté les premières bases de notre travail 
sur les environs de Paris; mais cet ouvrage, bien qù’il porte encore 
mon nom, est devenu presqu'entier celui de mon ami, par les 
soins infinis quil a donnés, depuis la conception de notre premier 
plan et depuis nos voyages, à l’examen approfondi des objets et à la 
rédaction du tout. Je l’ai placé, avec le consentement de M. Bron- 
gniart, dans la deuxième partie de mes recherches, dans celle où 
je traite des ossemens de nos environs. Quoique relatif en appa- 
rence à un pays assez borné, il donne de nombreux résultats appli- 
cables à toute la géologie, et sous ce rapport il peut être consi- 
déré comme une partie intégrante du présent discours, en même 
temps qu'il est à coup sûr l’un des plus beaux ornemens de mon 
livre (1). 

On y voit l’histoire des changemens les plus récens arrivés dans un 
bassin particulier, et il nous conduit jusqu’à la craie, dont l'étendue 
sur le globe est infiniment plus considérable que celle des matériaux 
du bassin de Paris. La craie, que l’on croyait si moderne, se trouve 
ainsi bien reculée dans les siècles de l’avant-dernier âge; elle forme 
une sorte de limite entre les terrains les plus récens, ceux auxquels 
on peut réserver le nom de £ertiaires, et les terrains que l’on nomme 
secondaires, qui se sont déposés avant la craie, mais après les ter- 
rains primitifs et ceux de transition. 


(D Onen a tiré des exemplaires à part, sous le titre de Description géologique des environs 
de Paris, par par MM. G. Cuvier et Al. Brongniart. Deuxième édition. Paris, 1822;in-4°., 
chez les mêmes éditeurs. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 141 


Les observations récentes de plusieurs géologistes qui ont donné 
suite à nos vues, tels que MM. Buckland, Webster, Constant-Pre- 
vost, et celles de M. Brongniart lui-même, ont prouvé que ces 
terrains, postérieurs à la craie, se sont reproduits dans bien d’autres 
bassins que celui de Paris, quoiqu’avec quelques variations ; en sorte 
qu'il a été possible d'y constater un ordre de succession dont 
plusieurs étages s'étendent presque à toutes les contrées que l’on a 


observées. é 


Les couches les plus superticielles, ces bancs de limon et de sables 
argileux mêlés de cailloux roulés provenus de pays éloignés, et rem- 
plis d’ossemens d'animaux terrestres, en grande partie inconnus ou 
au moins étrangers, semblent surtout avoir recouvert toutes les plai- 
nes, rempli le fond de toutes les cavernes, obstrué toutes les fentes 
de rochers qui se sont trouvés à leur portée. Décrites avec un soin 
particulier par M. Buckland, sous le nom de dluypium, et bien dif- 
férentes de ces autres couches également meubles, sans cesse déposées 
par les torrens et par les fleuves, qui ne contiennent que des osse- 
mens d'animaux du pays, et que M. Bukland désigne par le nom 
d'alluvium, elles forment aujourd’hui, aux yeux de tous les géolo- 
gistes, la preuve la plus sensible de linondation immense qui a 
été la dernière des catastrophes du globe (1). 

Entre ce diluvium et la craie sont les terrains alternativement 
remplis des produits de l’eau douce et de l’eau salée, qui marquent 
les irruptions et les retraites de la mer, auxquelles, depuis la dé- 
position de la craie, cette partie du globe a été sujette; d’abord des 
marnes et des pierres meulières ou silex caverneux remplis de co- 
quilles d’eau douce semblables à celles de nos marais et de nos 
étangs; sous elles des marnes, des grès, des calcaires, dont toutes 
les coquilles sont marines, des huitres, etc. 


d- 


(1) Voyez le grand ouvrage de M. le professeur Buckland , intitulé Reliquiæ diluvianæ. 
Londres 1823, in-{°., pages 185 et suivantes ; et l’article eau par M. Brongniart, dans le 
quatorzième volume du Dictionnaire des sciences naturelles. 


Résume des 
observationssur 
la succession 


des terrains. 


142 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


Plus profondément des terrains d’eau douce d’une époque plus 
ancienne, et nommément ces fameuses plâtrières des environs de 
Paris qui ont donné tant de facilité à orner les édifices de cette 
grande ville, et où nous avons découvert des genres entiers d’ani- 
maux terrestres dont on n’avait aperçu aucune trace ailleurs. 

Elles reposent sur ces bancs non moins remarquables de la pierre 
calcaire dont notre capitale est construite, dans le tissu plus ou 
moins serré desquels la patience, et la sagacité des savans de France, 
et de plusieurs ardens collecteurs, ont déjà recueilli plus de huit 
cents espèces de coquilles toutes de mer, mais la plupart in- 
connues dans les mers d'aujourd'hui. Ils ne contiennent aussi 
que des ossemens de poissons , de cétacés et d’autres mammifères 
marins. 

Sous ce calcaire marin est encore un terrain d’eau douce, formé 
d'argile, dans lequel s’interposent de grandes couches de lignite ou 
de ce charbon de terre d’une origine plus récente que la houille. 
Parmi des coquilles constamment d’eau douce, il s’y voit aussi des 
os; mais, chose remarquable, des os de reptiles et non pas de mam- 
mifères. Des crocodiles, des tortues le remplissent, et les genres de 
mammifères perdus que recèle le gypse ne s’y voient pas. Ils 
n’existaient pas encore dans la contrée quand ces argiles et ces 
lignites s’y formaient. 

Ce terrain d’eau douce, le plus ancien que l’on ait reconnu avec 
certitude dans nos environs, et qui porte tous les terrains que nous 
venons de dénombrer, est porté et embrassé lui-même de toute 
part par la craie, formation immense par son épaisseur et par son 
étendue, qui se montre dans des pays fort éloignés, tels que la Po- 
méranie, la Pologne; mais qui, dans nos environs, règne avec une 
sorte de continuité en Berri, en Champagne, en Picardie, dans la 
Haute-Normandie et dans une partie de l'Angleterre, et forme ainsi 
un grand cercle ou plutôt un grand bassin dans lequel les terrains 
dont nous venons de parler sont contenus, mais dont ils recou- 
vrent aussi les bords dans les endroits où ils étaient moins élevés. 

En effet, ce n’est pas seulement dans notre bassin que ces sortes 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 143 


de terrains se déposaient. Dans les autres contrées où la surface de 
la craie leur offrait des cavités semblables; dans ceux même où il 
n’y avait point de craie, et où les terrains plus anciens s’offraient 
seuls pour appui, les circonstances amenèrent souvent des dépôts 


plus ou moins semblables aux nôtres, et recelant les mêmes corps 
organisés. 

Nos terrains à coquilles d’eau douce des deux étages ont été vus 
en Angleterre, en Espagne, et jusqu’aux confins de la Pologne. 

Les coquilles marines placées entre eux se sont retrouvées tout 
le long des Apennins. 

Quelques-uns des quadrupèdes de nos plätrières, nos palæothe- 
riums, par exemple, ont aussi laissé de leurs os dans des terrains 
gypseux du Velay, et dans les earrières de pierres dites molasses du 
midi de la France. 

Ainsi les révolutions partielles qui avaient lieu dans nos environs, 
entre l'époque de la craie et celle de la grande inondation, et pen- 
dant lesquelles la mer se jetait sur nos cantons ou s’en retirait, 
avaient lieu aussi dans une multitude d’autres contrées. Cétait 
pour le globe une longue suite de tourmentes et de variations, 
probablement assez rapides, puisque les dépôts qu’elles ont laissés 
ne montrent nulle part beaucoup d'épaisseur où beaucoup de soli- 
dité. La craie a été le produit d’une mer plus tranquille et moins 
coupée; *!le ne contient que des produits marins parmi lesquels 
il en est cependant quelques-uns d'animaux vertébrés bien remar- 
quables, mais tous de la classe des reptiles et des poissons; de 
grandes tortues, d'immenses lézards et autres êtres semblables. 

Les terrains antérieurs à la craie, et dans les creux desquels elle 
est elle-mème déposée, comme les terrains de nos environs le sont 
dans les siens, forment une grande partie de l’Allemagne et de 
l'Angleterre; et les efforts qu'ont faits récemment les savans de ces 
deux pays, d'accord avec les nôtres, et inspirés par les mêmes 
données, s’unissant à ceux qu’avait précédemment tentés l’école de 
Werner, ne laisseront bientôt rien à désirer pour leur connaissance. 
MM. de Humboldt et de Bonnard pour la France et l'Allemagne, 


144 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


MM. Buckland et Conybeare pour l'Angleterre, en ont donné les 
tableaux les plus complets et les plus instructifs (1). 

Sous la craie sont des sables verts dont ses couches inférieures 
conservent quelques restes. Plus profondément sont des sables. fer- 
rugineux; en bien des pays les uns et les autres s’agglutinent en 
bancs de grès, dans lesquels se voient aussi des lignites, du sucein 
et des débris de reptiles. 

Au-dessous vient la grande masse de couches qui composent la 
chaîne du Jura et celle des montagnes qui le continuent en Souabe 
et en Franconie, les crêtes principales des Apennins et des multitudes 
de bancs de la France et de l'Angleterre. Ge sont des schistes cal- 
caires riches en poissons et en crustacés, des bancs immenses d’00- 
lithes ou d’une pierre calcaire grenue, des calcaires marneux et py- 
riteux gris caractérisés par des ammonites, par des huîtres à valves 
recourbées, dites gryphées, et par des reptiles, mais de plus en plus 
singuliers dans leurs formes et leurs caractères. 

De grandes couches de sables et de grès, offrant souvent des em- 
preintes végétales, supportent tous ces bancs du Jura, et reposent 
elles-mêmes sur un calcaire à qui les innombrables coquilles et zo0- 
phytes dont il est rempli ont fait donner par Werner le nom, beau- 
coup trop général, de calcaire coquillier, et que d’autres couches 
de grès, de la sorte qu’on nomme grès bigarré, séparent d’un calcaire 
encore plus ancien que l’on a appelé non moins improprement cal- 
caire alpin, parce qu’il compose les Hautes Alpes du Tyrol; mais 
qui, dans le fait, se montre au jour dans nos provinces de l’est et 
dans tout le midi de l’Allemagne. 

C'est dans ce calcaire dit coquillier que sont déposés de grands 
amas de gypse et de riches couches de sel, et c’est au-dessous de 
lui que se voient les couches minces de schistes cuivreux si riches en 


(1) Voici celui que M. de Humboldt a bien voulu tracer pour en orner mon ouvrage, non- 
seulement des terrains secondaires, mais de toute la suite des couches, depuis les plus an- 
ciennes que l’on connaisse jusqu’aux plus modernes et aux plus superficielles. C’est en quelque 
sorte le dernier résumé des efforts de tous les géologistes. F’oyez le tableau ci-joint. 


DES 


TABLEAU COS 
FORMATIONS GÉOLOGIQUES DANS L'ORDRE DE LEUR SUPFRPOSITION; 


Par M. Az. ve HUMBOLDT. 


Dépôts d'alluvion ] 


Formation lacustre avec meulières. 


Grès et sables de Fontainebleau, 


Gypse à ossemens. Calcaire siliccux. 


Calcaire grossier. 
(Argile de Londres.) 


Terrains tertiaires. 


Grès tertiaire à lignites. 
(Argile plastique , — Molasse , — Nagelluhe.) 


—— 


blanche. 
Craie tufeau Ananchites 
chloritée. 


Sable vert. à 
Weald clay (Grès secondaire à lignites.) À 
: È 
Sable ferrugineux. È 
È 
= = = È 
Ammonites er Assises schisteuses avec poissons Ël 
: Calcaire jurassique. à 
Planulites. et crustacés. 
\ Coral rag. 
Quadersandstein , ou grès blanc, quelquefois supérieur au lias. Argile de Dive. 
Oolthes et calcaire de 
Caen. 
Muschelkalk. a 
Ammonites nodosus. Lias marneux oucalc. | À 
à Gryphœa arcuata. ê 


Marnes avec gypse fibreux. 


LR Grès bigarré salifère. 
Assises arénacées. 


RE, >, —— , 


Product. aculeat. 
Calcaire magnésien. Zechstein. (Galcaire alpin. 
Schiste cuivreux. 


a — 
Porphyre 
quarzifère. 


 , 


Formations coordonnées de porphyre, 
de grès rouge et de houille. 


Formations de transition. 


Schistes avec lydienne, granwacke, diorites , euphotides, 


Calcaires à orthoceratites , trilobites et evomphalites. 


Formations primitives. 
Schistes argileux (thomchicfer). 
Micaschistes. 

Gneïs. 


Granites. 


Terrains intermédiaires. 


Terrains primitifs. 


A | 


4 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 145 


poissons, parmi lesquels il y aussi des reptiles d’eau douce. Le 
schiste cuivreux est porté sur un grès rouge à l’âge duquel appar- 
tiennent ces fameux amas de charbons de terre ou de houille, res- 
source de l’âge présent, et reste des premières richesses végétales 
qui aient orné la face du globe. Les troncs de fougères dont ils ont 
conservé les empreintes nous disent assez combien ces antiques 
forêts différaient des nôtres. 

On tombe alors promptement dans ces terrains de transition où 
la première nature, la nature morte et purement minérale, semblait 
disputer encore l'empire à la nature organisante; des calcaires noirs, 
des schistes qui n’offrent que des crustacés et des coquilles de genres 
aujourd'hui éteints, alternent avec des restes de terrains primitifs , 
et nous annonçent que nous arrivons à ces formations les plus an- 
ciennes qu'il nous ait été donné de connaître, à ces antiques fonde- 
mens de l’enveloppe actuelle du globe, aux marbres et aux schistes 
primitifs aux. gneiss et enfin aux granits. 

Telle est l’'énumération précise des masses successives dont la 
nature a enveloppé ce globe; la géologie l’a obtenue en combinant 
les lumières de la minéralogie avec celles que lui fournissaient les 
sciences de l’organisation; cet ordre, si nouveau et si intéressant de 
faits, ne lui est acquis que depuis qu'elle a préféré des richesses 
positives données par l'observation, à des systèmes fantastiques, à 
des conjectures contradictoires sur la première origine des globes et 
sur tous ces phénomènes, qui, ne ressemblant en rien à ceux de 
notre physique actuelle, ne pouvaient y trouver, pour leur expli- 
cation, ni matériaux, ni pierre de touche. Il y a quelques années, 
la plupart des géologistes pouvaient être comparés à des historiens 
qui ne se seraient intéressés dans l’histoire de France qu’à ce qui s’est 
passé dans les Gaules avant Jules-César; mais encore ces historiens 
s’aident-ils en composant leurs romans de la connaissance des faits 
postérieurs, et les géologistes dont je parle négligeaient précisément 
les faits postérieurs, qui seuls pouvaient réfléchir quelque lueur sur 
la nuit des temps précédens. 

Il ne me reste, pour terminer ce discours, qu'à présenter le ré- 


10 


146 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


sultat de mes propres recherches, ou, en d’autres termes, le résumé 
de mon grand ouvrage; je vais énumérer les animaux que j'ai dé- 
couverts dans l’ordre inverse de celui que je viens de suivre pour 
l'énumération des terrains. En m’enfonçant dans la suite des cou- 
ches je remontais dans la suite des temps; je vais maintenant pren- 
dre les terrains les plus anciens, faire connaitre les animaux qu'ils 
recèlent; et, passant d'époque en époque, indiquer ceux qui s'y 
montrent successivement à mesure qu'on se rapproche du temps 


présent. 


Enumération Nous avons vu que des zoophytes, des mollusques et certains 
nn. crustacés commencent à paraitre dès les terrains de transition; peut- 
nus par l'au- être ÿ a-t-il même dès lors des os et des squelettes de poissons; 
teur. mais il sen faut encore de beaucoup que l’on ne découvre sitôt des 

restes d'animaux qui vivent sur la terre sèche et respirent l'air en 
nature. 

Les grandes couches de houilles et les troncs de palmiers et de 
fougères dont elles conservent les empreintes, bien que supposant 
déjà des terres sèches et une végétation aérienne, ne montrent point 
encore des os de quadrupèdes, pas même de quadrupèdes ovipares. 

Ce n’est qu’un peu au-dessus, dans le schiste cuivreux bitumi- 
neux, qu'on en voit la première trace; et, ce qui est bien remar- 
quable, les premiers quadrupèdes sont des reptiles de la famille des 
lézards, très-semblables aux grands monitors qui vivent aujour- 
d'hui dans la zone torride. Il s'en est trouvé plusieurs individus dans 
les mines de Thuringe (1) parmi d'innombrables poissons d’un genre 
aujourd'hui inconnu, mais qui, d’après ses rapports avec les genres 
de nos jours, paraît avoir vécu dans l’eau douce. Chacun sait que 
les monitors sont aussi des animaux d’eau douce. 

Un peu plus haut est le calcaire dit des Alpes, et sur lui ce cal- 
caire coquillier riche en entroques et en encrinites, qui fait la base 
d’une grande partie de l'Allemagne et de la Lorraine. 


(1) Voyez mes Recherches sur les ossemens fossiles, tome v, deuxieme partie, page 300. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 147 


Il a offert des ossemens d’une très-grande tortue de mer dont les 
carapaces pouvaient avoir de six à huit pieds de longueur, et ceux 


d’un autre quadrupède ovipare de la famille des lézards de grande 
taille et à museau très-pointu (1). 


Remontant encore au travers de grès qui n’offrent que des em- 
preintes végétales de grandes arondinacées, de bambous, de pal- 
miers et d'autres monocotylédones, on arrive aux différentes cou- 
ches de ce calcaire qui a été nommé calcaire du Jura, parce qu'il 
forme le principal noyau de cette chaine. 

C'est là que la classe des reptiles prend tout son dévelopement et 
déploie des formes variées et des tailles gigantesques. 

La partie moyenne, composée d’oolithes et de lias, ou de calcaire 
gris à gryphées, a recu en dépôt les restes de deux genres les plus 
extraordinaires de tous, qui unissaient les caractères de la classe des 
quadrupèdes ovipares avec des organes de mouvemens semblables 
à ceux des cétacés. 

L'ichtyosaurus (2), découvert par sir Everard Home, a la tête 
d’un lézard, mais prolongée en un museau efilé, armé de dents 
coniques et pointues; d'énormes yeux dont la sclérotique est ren- 
forcée d’un cadre de pièces osseuses; une épine composée de vertè- 
bres plates comme des dames à jouer, et concaves par leurs deux 
faces comme celles des poissons; des côtes grèles; un sternum et 
des os d’épaules semblables à ceux des lézards et des ornithorin- 
ques; un bassin petit et faible, et quatre membres dont les humérns 
et les fémurs sont courts et gros, et dont les autres os, aplatis et 
rapprochés les uns des autres comme des pavés, composent, enve- 
loppés de la peau, des nageoires d’une pièce, à peu près sans in- 
flexions;analogues, en un mot, pour l'usage comme pour l’organisa- 
tion, à celles des cétacés. Ces reptiles vivaient dans la mer; à terre 


ils ne pouvaient tout au plus que ramper à la manière des phoques; 
toutefois ils respiraient l'air élastique. 


(1) Voyez mes Recherches sur les ossemens fossiles, tome v, deuxième partie, pages 355 
et 525. 


(2) Ibid. , tome v, deuxieme partie, page 447. 


148 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


On en a trouvé les débris de quatre espèces : 

La plus répandue (Z. communis) a des dents coniques mousses ; 
sa longueur va quelquefois à plus de vingt pieds. 

La seconde (7. platyodon), au moins aussi grande, a des dents 
comprimées, portées sur une racine ronde et renflée. 

La troisième (Z. éenurostris) a des dents grèles et pointues’, et le 
museau mince et allongé. 

La quatrième (/. ëntermedius) tient le milieu, pour les dents, 
entre la précédente et la commune. Ces deux dernières n’atteignent 
pas à moitié de la taille des deux premières (1). 

Le plésiosaurus, découvert par M. Conybeare, devait paraître 
encore plus monstrueux que l’ichtyosaurus. Il en avait aussi les 
membres, mais déjà un peu plus allongés et plus flexibles; son 
épaule, son bassin étaient plus robustes; ses vertèbres prenaient 
déjà davantage les formes et les articulations de celles des lézards; 
mais ce qui le distinguait de tous les quadrupèdes ovipares et vivi- 
pares, c'était un cou grêle aussi long que son corps, composé de 
trente et quelques vertèbres, nombre supérieur à celui du cou de 
tous les autres animaux, s’élevant sur le tronc comme pourrait 
faire un corps de serpent, et se terminant par une très-petite tête 
dans laquelle s’observent tous les caractères essentiels de celle des 
lézards. 

Si quelque chose pouvait justifier ces hydres et ces autres mons- 
tres dont les monumens du moyen âge ont si souvent répété Îles 
figures, ce serait incontestablement ce plésiosaurus (2). 

On en connait déjà cinq espèces, dont la plus répandue ( P. dol- 
chodeirus) arrive à plus de vingt pieds de longueur. 

Une seconde (P. recentior), trouvée dans des couches plus mo- 
dernes, a les vertèbres plus plates. 

Une troisième (P. carinatus) montre une arète à la face infé- 


rieure de ses vertèbres. 


(1) Voyez mes Recherches, tome y, deuxieme partie, page 456. 
(2) 1bid., pages 475 et suivantes. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 149 


Une quatrième et une cinquième enfin (P. pertagonus et P. tri- 
gonus ) les ont à cinq et à trois arêtes (1). 

Ces deux genres sont répandus partout dans le lias; on les a décou- 
verts en Angleterre, où cette pierre est à nu sur de longues falaises : 
mais on les a retrouvés en France et en Allemagne. 

Avec eux vivaient deux espèces de crocodiles, dont les os sont 
aussi déposés dans le lias, parmi des ammonites, des térébratules et 
d'autres coquilles de cette ancienne mer. Nous en avons des osse- 
mens dans nos falaises de Honfleur, où se sont trouvés les débris 
d’après lesquels j’en ai donné les caractères (2). 

Une de ces espèces, le gartal à long bec, avait le museau plus 
long et la tête plus étroite que le gavial ou crocodile à long bec du 
Gange; le corps de ses vertèbres était convexe en avant, tandis que, 
dans nos crocodiles d'aujourd'hui, il l’est en arrière. On l’a retrou- 
vée dans les lias de Franconie comme dans ceux de France. 

Une seconde espèce, le gavrial à bec court, avait le museau 
de longueur médiocre, moins eflilé que le gavial du Gange, plus 
que nos crocodiles de Saint-Domingue. Ses vertèbres étaient légè- 
rement concaves à leurs deux extrémités. 

Mais ces crocodiles ne sont pas les seuls qu’aient recueillis les 
bancs de ces calcaires secondaires. 

Les belles carrières d’oolithe de Caen en ont offert un très- 
remarquable, dont le museau, aussi long et plus pointu que celui 
du gavial à long bec, est suivi d’une tête plus dilatée en arrière, à 
fosses temporales plus larges; c'était, par ses écailles pierreuses et 
creusées de fossettes rondes, le mieux cuirassé de tous les croco- 
diles (3). Ses dents de la mâchoire inférieure sont alternativement 
plus longues et plus courtes. 

Il y en a encore un autre dans l’oolithe d'Angleterre, mais que 


(1) Voyez mes Recherches sur les ossemens fossiles, tome v, deuxième partie, pages 485 
et 486. 

(2) Jbid., pag. 143. 

(3) Jbid!, tome v, deuxieme partie, page 127. 


150 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


l’on ne connaît que par quelques portions de son crâne, qui ne sufli- 
sent pas pour en donner une idée complète (x). 

Unautre genre de reptiles bien remarquable et dontles dépouilles, 
déjà existantes lors de la concrétion du lias, abondent surtout dans 
l’oolithe et dans les sables supérieurs, c’est le r2egalosaurus, ainsi 
nommé à juste titre; car, avec les formes des lézards, et particulière- 
ment des monitors, dont il a aussi les dents tranchantes et dentelées, 
il était d’une taille si énorme qu’en lui supposant les proportions des 
monitors, il devait passer soixante-dix pieds de longueur : c'était un 
lézard grand comme une baleine (2). M. Bukland l’a découvert en 
Angleterre ; mais nous en avons aussi en France, et il s’en est trouvé 
en Allemagne des os, sinon de la mème espèce, du moins d’une es- 
pèce qu'on ne peut rapporter à un autre genre. C’est à M. de Sæœm- 
merring qu'on en doit la première description. Il les a découverts 
dans les couches supérieures à l'oolithe, dans ces schistes calcaires de 
Franconie, depuis long-temps célèbres par les nombreux fossiles 
qu'ils fournissaient aux cabinets des curieux, et qui vont le devenir 
bien davantage par les services que rend aux arts et aux sciences 
leur emploi dans la lithographie. 

Les crocodiles continuent à se montrer dans ces schistes, et tou- 
jours des crocodiles à long museau. M. de Sæmmerring en a décrit 
un (le €. Priscus), dont le squelette entier d’un petit individu est 
conservé presque comme il pourrait l’être dans nos cabinets (3). 
C’est un de ceux qui ressemblent le plus au gavial actuel du Gange; 
néanmoins la partie symphysée de sa mâchoire inférieure est moins 
longue ; ses dents inférieures sont alternativement et régulièrement 
plus longues et plus courtes; il a dix vertèbres de plus à la queue. 

Mais des animaux beaucoup plus remarquables que recèlent ces 


A o 12 se? ’ s 
mêmes schistes, ce sont les lézards volans que j'ai nommés ptéro- 
dacty les. 


(1) Nous attendons une plus ample connaissance des Recherches de M. Conybeare. 


(2) Voyez mes Recherches sur les ossemens fossiles, tome v, deuxième partie , page 343. 
(3) Tbid., page 120. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. : 


Ce sont des reptiles à queue très-courte, à cou tres-long, à 
museau fort allongé et armé de dents aiguës, portés sur de 
hautes jambes, et dont l’extrémité antérieure à un doigt exces- 
sivement allongé, qui portait vraisemblablement une membrane 
propre à les soutenir en l'air, accompagné de quatre autres doigts 
de dimension ordinaire terminés par des ongles crochus. L'an 
de ces animaux étranges, et dont l'aspect serait effrayant si on 
les voyait aujourd'hui, pouvait être de la taille d’une grive (1); 
l'autre, de celle d’une chauve-souris commune (2); mais il paraît, 
par quelques fragmens, qu'il en existait des espèces plus grandes (3). 

Un peu au-dessus des schistes calcaires est le calcaire presque homo- 
gène des crêtes du Jura. [l contient aussi des os, mais toujours de 
repül es; des crocodiles et des tortues d’eau douce, dont il offre sur- 
tout une grande abondance aux environs de Soleure, Ils y ont été 
recherchés avec beaucoup de soin par M. Hugi; et, d’après les frag- 
mens qu'il a déjà recueillis, il est aisé de reconnaître un nombre 
considérable d'espèces de fortues d'eau douce où émydes, que 
des découvertes ultérieures pourront seules faire déterminer, mais 
dont plusieurs se distinguent déjà par leur grandeur et par leurs 
formes , de toutesles émydes connues (4). 

C’est parmi ces innombrables quadrupèdes ovipares, de toutes les 
tailles et de toutes les formes; au milieu de ces crocodiles, de ces 
tortues, de ces reptiles volans, de ces immenses mégalosaurus, de 
ces monstrueux plésiosaurus, que se seraient montrés, dit-on, pour 
la première fois, quelques petits mammifères; il est certain que des 
mâchoires et quelques autres os découverts en Angleterre appar- 
tiennent à cette classe, et spécialement à la famille des didelphes 
ou à celle des insectivores. 

On pourrait soupçonner cependant que les pierres qui les incrus- 


(1) Voyez mes Recherches sur les oss emens fossiles, tome v, deuxième partie, pages 358 
et suivantes. 

(2) Jbid. , pag. 356. 

(3) Ibid. , page 380. 

(4) Zbid., page 225. 


152 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


tent sont dues à quelque recomposition locale et postérieure à l’é- 
poque de la formation primitive des bancs. Quoi qu’il en soit, pen- 
dant long-temps encore on trouve que la classe des reptiles domi- 
nait exclusivement. 

Les sables ferrugineux placés, en Angleterre, au-dessus de la 
craie, contiennent en abondance des crocodiles, des tortues, des 
mégalosaurus, et surtout un reptile qui offrait encore un caractère 
tout particulier, celui d’user ses dents comme nos mammifères 
herbivores. 

C’est à M. Mantell ,de Lewes en Sussex, que l’on doit la découverte 
de ce dernier animal, ainsi que des autres grands reptiles de ces sa- 
bles inférieurs à la craie (1). Il l’a nommée zquanodon. 

Dans la craie même il n’y a que des reptiles; on y voit des restes 
detortues, decrocodiles. Les fameuses carrières de tuffau de la mon- 
tagne de Saint-Pierre, près de Maëstricht, qui appartiennent à la 
formation de la craie, ont donné à côté de très-grandes tortues de 
mer et d’une infinité de coquilles et de zoophytes marins, un genre 
de lézards non moins gigantesques que le mégalosaurus, qui est de- 
venu célèbre par les recherches de Camper et par les figures que 
Faujas a données de ses os, dans son histoire de cette montagne. 

I était long de vingt-cinq pieds et plus; ses grandes mâchoires 
étaient armées de dents très-fortes, coniques, un peu arquées et re- 
levées d’une arèête, et il portait aussi quelques-unes de ces dents dans 
le palais. On comptait plus de cent trente vertèbres dans son épine, 
convexes en avant, concaves en arrière. Sa queue était haute et 
plate, et formait une large rame verticale (2). M. Conybeare a pro- 
posé récemment de l'appeler 220sasaurus. 

Les argiles et les lignites qui recouvrent le dessus de la craie ne 
m'ont encore offert que des crocodiles (3), et j'ai tout lieu de croire 


(1) Voyez mes Recherches sur les ossemens fossiles, tome v, deuxieme partie, pages 161, 
232 et 350. 

(2) Jbid., pag. 310 et suivantes. 

(3) Zbid. , page 163. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 153 


que les lignites qui ont donné, en Suisse, des os de castor et de 
mastodonte, appartiennent à un âge plus récent. Ce n’est même que 
dans le calcaire grossier qui repose sur ces argiles que j'ai commencé 
à trouver des os de mammifères; encore appartiennent-ils tous à des 
mammifères marins, à des dauphins inconnus et à des lamantins, 
à des morses, 

Parmi les dauphins, il en est un dont le museau, plus allongé que 
dans aucune espèce connue, avait la mâchoire inférieure symphysée 
sur une bonne partie de sa longueur presque comme dans un gavial. 
Il à été trouvé près de Dax par feu le président de Borda (x). 

Un autre, des faluns du département de l'Orne, avait aussi le 
museau long, mais un peu autrement conformé (2). 

Le genre entier des lamantins est aujourd'hui habitant des mers 
de la zone torride; et celui des morses, dont on ne connait qu'une 
espèce vivante, est confiné dans la mer Glaciale. Cependant nous 
trouvons des ossemens de ces deux genres réunis dans les couches 
de calcaire grossier du milieu de la France; et cette réunion d’es- 
pèces, dont les plus semblables sont aujourd’hui dans des zones op- 
posées, se reproduira plus d’une fois. 

Nos lamantins fossiles sont différens des lamantins connus, par 
une tête plus allongée et autrement configurée(3). Leurs côtes, très- 
reconnaissables à leur épaisseur arrondie et à la densité de leur tissu, 
ne sont pas rares dans nos différentes provinces. 

Quant au morse fossile, on n’en a encore que de petits fragmens 
insuflisans pour en caractériser l’espèce (4). 

Ce n'est que dans les couches qui ont succédé au calcaire gros- 
sier, Ou tout au plus dans celles qui auraient pu se former en même 
temps que lui, mais dans des lacs d’eau douce, que la classe des 
mammifères terrestres commence à se montrer dans une certaine 
abondance. 


(1) Voyez mes Recherches sur les ossemens fossiles , tome v, première partie, page 316. 
(2) Jbid, page 317. 

(3) Zbid. page 266. 

(4) Zbid , tome v, premiere partie, page 234; et deuxieme partie, page D21. 


20 


154 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


Je regarde comme appartenant au même âge, et comme ayant 
vécu ensemble, mais peut-être sur différens points, les animaux 
dont les ossemens sont ensevelis dans les molasses et des couches 
anciennes de gravier du midi de la France; dans les gypses mêlés de 
calcaire, tels que ceux des environs de Paris et d’Aix, et dans les 
bancs marneux d’eau douce recouverts de bancs marins de l'Alsace, 
de l’'Orléanais et du Berry. 

Cette population animale porte un caractère très-remarquable 
dans l'abondance et la variété de certains genres de pachydermes, 
qui manquent entièrement parmi les quadrupèdes de nos jours, et 
dont les caractères se rapprochent plus ou moins des tapirs, des rhi- 
nocéros et des chameaux. 

Ces genres, dont la découverte entière m'est due, sont : les pa- 
læotheriums, les lophiodons, les anoplotheriums, es anthracothe- 
runs, les cheropotames, les adapis. 

Les palæotheriums ressemblaient aux tapirs par la forme géné- 
rale, par celle de la tête, notamment par la brièveté des os du nez 
qui annonce qu'ils avaient, comme les tapirs, une petite trompe; 
enfin par les six dents incisives et les deux canines à chaque mà- 
choire; mais ils ressemblaient aux rhinocéros par leurs dents mâche- 
lières dont les supérieures étaient carrées, avec des crêtes saillantes 
diversement configurées, et les inférieures en forme de doubles 
croissans, et par leurs pieds, tous les quatre divisés en trois doigts, 
tandis que dans les tapirs ceux de devant en ont quatre. 

C’est un des genres les plus répandus et les plus nombreux en es- 
pèces dans les terrains de cet âge. 

Nos plâtrières des environs de Paris en fourmillent : on y en trouve 
des os de sept espèces. La première (P. magnum), grande comme 
un cheval; trois autres de la taille d’un cochon, mais une (P. me- 
dium) avec des pieds étroits et longs; une (P. crassum) avec 
des pieds plus larges; une (2. Zatum) avec des pieds encore plus 
larges et surtout plus courts; la cinquième espèce (P. curtum), de 
la taille d’un mouton, est bien plus basse et a les pieds encore plus 
larges et plus courts à proportion que la précédente; une sixième 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 155 


(P. minus) est de la taille d’un petit mouton, et a des pieds grèles 
dont les doigts latéraux sont plus courts que les autres; enfin il y en 
a une (P. ménümum) qui n’est pas plus grande qu'un lièvre : elle a 
aussi les pieds grèles (1). 

On a trouvé aussi des palæotheriums dans d’autres contrées de 
la France : au Puy en Velay, dans des lits de marne gypseuse, une 
espèce (P. velaunum) (2), très-semblable au P. 22edium, mais qui 
en diffère par quelques détails de sa mâchoire inférieure ; aux envi- 
rons d'Orléans, dans des couches de pierre marneuse, une espèce 
(P. aurelianense) (3), qui se distingue des autres parce que ses mo- 
laires inférieures ont l’angle rentrant de leur croissant fendu en une 
double pointe, et par quelques différences dans les collines des mo- 
laires supérieures; auprès d'Essel, dans une couche de gravier ou de 
molasse , le long des pentes de la Montagne-Noire, une espèce (P. zs- 
selanum) (4), qui a le même caractère que celle d'Orléans, et dont 
la taille est plus petite; mais c’est surtout dans les molasses du dépar- 
tement de la Dordogne, que le palæotherium s’est retrouvé non 
moins abondamment que dans nos plâtrières de Paris. 

M. le duc Decaze en a découvert, dans les carrières d’un seul pare, 
des os de trois espèces qui paraissent différentes de toutes celles de 
nos environs (5). 

Les Zophiodons se rapprochent encore un peu plus des tapirs que 
ne font les palæotheriums, en ce que leurs màchelières inférieures 
ont des collines transverses comme celle des tapirs. 

Ils diffèrent cependant de ces derniers, parce que celles de devant 
sont plus simples, que la dernière de toutes a trois collines, et que 
les supérieures sont rhomboïdales et relevées d’arêtes fort sembla- 
bles à celles des rhinocéros. 


(1) Voyez mes Recherches sur les ossemens fossiles dans tout le tome n1, et spécialement 
page 250 , et tome v, deuxième partie, page 505. 

(2) Ibid. , tome v, deuxième partie, page 506. 

(3) Tbid. , tome nr, page 254 ; et tome 1v, pages 498 et 499. 

(4) Ibid. tome m , page 258. 

(5) Ibid. , tome v, deuxième partie, page 505. 


156 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


On ignore encore quelle est la forme de leur museau etle nombre 
de leurs doigts. J’en ai découvert jasqu’à douze espèces , toutes de 
France, ensevelies dans des pierres marneuses formées dans l’eau 
douce, et remplies de limnées et de planorbes qui sont des coquilles 
d’étang et de marais. 

La plus grande se trouve près d'Orléans dans la même carrière 
que les palæotheriums; elle approche du rhinocéros. 

l'y en a dans le même lieu une autre plus petite; une troisième 
se trouve à Montpellier; une quatrième près de Laon; deux près de 
Buchsweiler, en Alsace; cinq près d’Argenton, en Berry; et l’une 
cles trois se retrouve près d’Issel, où il y en a encore deux autres, Il 
y en à aussi une très-grande près de Gannat (1). 

Ces espèces diffèrent entre elles par la taille, qui dans les plus pe- 
tites devait égaler à peine celle d’un agneau de trois mois; et par 
des détails dans les formes de leurs dents qu'il serait trop long et 
trop minutieux d'exposer ici. 

Les anoplothertums ne se sonttrouvésjusqu’à présent que dans les 
seules plätrières des environs de Paris. Ils ont deux caractères qui ne 
s’observent dans aucun autre animal; des pieds à deux doigts dont 
les métacarpes et les métatarses demeurent distincts et ne se soudent 
pas en canons comme ceux des ruminans, et des dents en série con- 
tinue et que n'interrompt aucune lacune. L'homme seul a les dents 
ainsi contigués les unes aux autres sansintervalle vide ; celles des ano- 
plotheriums consistent en six incisives à chaque mâchoire; une ca- 
nine et sept molaires de chaque côté, tant en haut qu'en bas; leurs 
canines sont courtes et semblables aux incisives externes. Les trois 
premières molaires sont comprimées; les quatre autres sont, à la 
mâchoire supérieure, carrées avec des crêtes transverses et un petit 
cône entre elles; et à la mâchoire inférieure en double croissant, 
mais sans collet à la base. La dernière a trois croissans. Leur tête 


(1) Voyez mes Recherches sur les ossemens fossiles, tome, premiere partie, pages 177 
et215; tome 11, pag 304 ; et tome 1v, page 498. AU 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 157 


est de forme oblongue, et n’annonce pas que le museau se soit ter- 
miné ni en trompe ni en boutoir. 

Ce genre extraordinaire, qui ne peut se comparer à rien dans la 
nature vivante, se subdivise en trois sous-genres : les aroplothe- 
rüuns proprement dits, dont les molaires antérieures sont encore 
assez épaisses, et dont les postérieures d’en bas ont leurs croiïssans à 
crête simple ;lesæzphodons, dont les molaires antérieures sont minces 
et tranchantes, et dont les postérieures d’en bas ont vis-à-vis la con- 
cavité de chacun de leurs croissans une pointe qui prend aussi en 
s’usant la forme d’un croissant, en sorte qu'alors les croissans sont 
doubles comme dans les ruminans; les dichobunes, dont les crois- 
sans extérieurs sont aussi pointus dans le commencement, et qui 
ont ainsi sur leurs arrière-molaires inférieures des pointes disposées 
par paires. 

L’anoplothertum le plus commun dans nos plâtrières (47. com- 
mune) est un animal haut comme un sanglier, mais bien plus allongé, 
et portant une queue très-longue et très-grosse, en sorte qu’au to- 
tal il a à peu près les proportions de la loutre, mais plus en grand. 
Il est probable qu'il nageait bien et fréquentait les lacs, dans le fond 
desquels ses os ont été incrustés par le gypse qui s’y déposait. Nous 
en avons un un peu plus petit, mais d’ailleurs assez semblable (47. 
securndartiun). 

Nous ne connaissons encore qu'un xiphodon, mais très-remar- 
quable, celui que je nomme #7. gracile. Il est svelte et léger comme 
la plus jolie gazelle. 

Il y a un dichobune à peu près de la taille du lièvre, que j’ap- 
pelle Æn. leporinum. Outre ses caractères sous-génériques il 
diffère des anoplothériums et des xiphodons par deux doigts pe- 
tits et grèles qu'il a à chaque pied aux côtés des deux grands doigts. 

Nous ne savons pas si ces doigts latéraux existent dans les deux 
autres dichobunes, qui sont petits et surpassent à peine le cochon 


d'Inde (1). 


(1) Sur les anoplotheriums, voyez tout le tome u1 de mes Recherches, et particulière- 
ment les pages 250 et 396. 


158 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


Le genre des antracotheriums est à peu près intermédiaire entre 
les palæotheriums, les anoplotheriums et les cochons. Je l’ai nommé 
ainsi parce que deux de ses espèces ont été trouvées dansles lignites 
de Cadibona, près de Savone. La première approchait du rhinocé- 
ros pour la taille; la seconde était beaucoup moindre. On en trouve 
aussi en Alsace et dans le Vélaÿ. Leurs mächelières ont des rap- 
ports avec celles des anoplotheriums; mais ils ont des canines sail- 
lantes (r). 

Le genre cheropotame vient de nos plâtrières, où il accompagne 
les palæotheriums et les anoplotheriums, mais où il est beaucoup plus 
rare. Ses molaires postérieures sont carrées en haut , rectangulaires en 
bas, et ont quatre fortes éminences coniques entourées d’éminences 
plus petites. Les antérieures sont des cônes courts, légèrement 
comprimées et à deux racines. Ses canines sont petites. On ne 
connait pas encore ses incisives ni ses pieds. Je n’en ai qu’une espèce 
de la taille d’un cochon de Siam (2). 

Le genre adapis n’a également qu’une espèce, au plus de la taille 
d’un lapin : il vient aussi de nos platrières, et devait tenir de près aux 
anoplothériums (3). 

Ainsi voilà près de quarante espèces de pachydermes de genres 
entièrement éteints, et dans des tailles et des formes auxquelles 
le règne animal actuel n’offre de comparable que deux tapirs et un 
daman. 

Ce grand nombre de pachydermes est d’autant plus remar- 
quable, que les ruminans, aujourd’hui si nombreux dans les genres 
des cerfs et des gazelles, et qui arrivent à une si grande taille 
dans ceux des bœufs, des giraffes et des chameaux, ne se mon- 
irent presque pas dans les terrains dont nous parlons mainte- 
nant. 

Je n’en ai pas vu le moindre reste dans nos plâtrières, et tout ce 


({) Voyez mes Recherches sur les ossemens fossiles, tome 11, pages 398 et {o/ ; tomeiv, 
page 5or , tome v, deuxieme partie, page 506. 

(2) Zbid. , tome 111, page 260. 

(3) Zbid., page 265. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 159 


qui m'en est parvenu consiste en quelques fragmens d’un cerf de la 
taille du chevreuil, mais d’une autre espèce, recueillis avec les pa- 
læotheriums d'Orléans(r),et dans un ou deux autres petits morceaux 
de Suisse, et peut-être d’origine équivoque. 

Mais nos pachydermes n'étaient pas pour cela les seuls habitans 
des pays où ils vivaient. Dans nos plâtrières, du moins, nous trou- 
vons avec eux des carnassiers, des rongeurs, plusieurs sortes d’oi- 
seaux, des crocodiles et des tortues; et ces deux derniers genres les 
accompagnent aussi dans les molasses et les pierres marneuses du 
milieu et du midi de la France. 

A la tête des carnassiers je place une chauve-souris tout récemment 
découverte à Montmartre, et du propre genre des vespertilions (2). 
L'existence de ce genre à une époque si reculée est d'autant plus sur- 
prenante, que ni dans ce terrain, ni dans ceux qui lui ont succédé, 
je n'ai pas vu d'autre trace ni des cheiroptères ni des quadrumanes. 
Aucun os, aucune dent de singe ni de maki ne se sont jamais pré- 
sentés à moi dans mes longues recherches. 

Montmartre a aussi donné les os d’un renard différent du nôtre et 
qui diffère également des chacals, des isatis et des différentes espèces 
de renards que nous connaissons en Amérique (3); ceux d’un car- 
nassier voisin des ratons et des coatis, mais plus grand que ceux qui 
sont connus (4); ceux d’une espèce particulière de genette (5) et de 
deux ou trois autres carnassiers impossibles à déterminer faute d’en 
avoir des portions assez complètes. 

Ce qui est bien plus notable encore, il y a des squelettes d’un 
petit sarigue, voisin de la marmose, mais différent, et par consé- 
quent d’un animal dont le genre est aujourd’hui confiné dans le Nou- 


(1) Voyez mes Recherches sur les ossemens fossiles, tome1v, page 103. 

(2) J'en dois la connaissance à M. le comte de Bournon ; et comme je ne l’ai pas décrite 
dans mon grand ouvrage, j'en donne une figure , planche 1, figures 1 et 2. 

(3) Voyez mes recherches sur les ossemens fossiles, tome ut, page 267. 

(4) Tbid., page 260. 

(5) Zbid., page. 272. 


160 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


veau-Monde (1). On y a recueilli aussi des squelettes de deux 
petits rongeurs du genre des loirs (2) et une tête du genre des écu- 
reuils (3). 

Nos plâtrières sont plus fécondes en os d’oiseaux qu'aucun des 
autres bancs antérieurs et postérieurs : on ÿ en trouve des squelettes 
entiers et des parties d’au moins dix espèces de tous les ordres (4). 

Les crocodiles de l’âge dont nous parlons se rapprochent de 
nos crocodiles vulgaires par la forme de la tête, tandis que dans les 
bancs de l’âge du Jura on ne voit que des espèces voisines du gavial. 

Il y en avait à Argenton une espèce remarquable par des dents 
comprimées, tranchantes, et à tranchant dentelé comme celles de 
certains monitors (5). On en voit aussi quelques restes dans nos plà- 
trières(6). 

Les tortues de cet âge sont toutes d’eau douce; les unes appar- 
tiennent au sous-genre des émydes; et il y en a, soit à Mont- 
martre (7), soit surtout dans les molasses de la Dordogne (8), de plus 
grandes que toutes celles que l'on connaît vivantes; les autres sont 
des trionyx ou tortues molles (9). Ce genre que l’on distingue aisé- 
ment à la surface vermiculée des os de sa carapace, et qui n'existe 
aujourd’hui que dans les rivières des pays chauds, telles que le Nil, 
le Gange, l'Orénoque, était très-abondant sur les terrains qu'habi- 
taient les palæotheriums. Il ÿ en a une infiuité de débris à Mont- 
martre (10), et dans les molasses de la Dordogne et autres dépôts 
de graviers du midi de la France. 


{r) Voyez mes Recherches sur les ossemens fossiles, tome 11, page 284. 
(2) Tbid., pages 297 et 300. 

(3) Lbid. , tome v, deuxième partie, page 506. 

(4) Ibid. , tome ut, pages 304 et suivantes. 

(5) Ibid. , tome v, deuxième partie, page 166. 

(6) Zbid. , tome 1, page 335, tome v, deuxieme partie, page 166. 

(7) Tbid. , tome m1, page 333. 

(8) Ibid. , tome v, deuxieme partie, page 232. 

(9) Zbid., tome ut, page 329; tome v, deuxième partie, page 122. 

(10) 1bid., tome v, deuxième partie, pages 223 et 227. 


DE LA SURFACE DU GLOBE, 101 


Les lacs d’eau douce autour desquels vivaient ces divers ani- 
maux, et qui recevaient leurs ossemens, nourrissaient, outre les 
tortues et les crocodiles, quelques poissons et quelques coquil- 
lages. Tous ceux que l’on à recueillis sont aussi étrangers à notre 
climat et mème aussi inconnus dans les eaux actuelles que les palæo- 
theriums et les autres quadrupèdes leurs contemporains (1). 

Les poissons appartiennent même en partie à des genres inconnus. 

Ainsi l’on ne peut douter que cette population, que l’on pourrait 
appeler d'âge moyen, cette première grande production de mammi- 
fères, n'ait été entièrement détruite; et en effet, partout où l’on 
en découvre les débris, il y a au-dessus de grands dépôts de for- 
mation marine, en sorte que la mer a envahi les pays que ces races 
habitaient, et s’est reposée sur eux pendant un temps assez long. 

Les pays inondés par elle à cette époque étaient-ils considérables 
en étendue? c’est ce que l’étude de ces anciens bancs formés dansleurs 
lacs ne permet pas encore de décider. 

J'y rapporte nos plätrières et celles d'Aix, plusieurs carrières de 
pierres marneuses et les molasses, du moins celles du midi de Ja 
France. Je crois pouvoir y rapporter aussi les portions des molasses 
de Suisse, et des lignites de Ligurie et d'Alsace, où l’on trouve des 
quadrupèdes des familles que je viens de faire connaître; mais je 
ne vois pas qu'aucun de ces animaux se soit encore retrouvé en 
d’autres pays. Les os fossiles de l'Allemagne, de l'Angleterre et de 
l'Italie, sont tous ou plus anciens ou plus nouveaux que ceux dont 
nous venons de parler, et appartiennent ou à ces antiques races de 
reptiles des terrains jurassiques et des schistes cuivreux , ou aux dé- 
pôts de la dernière inondation universelle, aux terrains diluviaux. 

Il est donc permis de croire, jusqu’à ce que l’on ait la preuve du 
contraire, qu'à l'époque où vivaient ces nombreux pachydermes le 
globe ne leur offrait pour habitations qu’un petit nombre de plaines 
assez fécondes pour qu'ils s’y multipliassent, et que peut-être ces 
plaines étaient des régions insulaires, séparées par d'assez grands 


(1) Voyez mes Recherches sur les ossemens fossiles, tome n1, page 338. 


21 


162 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


espaces des chaînes plus élevées, où nous ne voyons pas que nos 
animaux aient laissé des traces. 

Grâces aux recherches de M. Adolphe Brongniart, nous connais- 
sons aussi la nature des végétaux qui couvraient ces terres peu nom- 
breuses. On recueille, dans les mêmes couches que nos palæothe- 
riums, des troncs de palmiers et beaucoup d’autres de ces belles 
plantes dont les genres ne croissent plus que dans les pays chauds; 
les palmiers, les crocodiles, les trionyx, se retrouvent toujours en 
plus ou moins grand nombre là où se trouvent nos anciens pachy- 
dermes (1). 

Mais la mer, qui avait recouvert ces terrains et détruit leurs ani- 
maux, laissa de grands dépôts qui forment encore aujourd’hui, à peu 
de profondeur, la base de nos grandes plaines; ensuite elle se retira 
de nouveau, et livra d'immenses surfaces à une population nouvelle, 
à celle dont les débris remplissent les couches sablonneuses et li- 
moneuses de tous les pays connus. 

C’est à ce dépôt paisible de la mer que je crois devoir rapporter 
quelques cétacés fort semblables à ceux de nos jours : un dauphin 
voisin de notre épaulard (2), et une baleine (3) très-semblable à nos 
rorquals déterrés l’un et l’autre en Lombardie par M. Cortesi; une 
grande tête de baleine trouvée dans l’enceinte même de Paris (4), et 
décrite par Lamanon et par Daubenton; et un genre entièrement 
nouveau, que j'ai découvert et nommé zphzus, et qui se compose 
déjà de trois espèces. Il se rapproche des cachalots et des hypé- 
roodons (5). 

Dans la population quiremplitnos couches meubles etsuperficielles, 
et qui a vécu sur le dépôt dont nous venons de parler, il n’y a plus ni 
palæotheriums, ni anoplotheriums, ni aucun de ces genres singuliers. 


(1) Voyez mes Recherches sur les ossemens fossiles, tome 111, pages 351 et suivantes. 
(2) Tbid. , tome v, premiere partie, page 300. 

(3) Zbid., page 390. 

(4) Zbid. , page 303. 

(5) 1bid. , pages 352 et 357. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 163 


Les pachydermes cependant y dominaient encore, mais des pachyder- 
mes gigantesques, des éléphans, des rhinocéros, des hippopotames, 
accompagnés d'innombrables chevaux et de plusieurs grands rumi- 
nans. Des carnassiers de la taille du lion, du tigre, de l’hyène déso- 
laient ce nouveau règne animal. En général, son caractère, même 
dans l’extrème nord et sur les bords de la mer Glaciale d’aujour- 
d’hui, ressemblait à celui que la seule zone torride nous offre main- 
tenant, et toutefois aucune espèce n’y était absolument la même. 

Parmi ces animaux se montrait surtout l'éléphant appelé 72am- 
mouth par les Russes ( ƣZephas Primigenius. Blumenb.), haut de 
quinze et dix-huit pieds, couvert d’une laine grossière et rousse, 
et de longs poils roides et noirs qui lui formaient une crinière le 
long du dos; ses énormes défenses étaient implantées dans des al- 
véoles plus longs que ceux des éléphans de nos jours; mais du reste 
il ressemblait assez à l'éléphant des Indes (1). Il a laissé des milliers 
de ses cadavres, depuis l'Espagne jusqu'aux rivages de la Sibérie, 
et l’on en retrouve dans toute l'Amérique septentrionale, en sorte 
qu’il était répandu des deux côtés de l'Océan, si toutefois l'Océan 
existait de son temps à la place où il est aujourd’hui. Chacun sait 
que ses défenses sont encore si bien conservées dans les pays froids, 
qu’on les emploie aux mêmes usages que l’ivoire frais; et comme 
nous l’avo ns fait remarquer précédemment, on en a trouvé des 
individus avec leur chair, leur peau et leurs poils, qui étaient de- 
meurés gelés depuis la dernière catastrophe du globe. Les Tartares 
et les Chinois ont imaginé que c'est un animal qui vit sous terre, et 
qui périt sitôt qu'il aperçoit le jour. 

Après lui, et presque son égal, venait aussi dans les pays qui for- 
ment les deux continens actuels, le mastodonte à dents étroites, 
semblable à l’éléphant, armé comme lui d'énormes défenses, mais 
de défenses revêtues d’émail, plus bas sur jambes, et dont les mà- 
chelières, mamelonnées et revêtues d’un émail épais et brillant, ont 


(1) Voyez mes Recherches sur les ossemens fossiles, tome 1, pages 95 à 195 et 335; tome 
ut, pages 371 et {05 ; tomeiv, page 491. 


104 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


fourni pendant long-temps ce que l’on appelait turquoises occi- 
dentales (r). 

Ses débris, assez communs dans l’Europe tempérée, ne le sont 
pas autant vers le nord; mais on en retrouve dans les montagnes de 
l'Amérique du sud avec deux espèces voisines. 

L’Amérique du nord possède en nombre immense les débris du 
grand mastodonte, espèce plus grande que la précédente, aussi 
haute à proportion que l’éléphant, à défenses non moins énormes, 
et que ses mâchelières, hérissées de pointes, ont fait prendre long- 
temps pour un animal carnivore (2). 

Ses os étaient d’une grande épaisseur et de beaucoup de solidité ; 
on prétend avoir retrouvé jusqu'à ses sabots et son estomac, encore 
conservés et reconnaissables, et l’on assure que lestomac était rem- 
pli de branches d'arbres concassées. Les sauvages croient que cette 
race a été détruite par les dieux, de peur qu’elle ne détruisit l'espèce 
humaine. 

Avec ces énormes pachydermes vivaient les deux genres un peu 
inférieurs des rhinocéros et des hippopotames. 

L'hippopotame de cette époque était assez commun dans les 
pays qui forment aujourd’hui la France, l'Allemagne, l'Angleterre; 
il l'était surtout en Italie. Sa ressemblance avec l'espèce actuelle 
d'Afrique était telle, qu'il faut une comparaison attentive potes 
saisir les distinctions (35). 

Il y avait aussi, dans ce temps-là, une petite espèce d’hippopotame 
de la taille du sanglier, à laquelle on ne peut rien comparer main- 


tenant. 
Les rhinocéros de grande taille étaient au moins au nombre de 


trois, tous bicornes. 
L'espèce la plus répandue en Allemagne, en Angleterre (ide RA. 


(1) Voyez mes Recherches sur les ossemens fossiles , tome 1, pages 250 à 265 et 335; 
tome 1v, page 493. 

(2) Ibid. , tome 1 , pages 206 à 2/9; tome 11, page 376. 

(3) Ibid., tome 1, page 304 à 322, tome ni, page 380; tome 1v, page 403. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 165 


ächorhinus), et qui, comme l'éléphant, se retrouve jusque près des 
bords de la mer Glaciale, où elle a aussi laissé des individus entiers, 
avait la tête allongée, les os du nez très-robustes, soutenus par une 
cloison des narines osseuse et non simplement cartilagineuse, et 
manquait enfin d’incisives (x). 

Une autre espèce plus rare et de pays plus tempérés (RA. #not- 
sipus) (2), avait des incisives comme nos rhinocéros actuels des 
Indes Orientales, et ressemblait surtout à celui de Sumatra (3); ses 
caractères distinctifs dépendaient des formes un peu différentes de 
sa tête. 

La troisième (R4. leptorhinus) manquait d’incisives, comme la 
première et comme Île rhinocéros du Cap d'aujourd'hui; mais elle se 
distinguait par un museau plus pointu et des membres plus grèles (4). 
C'est surtout en Italie que ses os sont enfouis, dans les mêmes cou- 
ches que ceux d’éléphans, de mastodontes et d’hippopotames. 

Il y a ensuite une quatrième espèce( A. minutus) munie, comme 
la deuxième, de dents incisives, mais de taille beaucoup moindre, 
et à peine supérieure au cochon (5). Elle était rare, sans doute, car 
on n’en a encore recueilli les débris que dans quelques endroits de 
France. 

À ces quatre genres de grands pachydermes, se joignait un tapir 
qui les égalait pour la taille; qui était par conséquent plus que dou- 
ble, peut-être triple, pour les dimensions linéaires du tapir d’Amé- 
rique (6). 

On en trouve les dents en plusieurs lieux de France et d’Alle- 
magne; et presque toujours accompagnant celles de rhinocéros, de 
mastodontes ou d’éléphans. 


(4) Voyez mes Recherches sur les ossemens fossiles, tome 11, première partie, page 64; 
et tome 1v, page 406. 

(2) fbid., tome 11, première partie, page 89; tome mi, page 390; et tome v, deuxième 
partie, page 5o1. 

(3) Ibid. , toi. n1, page 385. 

(4) Zbid., tome 11, première partie, page 71. 

(5) Ibid. , page 89. 

(6) Jbid., deuxieme partie, page 165. 


166 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


Il s’y joignait encore, mais à ce qu’il paraît en un très-petit nom- 
bre delieux, un grand pachyderme dont on ne connaît que lamächoire 
inférieure, et dont les dents étaient en doubles croissans et ondu- 
lées. M. Fischer, qui l'a découvert parmi des os de Sibérie, j a nommé 
Elasmotherium (1). 

Le genre du cheval existait aussi dès ce temps-là (2). Ses dents 
accompagnent par milliers celles que nous venons de nommer dans 
presque tous leurs dépôts; mais il n’est pas possible de dire si c'était 
ou non une des espèces aujourd’hui existantes, ie que les sque- 
lettes de ces espèces se ressemblent tellement, qu’on ne peut les 
distinguer d’après des fragmens isolés. 

Les ruminans étaient infiniment plus nombreux qu’à l’époque des 
palæotheriums; leur proportion numérique devait même assez peu 
différer de ce qu’elle est aujourd’hui; mais on s’est asssuré pour plu- 
sieurs espèces qu’elles étaient différentes. 

C’est ce que l’on peut dire surtout avec beaucoup de certitude 
d’un cerf de taille supérieure, même à l’élan, qui est commun dans 
les marnières et les tourbières de l'Irlande et de l'Angleterre, et dont 
on a aussi déterré des restes en France, en Allemagne et en Italie 
dans les mêmes lits qui recèlent des os d’éléphant : ses bois, élargis 
et branchus, ont jusqu’à douze et quatorze pieds d’une pointe à 
l’autre en suivant les courbures (3). 

La distinction n’est pas aussi claire pour les os de cerfs et debœufs 
que l’on a recueillis dans certaines cavernes et dans les fentes de 
certains rochers; ils y sont quelquefois, et surtout dans les cavernes 
de l’Angleterre, accompagnés d'os d’éléphant, de rhinocéros, d’hip- 
popotame, et de ceux d’une hÿène qui se rencontre aussi dans plu- 
sieurs couches meubles avec ces mêmes pachydermes; par conséquent 
ils sont du même âge; mais il n’en reste pas moins difficile de dire 
en quoi ils diffèrent des bœufs et des cerfs d'aujourd'hui. 


(1) Voyez mes Recherches sur les ossemens fossiles, tome 11, deuxième partie, page 95. 
(2) Ibid. , page 100. 
(3) Ibid. , tome 1v, page 70. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 107 


Les fentes des rochers de Gibraltar, de Cette, de Nice, d'Uliveto 
près de Pise, et d’autres lieux des bords de la Méditerranée, sont 
remplies d’un ciment rouge et dur qui enveloppe des fragmens de 
rocher et des coquilles d’eau douce avec beaucoup d’os de quadru- 
pèdes, la plupart fracturés : c’est ce que l’on a nommé des brèches 
osseuses. Les os qui les remplissent offrent quelquefois des carac- 
tères suflisans pour prouver qu’ils viennent d'animaux inconnus au 
moins en Europe. On y trouve, par exemple, quatre espèces de 
cerfs , dont trois ont à leurs dents des caractères qui ne s’observent 
que dans les cerfs de l’Archipel des Indes. 

Il y en a près de Vérone une cinquième dont les bois surpassent 
en volume ceux des cerfs du Canada (1). 

On trouve aussi dans certains lieux, avec des os de rhinocéros et 
d’autres quadrupèdes de cette époque, ceux d’un cerf tellement 
semblable au renne, qu'il serait très-diflicile de lui assigner des ca- 
ractères distinctifs; ce qui est d'autant plus extraordinaire, que les 
rennes sont aujourd'hui confinés dans les climats les plus glacés du 
Nord, tandis que tout le genre des rhinocéros appartient à la zone 
torride (2). 

Il existe dans les couches dont nous parlons des restes d’une es- 
pèce fort semblable au daim, mais d’un tiers plus grande (3), et des 
quantités innombrables de bois très-ressemblans à ceux des cerfs 
d’aujourd’hui (4), ainsi que des os très-analogues à ceux de l’au- 
rochs (5) et à ceux du bœuf domestique (6)', deux espèces fort dis- 
unctes que les naturalistes qui nous ont précédés avaient mal à 
propos confondues. Cependant les têtes entières, semblables à celles 
de ces deux animaux, ainsi qu’à celle du bœuf musqué du Canada (7), 


(1) Voyez mes Recherches sur les ossemens fossiles, tome 1v, pages 168 à 225. 
(2) Ibid, page 80. 

(3) Jbid., page 94. 

(4) Ibid. , page 98. 

(5) Ibid, page 140; et tome v, deuxième partie, page 509. 

(6) Jbid., page 150; 1bid., page 5ro. 

(7) Ibid. , tome 1v, page 155. 


168 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


que l’on à souvent retirées de la terre, ne viennent pas de posi- 
tions assez bien constatées pour qu’on puisse assurer que ces espèces 
aient été contemporaines des grands pachydermes que nous venons 
de mentionner. 

Les brèches osseuses des bords de la Méditerranée ont aussi 
donné deux espèces de Zagomys (1), animaux dont le genre n’existe 
aujourd’hui qu'en Sibérie; deux espèces de lapins (2), des campa- 
gnols, et des rats de la taille du rat d’eau et de celle de la souris (3). 
Les cavernes de l’Angleterre en ont donné également (4). 

Les brèches osseuses contiennent jusqu'à des os de musaraignes 
et de lézards (5). 

Il y a dans certaines couches sableuses de la Toscane des dents 
d’un porc-épic (6), et dans celles de la Russie des têtes d’une espèce 
de castor plus grande que les nôtres, que M. Fischer a nommée 
trogontherium (7). 

Mais c’est surtout dans la classe des édentés que ces races d’ani- 
maux de l’avant-dernière époque reprennent une taille bien supé- 
rieure à celle de leurs congénères actuels, et s'élèvent même à une 
grandeur tout-à-fait gigantesque. 

Le mnegatherium réunit une partie des caractères génériques des 
tatous avec une partie de ceux des paresseux, et pour la taille il égale 
les plus grands rhinocéros. Ses ongles devaient être d’une longueur 
et d’une force monstrueuses : toute sa charpente est d’une solidité 
excessive. On n’en a déterré encore que dans les couches sableuses 
de l'Amérique septentrionale (8). 

Le mégalonyx lui ressemblait beaucoup pour les caractères, 


(1) Voyez mes Recherches sur les ossemens fossiles, tome 1v, pages 199 à 204. 
(2) Jbid., pages 174, 177 et 196; tome v, première partie, page 55, 

(3) Ibid. , tome 1v, pages 178, 202 et 206 ; tome v, première partie, page 54. 
(4) Zbid., tome v, première partie, page 55. 

(3) Ibid. , tome 1v, pag. 206. 

(6) fbid., tome v, deuxieme partie, page 517. 

(7) Zbid., première partie , page 59. 

(8) lbid. , page 174 ; et deuxieme partie, page 510. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 169 


mais était un peu moindre; ses ongles étaient plus longs et plus 
tranchans. On en a trouvé quelques os et des doigts entiers dans 
certaines cavernes de la Virginie et dans une ile de la côte de la 
Géorgie (1). 

Ces deux énormes édentés n’ont encore donné de leurs restes 
qu'en Amérique; mais l'Europe en possédait un qui ne leur cédait 
point pour la force. On ne le connait que par une seule phalange 
onguéale, mais cette phalange suflit pour nous assurer qu'il était fort 
semblable à un pangolin, mais à un pangolin de près de vingt- 
quatre pieds de longueur. Il vivait dans les mêmes cantons que les 
éléphans, les rhinocéros et les tapirs gigantesques; car on en à 
trouvé les os avec les leurs dans une sablonmière du pays de Darms- 
tadt, non loin du Rhin (2). 

Les brèches osseuses contiennent aussi, mais très-rarement, des 
os de carnassiers (3) qui sont beaucoup plus nombreux dans les 
cavernes, c’est-à-dire dans des cavités plus larges et plus compliquées 
que les fentes ou filons à brèches osseuses. Le Jura en a surtout de 
célèbres dans sa partie qui s'étend en Allemagne, où depuis des 
siècles on en a enlevé et détruit des quantités incroyables, parce 
qu’on leur attribuait des vertus médicales particulières, et néanmoins 
il en reste encore de quoi étonner l'imagination; ce sont principa- 
lement des os d’une espèce d'ours très-grande (ursus spelœus), ca- 
ractérisée par un front plus bombé que celui d'aucun de nos ours 
vivans (4); avec ces os se mêlent ceux de deux autres espèces d'ours 
(ÙÜ. arctoideus et U. priscus) (5); ceux d’une hyène (1. fossilis) 
voisine de l’hyène tachetée du Cap, mais différente par quelques dé- 
tails de ses dents et des formes de sa tête (6); ceux de deux tigres 


(1) Voyez mes Recherches sur les ossemens fossiles, tome v, première parte , page 160. 
(2) Jbid. , page 193. 

(3) Tbid., tome iv, pag. 193. 

(4) Tbid., page 35r. 

(6) lbid. , pages 356 et 357. 

(6) Tbid. , pages 392 et 5o7. 


170 -. DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


ou panthères (1), ceux d’un loup (2), ceux d’un renard (3), ceux 
d'un glouton (4), ceux de belettes, de genettes et d’autres petits 
carnassiers (5). 

On peut remarquer encore ici cet alliage singulier d'animaux dont 
les semblables vivent maintenant dans des climats aussi éloignés que 
le Cap, pays des hyènes tachetées, et la Laponie, pays des gloutons 
actuels : c'est ainsi que nous avons vu dans une caverne de France 
un rhinocéros et un renne à côté l’un de l’autre. 

Les ours sont rares dans les couches meubles. On dit cependant 
en avoir trouvé en Autriche et en Hainaut de la grande espèce 
des cavernes; et il y en a en ‘Foscane d’une espèce particulière, re- 
marquable par ses canines comprimées (wrs. culfridens) (6). Les 
hyènes s’y voient plus fréquemment : nous en avons, en France, 
trouvé avec des os d’éléphant et de rhinocéros. On a découvert 
depuis peu en Angleterre une caverne qui en recélait des quantités 
prodigieuses, où il y en avait de tout âge, dont le sol offrait même 
de leurs excrémens bien reconnaissables. Il parait qu’elles y ont vécu 
long-temps, et que ce sont elles qui y ont entrainé les os d’éléphans, 
de rhinocéros, d’hippopotames, de chevaux, de bœufs, de cerfs, et 
de divers rongeurs qui y sont avecles leurs, et portent des marques 
sensibles de la dent des hyènes. Mais que devait être le sol de l’An- 
gleterre lorsque ces énormes animaux y servaient de proie à des 
bêtes féroces? Ces cavernes recèlent aussi des os de tigres, de loups, 
de renards; mais ceux d'ours y sont d’une rareté excessive (7). 

Quoi qu'il en soit, on voit qu'à l’époque dont nous passons en 
revue la population animale, la classe des carnassiers était nom- 
breuse et puissante; elle comptait trois ours à canines rondes, un 


{) Voyez mes Recherches sur les ossemens fossemens fossiles , tome 1v, page 452. 
(2) Ibid. , pag. 458. 

(3) Ibid. , page 461. 

(4) Tbid., page 475. 

(5) Zbid., page 467. 

(6) Zbid. , pages 378 et 5o7; et tome v, deuxieme partie, page 516. 

(7) Voyez l’exceilent ouvrage de M. Buckland, intitulé Reliquiæ diluvianæ. 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 171 


ours à canines comprimées, un grand tigre ou lion, un autre felis 
de la taille de la panthère, une hyène, un loup, un renard , un glou- 
ton, une marte, une moufette , une belette. 

La classe des rongeurs, composée en général d'espèces faibles et 
petites, a été peu remarquée par les collecteurs de fossiles; et toutefois 
ses débris, dans les couches et dépôts dont nous parlons, ont aussi 
offert des espèces inconnues. Telle est surtout une espèce de lago- 
mys des brèches osseuses de Corse et de Sardaigne, un peu sem- 
blable au lagomys alpinus des hautes montagnes de la Sibérie; tant 
il est vrai que ce n’est pas, à beaucoup près, toujours dans la zone 
torride qu’il faut chercher les animaux semblables à ceux de cette 
avant-dernière époque. 

Ce sont là les principaux animaux dont on ait recueilli les restes 
dans cet amas de terres, de sables et de limons, dans ce délupuun qui 
recouvre partout nos grandes plaines, qui remplit nos cavernes, et 
qui obstrue les fentes de plusieurs de nos rochers : ils formaient in- 
contestablement la population des continens à l’époque de la grande 
catastrophe qui a détruit leurs races, et qui a préparé le sol sur le- 
quel subsistent les animaux d'aujourd'hui. 

Quelque ressemblance qu'offrent certaines de ces espèces avec 
celles de nos jours, on ne peut disconvenir que l’ensemble de 
cette population n’eûüt un caractère très-différent, et que la plupart 
des races qui la composaient ne soient anéanties. 

Ce qui étonne c’est que parmi tous ces mammifères, dont la plu- 
part ont aujourd'hui leurs congénères dans les pays chauds, il n’y 
ait pas un seul quadrumane, que l’on r’ait pas recueilli un seul os, 
une seule dent de singe, ne füt-ce que des os ou des dents de singes 
d'espèces perdues. 

Il n'y a non plus aucun homme; tous les os de notre espèce que 
l'on a recueillis avec ceux dont nous venons de parler sy trou- 
vaient accidentellement (1), et leur nombre est d’ailleurs infiniment 
petit, ce qu'il ne serait certainement pas si les hommes eussent 


(1) Voyez dans le Religuiæ diluvianæ de M. Buckland ce qui concerne le squelette d’une 


172 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS, #rc. 


fait alors des établissemens sur les pays qu'habitaient ces animaux. 

Où était donc alors le genre humain? ce dernier et ce plus par- 
fait ouvrage du Créateur existait-il quelque part? Les animaux qui 
accompagnent maintenant sur le globe, et dont il n’y a point de 
traces parmi ces fossiles, l’entouraient-ils? Les pays où il vivait avec 
eux ont-ils été engloutis lorsque ceux qu’il habite maintenant, et où 
une grande inondation avait pu détruire cette population antérieure 
ont été remis à sec? C’est ce que l’étude des fossiles ne nous dit pas, 
et dans ce discours nous ne devons pas remonter à d’autres sources. 

Ce qui est certain, c’est que nous sommes maintenant au moins 
au milieu d’une quatrième succession d'animaux terrestres, et qu’a- 
près l’âge des reptiles, après celui des palæotheriums, après celui 
des mammouths, des mastodontes et des megatheriums, est venu 
l’âge où l'espèce humaine, aidée de quelques animaux domestiques, 
domine et féconde paisiblement la terre, et que ce n’est que dans 
les terrains formés depuis cette époque, dans les alluvions, dans 
les tourbières, dans les concrétions récentes que l’on trouve à l’état 
fossile des os qui appartiennent tous à des animaux connus et au- 
jourd’hui vivans. 

Tels sont les squelettes humains de la Guadeloupe, incrustés dans 
un travertin avec des coquilles terrestres de schiste et des fragmens . 
de coquilles et de madrépores de la mer environnante; les os de 
bœuf, de cerf, de chevreuil, de castor, communs dans les tourbières, 
et tous les os d'hommes et d'animaux domestiques enfouis dans les 
dépôts des rivières, dans les cimetières et sur les anciens champs de 
bataille. 

Aucun de ces restes n'appartient ni au grand dépôt de la der- 
nière catastrophe, ni à ceux des âges précédens. 


femme, trouvé avec des épingles d’os dans la caverne de Pavyland , et dans mes Recherches, 
tome 1v, page 193, ce qui regarde un fragment de mâchoire trouvé avec les breches osseuses 
de Nice. 

M. de Schlotheim a recueilli des os humains dans des fentes de Kæstritz, où 1l y aussides 
os de rhinocéros ; mais lui-même annonce ses doutes sur l’époque où ils y ont été déposés. 


PL. 


PCA 


+ 


2 
{}» 
CG 1) -\ 
« 


G 1) y g 


ZT 


EXPLICATION DES FIGURES. 


PLANCHE I. 


Squelette humain incrusté dans un travertin de la Guadeloupe. Il est couche sur le côté 
droit; le crâne et le pied gauche sont enlevés : 

a. Le zygoma gauche. 

b. La mâchoire inférieure du même côté. 

c. Portion antérieure de l’omoplate. 

d. L'humérus. 

e. Portion du cubitus, 

f. Portion du radius. 

g. g. Quelques-uns des 05 du poignet et des doigts. 

h. Os innominé gauche, mutilé. 

i. Fémur. 

k. Elibra. 

[. Péroné. 

m. m. L’épine du dos. 

0. 0. 0. Les côtes. 

P- pp. Coquilles éparses dans la roche. 


PLANCHE IT. 


Différens fossiles qui n’ont pas été gravés dans les Recherches sur les ossemens fossiles : 

Figures 1 et 2. Deux moitiés d’une pierre à plâtre de Montmartre , contenant une portion 
d’un squelette de chauve-souris, le premier qui ait été découvert dans ces carrières. 

Figure 1. Le côté du dos où l’on voit les restes des omoplates, de la tête , la moitié des hu- 
mérus et des radius fendus longitudinalement, et une petite portion des clavicules. 

Figure 2. Le côté du ventre où l’on voit la mâchoire inférieure, les dents, quelques restes 
de vertèbres, les clavicules, les humérus et les radius fendus longitudinalement. 

Figure 3. Pierre à plâtre de Montmartre , contenant toute la mâchoire supérieure, le palais 
et les dents bien conservés de l’anoplotherium leporinum , que l’auteur ne possédait pas à 
l’époque où a paru le troisième tome de ses Ossemens fossiles. 

Ces deux beaux morceaux, représentés de grandeur naturelle, ont été donnés au cabinet 
du Roi par M. le comte de Bournon. 

Figures 4 et 5. Un côté de la mâchoire inférieure du mastodonte à dents étroites, trouvé 
dans les terres de M. le comte de Breuner, et dont il est parlé dans les Recherches sur les 
ossemens fossiles, tome v, deuxieme partie, page 498. 

Ce morceau est représenté au neuvième de sa grandeur naturelle. 


174 EXPLICATION DES FIGURES. 


PLANCHE II. 


Figure 1. Le beau squelette de plesiosaurus, recueilli par miss Mary Anning, et donné 
au Muséum d’histoire naturelle par M. Prevost. 1l est décrit dans les Recherches sur les os- 


semens fossiles, tome v, deuxieme partie, page 475. 
Comme la tête et la plus grande partie du cou y manquent, on a ajouté ces parties, figure 


2, d’après un autre squelette qui appartient au duc de Buckingham. 


APPENDICE 


AU 


DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS 


DE LA SURFACE DU GLOBE. 


“2 E———— 


DÉTERMINATION DES OISEAUX NOMMÉS IBIS PAR LES ANCIENS ÉGYPTIENS. 


Tour le monde a entendu parler de libis, de cet oiseau à qui les 
anciens Égyptiens rendaient un culte religieux, qu'ils élevaient dans 
l’enceintedeleurstemples, qu'ils laissaient errer librement dans leurs 
villes, dont le meurtrier, même involontaire, était puni de mort (1), 
qu'ils embaumaient avec autant de soin que leurs propres parens; 
de cet oiseau auquel ils attribuaient une pureté virginale, un atta- 
chement inviolable à leur pays dont il était l'emblème, attachement 
tel qu'il se laissait mourir de faim quand on voulait le transporter 
ailleurs; de cet oiseau qui avait assez d'instinct pour connaitre le 
cours et le décours de la lune, et pour régler en conséquence la 
quantité de sa nourriture journalière et le développement de ses 
petits; qui arrêtait aux frontières de l'Égypte les serpens qui auraient 
porté la destruction dans cette terre sacrée (2), et qui leur inspirait 
tant de frayeur, qu’ils en redoutaient jusqu'aux plumes (3); de cet 
oiseau enfin dont les dieux auraient pris la figure s'ils eussent été 
forcés d’en adopter une mortelle, et dans lequel Mercure s'était 


(1) Hérod., r. 2. 
(2) Ælian, Hb.,2, cap. xxxv et xxxvir. 
(3) Züid., lib. 1, cap. xxxvu. 


176 SUR L'IBIS. 


réellement transformé lorsqu'il voulut parcourir la terre et enseigner 
aux hommes les sciences et les arts. 

Aucun autre animal n'aurait du être aussi facile à reconnaître que 
celui-là: car iln’en est aucun autre dont les anciens nous aient laissé 
à la fois, comme de l’ibis, d'excellentes descriptions, des figures 
exactes et méme coloriées, et le corps lui-même soigneusement 
conservé avec ses plumes, sous la triple enveloppe d’un bitume 
préservateur , de linges épais et bien serrés, et de vases solides et 
bien mastiqués. 

Et cependant , de tous les auteursmodernes qui ont parlé de l’ibis, 
il n’y à que le seul Bruce, ce voyageur plus célèbre par son courage 
que par la justesse de ses notions en histoire naturelle, qui ne se 
soit pas mépris sur la véritable espèce de cet oiseau, et ses idées à 
cet égard, quelque exactes qu'elles fussent, n'ont pas même été 
adoptées par les naturalistes (1). 

Après plusieurs changemens d’opinion touchant l'ibis, on parais- 
sait s’accorder, au moment où j'ai publié la première édition de cet 
ouvrage , à donner le nom d’ibis à un oiseau originaire d'Afrique, 
à peu prés de la taille de la cigogne, au plumage blanc, avec les 
pennes des ailes noires, perché sur de longues jambes rouges, armé 
d'un bec long, arqué, tranchant par ses bords, arrondi à sa base, 
échancré à sa pointe, d’un jaune pâle, et dont la face est revêtue 
d’une peau rouge et sans plumes, qui ne s'étend pas au-delà des 


yeux. 


Tel est l'ibis de Perrault (2), l'ibis blanc de Brisson (3), l’ibis blanc 


(1) Bruce, traduction française, in-6°., tome xt, page 264, et atlas, planche xxxv, sous 
le nom d’abouhannès. 

(2) Description d’un ibis blanc etde deux cigognes. Académie des sciences de Paris, tome 
ut, planche nt, pag. 61 de l’éditionin-4e. de 1734, planche xur, figure r. Le bec est représenté 
tronqué par le bout; mais c’est une faute du dessinateur. 

(3) Numenius sordide albo rufescens, capite anteriore nudo rubro; lateribus rubro pur- 
pureo el carneo colore maculatis, remigibus majoribus nigris, rectricibus sordide albo ru- 
fescentibus, rostro in exortu dilute luteo, in extremitate aurantio, pedibus griseis.... Ibis 
candida. Brisson, Ornithologie, tome v, page. 349. 


SUR L’IBIS. 170 


d'Égypte de Buffon (1), et le tantalus ibis de Linné, dans sa dou- 
zième édition. 

C'était encore à ce même oïseau que M. Blumenbach, tout en 
avouant qu'il est aujourd'hui très-rare, au moins dans la Basse- 
Égypte, assurait que les Égyptiens avaient rendu les honneurs 
divins (2); et cependant M. Blumenbach avait eu occasion d’exa- 
miner des ossemens de véritable 1bis dans une momie qu’il ouvrit 
à Londres (3). 

J'avais partagé l’erreur des hommes célèbres que je viens de 
nommer jusqu'au moment où Je pus examiner par moi-même quel- 
ques momies d'ibis. 

Ce plaisir me fut procuré, pour la première fois, par feu 
M. Fourcroy, auquel M. Grobert, colonel d'artillerie , revenant 
d'Egypte, avait donné deux de ces momies, tirées l’une et l’autre des 
puits de Saccara. En les développant avec soin, nous aperçûmes que 
les os de l'oiseau embaumé étaient bien plus petits que ceux du 
tantalus ibis des naturalistes; qu'ils ne surpassaient pas beaucoup 
ceux du courlis; que son bec ressemblait à celui de ce dernier, 
à la longueur près qui est un peu moindre, à proportion de la gros- 
seur, et point du tout à celui du tantalus; enfin, que son plumage 
était blanc, avecles pennes des ailes marquées de noir, comme l'ont 
dit les anciens. 

Nous nous convainquimes donc que l'oiseau que les anciens 
Égyptiens embaumaient n’était point du tout le tantalus ibis des 
naturalistes; qu'il était plus petit, et qu’il fallait le chercher dans le 
genre &es courlis. 

Nous vimes, après quelques recherches, que les momies d'ibis, 
ouvertes avant nous par différens naturalistes, étaient semblables 


(1) Planches enluminées, numéro 389, Histoire des Oiseaux , tome vin, in-4e. , page 14, 
planche 1. Cette dernière figure est une copie de celle de Perrault, avec la même faute. 

(2) Handbuch der Naturgeschichte , page 203 de l’édition de 5799; mais dans l’édition de 
1807 il a rendu le nom d’ibis à l'oiseau auquel il appartient. 

(3) Transactions philosophiques pour 1794. 


23 


178 SUR L’IBIS. 


aux nôtres. Buffon dit expressément qu'il en a examiné plu- 
sieurs; que les oiseaux qu’elles contenaient avaient le bec et la taille 
des courlis; et cependant il a suivi aveuglément Perrault, en prenant 
le tantalus d'Afrique pour libis. 

Une de ces momies, ouvertes par Buffon, existe encore au Mu- 
séum; elle est semblable à ceiles que nous avons vues. 

Le docteur Shaw, dans le supplément de son Voyage (édition 
anglaise in-folio, Oxford, 1746, planche v et pages 64 à 66), décrit 
et figure avec soin les os d’une pareille momie. Le bec, dit-il, était 
long de six pouces anglais, semblable à celui du courlis, etc. En un 
mot, sa description s'accorde entièrement avec la nôtre. 

Caylus (Recueil d’Antiquités, tome vr, planche xx, figure 1) re- 
présente une momie d'ibis dont la hauteur, avec ses bandelettes, 
v'est que d’un pied sept pouces quatrelignes, quoiqu'il dise expres- 
sément que l'oiseau y était posé sur ses pieds, la tête droite, et qu’il 
n'a eu dans son embaumement aucune partie repliée. 

Hasselquist, qui a pris pour l'ibis un petit héron blanc et noir, 
donne comme sa principale raison, que la taille de cet oiseau, qui 
est celle d’une corneille, correspond très-bien à la grandeur des 
momies d'ibis (1). Comment donc Linné put-il donner le nom d’ibis 
à un oiseau grand comme une cigogne ? Comment surtout put-il 
regarder cet oiseau comme le mème que l’ardea ibis d'Hasselquist, 
qui, outre sa petitesse, avait le bec droit? Et comment cette der- 
nière erreur de synonymie a-t-elle pu se conserver jusqu’à ce jour 
dans le Systemna naturæ ? 

Peu de temps après cet examen fait chez M. Fourcroy, M. Olivier 
eut la complaisance de nous faire voir des os qu'il avait retirés de 
deux momies d'ibis, et d’en ouvrir avec nous deux autres; les os s’y 
trouvèrent semblables à ceux des momies du colonel Grobert ; une 
des quatre seulement était plus petite, mais il était facile de juger 
par les épiphyses qu’elle provenait d’un jeune individu. 


(1) Hasselquist iter Palestinum, page 249. Magnitudo gallinæ, seu cornicis; et page 460, 
vasa quæ in sepulcris inveniuntur, cum avibus conditis, hujus sunt magnitudinis. 


SUR L'IBIS. 159 


La seule figure de bec d’ibis embaumé qui ne s’accordait pas en- 
tièrement avec les objets que nous avions sous les yeux, était celle 
d'Edwards (planche cv); elle est d’un neuvième plus grande, et ce- 
pendant nous ne doutons pas de sa fidélité; car M. Olivier nous 
montra aussi un bec d’un huitième ou d’un neuvième plus long que 
les autres, comme 180 à 165, égalementretiré d’une momie. (Voyez 
planche vr, figure 2.) Ce bec montre seulement qu'il ÿ avait parmi 
les ibis des individus plus grands que les autres, mais il ne prouve 
rien en faveur du tantalus; car il n’a point du tout la forme du bec 
de celui-ci; il ressemble entièrement au bec d’un courlis ; et d’ailleurs 
le bec du tantalus surpasse d’un tiers celui de nos plus grands ibis 
embaumés, et de deux cinquièmes celui des plus petits. 

Nous nous sommes assurés de plus qu'il y a des variations sembla- 
bles pour la grandeur du bec dans nos courlis d'Europe, selon l’âge 
et le sexe : elles sont encore plus fortes dans le courlis vert d'Italie 
et dans nos barges, et il parait que c’est une propriété commune à la 
plupart des espèces de la famille des bécasses. 

Enfin nos naturalistes revinrent de l'expédition d'Égypte avec une 
riche moisson d'objets tant anciens que récens. Mon savant ami, 
M. Geoffroy-Saint-Hilaire, s’était en particulier occupé avec le plus 
grand soin de recueillir les momies de toutes les espèces, et en avait 
rapporté un grand nombre de celles d'ibis, tant de Saccara que de 
Thèbes. 

Les premières étaient dans le même état que celles qu'avait rap- 
portées M. Grobert, c’est-à-dire que leurs os avaient éprouvé une 
sorte de demi-combustion, et étaient sans consistance; ils se brisaient 
au moindre contact, et il était très-difficile d’en obtenir d’entiers, 
encore plus de les rattacher pour en faire un squelette. 

Les os de celles de Thèbes étaient beaucoup mieux conservés, soit 
à cause de la plus grande chaleur du climat, soit à cause des soins plus 
efficaces employés à leur préparation ; et M. Geoffroy en ayant sacrifié 
quelques-unes, M. Rousseau, mon aide, parvint, à force de patience, 
d'adresse, et de procédés ingénieux et délicats, à en refaire un sque- 
lette entier, en dépouillant tous les os, et en les rattachant avec du 


180 SUR L’IBIS. 


fil d’archal très-fin. Ce squelette est déposé dans les galeries ana- 
tomiques du Muséum dont il fait l’un des beaux ornemens, et nous 
en donnons la figure planche 1v. 

On voit que cette momie a dù venir d’un oiseau tenu en domes- 
ticité dans les temples, car son humérus gauche a été cassé et re- 
soudé. Il est probable qu’un oiseau sauvage , dont l’aile se serait 
cassée, eût péri avant de guérir, faute de pouvoir poursuivre sa proie 
ou de pouvoir échapper à ses ennemis. 

Ce squelette nous mit en état de déterminer, sans aucune équivo- 
que, les caractères et les proportions de l’oiseau; nous vimes claire- 
ment que c'était dans tous les points un véritable courlis, un peu 
plus grand que celui d'Europe, mais dont le bec était plus gros et 
plus court. Voici une table comparative des dimensions de ces deux 
oiseaux, prise, pour l’ibis, du squelette de la momie de Thèbes, et 
pour le courlis, d’un squelette qui existait auparavant dans nos gale- 
ries anatomiques. Nous y avons joint celles des parties des ibis de 


Saccara que nous avons pu obtenir entières. 


SQUELETTE SQUELETTE IBIS DE SACCARA. 


PARTIES. d'Ibis de a —, 
de Thebes. Courlis. |Le plus grand.| Le plus petit 


Tête et bec ensemble ... 0,210 0,215 
Tête seule. , 0,047 0,040 


0,192 0,150 —— 
0,080 0,056 —— 
Le sacrum......... 0,087 0,070 = 
Le coccyx.. 0,037 0,035 —— 


Le fémur 0,078 0,060 

0,150 0,112 

Ge 0,102 0,090 

Le doigt du milieu. Te 0,097 0,070 

Le sternum. . 0,092 0,099 
La clavicule. . 0,055 0,041 —— 

L’humérus El 0,133 0,106 

0,153 0,117 

0,125 0,103 


SUR L’IBIS. 101 


On voit par cette table que l’animal de Thèbes était plus grand 
que notre courlis; que l’un des ibis de Saccara tenait le milieu entre 
celui de Thèbes et notre courlis, et que l’autre était plus petit que 
ce dernier. On y voit aussi que les différentes parties du corps de 
l’'ibis n’observent point entre elles les mèmes proportions que celles 
du courlis. Le bec du premier, par exemple, est notablement plus 
court, quoique toutes les autres parties soient plus longues, etc. 

Cependant ces différences de proportions ne vont point au-delà 
de ce qui peut distinguer des espèces du même genre : les formes et 
les caractères, que l’on peut considérer comme génériques, sont 
absolument les mêmes. 

Il fallait donc chercher le véritable ibis, non plus parmi ces tan- 
talus à haute taille et à bec tranchant, mais parmi les courlis; et notez 
que par le nom de côurlis nous entendons, non pas ce genre artifi- 
ciel formé par Latham et Gmelin, de tous les échâssiers à bec courbé 
en en bas et à tête nue, que leur bec soit arrondi ou tranchant, mais 
bien un genre naturel, que nous appellerons #wmentus, et quicom- 
prendra tous les échâssiers à becs courbés en en bas, mousses et ar- 
rondis, que leur tête soit nue ou revêtue de plumes. C'est le genre 
courlis tel que l’a conçu Buffon (r). 

Un coup d'œil sur la collection des oiseaux du cabinet du Roi 
nous fit reconnaitre une espèce qui n’était encore ni nommée ni 
décrite dans les auteurs systématiques, excepté peut-être M. Latham, 
et qui, examinée avec soin, se trouva satisfaire à tout ce que les an- 
ciens, les monumens et les momies nous indiquent comme carac- 
tères de l’ibis. 

Nous en donnons ici la figure, planche v; c’est un oiseau un peu 
plus grand que le courlis; son bec est arqué comme celui du courlis, 
mais un peu plus court et sensiblement plus gros à proportion, un 
peu comprimé à sa base, et marqué de chaque côté d’un sillon qui, 
partant de la narine, règne jusqu'à l’extrémité, tandis que dans le 


(1) Nous avons établi définitivement ce genre dans notre Règne animal, tome 1, page 
483, et il paraît avoir été adopté par les naturalistes. 


102 SUR L'IBIS. 


courlis un sillon semblable s’efface avant d’être arrivé au milieu dela 
longueur ; la couleur de ce bec est plus ou moinsnoire; la tête et les 
deux tiers supérieurs du cou sont entièrement dénués de plumes, 
et la peau en est noire. Le plumage du corps, des ailes et de la 
queue est blanc, à l'exception des bouts des grandes pennes de 
l'aile qui sont noirs; les quatre dernières pennes secondaires ont les 
barbes singulièrement longues, eflilées, et retombent par-dessus les 
bouts des ailes lorsque celles-ci sont pliées ; leur couleur est un beau 
noir avec des reflets violets. Les pieds sont noirs, les jambes sont 
plus grosses et les doigts notablement plus longs à proportion que 
ceux du courlis; les membranes entre les bases des doigts sont aussi 
plus étendues; la jambe est entièrement couverte de petites écailles 
polygones, ou ce que l'on appelle réticulées, et la base des doigts 
mème n’a que des écailles semblables, tandis que dans le courlis 
les deux tiers de la jambe et toute la longueur des doigts sont scu- 
tulés, c’est-à-dire garnis d’écailles transversales. Il y a une teinte 
roussâtre sous l'aile, vers la racine de la cuisse, et aux grandes cou- 
vertures antérieures; mais cette teinte parait être un caractère In- 
dividuel ou le résultat d’un accident, car elle ne reparaît point sur 
d'autres individus d’ailleurs entièrement semblables. 

Ce premier individu venait de la collection du Stadhouder, et on 
ignorait son pays natal. Feu M. Desmoulins, aide-naturaliste au 
Muséum, qui en avait vu deux autres, assurait qu'ils venaient du 
Sénégal : l’un d’eux doit mème avoir été rapporté par M. Geoffroy 
de Villeneuve; mais nous verrons plus bas que Bruce (1) a trouvé 
cette espèce en Ethiopie, où elle se nomme æbou hannès (père 
Jean), et que M. Savigny l’a vue en abondance dans la Basse-Égypte, 
où on l'appelle æhou mengel (père de la faucille). I] est probable 
que les modernes ne prendront pas au pied de la lettre l’assertion 
des anciens, que l'ibis ne quittait jamais ce pays sans périr (2). 


(x) Bruce , loc. cit. ; et Savigny, Mémoire sur l’ibis, page 12. 
(2) Ælian, lib. n, cap. xxxvurr. 


SUR L’IBIS. 183 


Cette assertion serait d’ailleurs aussi contraire au tantalus ibis 
qu'à notre courlis, car les individus qu’on en a en Europe viennent du 
Sénégal. C’est de là que M. Geoffroy de Villeneuve a rapporté celui 
du Muséum d'histoire naturelle; il est même beaucoup plus rare 
en Egypte que notre courlis, puisque depuis Perrault personne ne 
dit l'y avoir vu ou l’en avoir recu. 

Un individu sans teinte fauve, mais d’ailleurs entièrement pareil 
au premier, a été rapporté par M. de Labillardière de son voyage 
dans l’Australasie, fait avec M. d'Entrecasteaux. 

Nous avons appris ensuite que dans la jeunesse ces sortes de nu- 
ménius ont la tête et le cou garnis de plumes dans la partie qui doit 
devenir nue avec l’âge, et que les scapulaires y sont moins eflilées 
et d’un noir plus pâle et plus terne. C’est dans cet état qu'il nous 
en a été rapporté un de l’Australasie par feu Péron, qui ne diffère 
d’ailleurs du nôtre et de celui de M. de Labillardière que par quel- 
ques traits noirs aux pennes bâtardes et aux premières grandes cou- 
vertures, et où toute la tête et le haut du cou sont garnis de pennes 
noirâtres, C’est aussi un individu d'âge peu avancé que M. Savigny 
a rapporté d'Egypte et représenté planche 1 de son Mémoire sur 
libis, et dans le grand ouvrage sur l'Egypte, oiseaux, planche vir. 
Les plumes de la tête et du derrière du cou y sont plutôt grises que 
noires; celles du devant du cou sont blanches. Enfin la figure de 
Bruce (atlas, pl. xxxv ) est également faite sur un jeune individu ob- 
servé en Abyssinie, et à peu près pareil à celui de M. Savigny. 

Nous en avons recu de Pondichéry par M. Leschenault un indi- 
vidu semblable à celui de Péron, mais où la tête seulement et un 
peu de la nuque sont garnis de plumes noirâtres; tout le reste est 
couvert de plumes blanches : mais il n’en est pas moins certain que 
tous ces oiseaux ont la tête et le cou nus quand ils sont adultes. 

Feu Macé a envoyé du Bengale au Muséum plusieurs indivi- 
dus d’une espèce très-voisine de celle-ci, qui a le bec un peu 
plus long et moins arqué ; dont la première penne seulement a 
un peu de noir aux deux bords de sa pointe, et dont les pennes 


184 SUR L'IBIS. 


secondaires sont aussi un peu eflilées et légèrement teintes de noi- 
râtre. 

Il paraît, d’après M. Savigny, page 25, que M. Levaillant en a ob- 
servé encore une qui a de même les pennes secondaires effilées, mais 
dont le cou garde toujours ses plumes, et dont la face est de couleur 
rouge. 

Le même Macé nous a aussi adressé un tantalus très-semblable 
à celui que les naturalistes ont regardé comme l'ibis, mais dont 
les petites couvertures des ailes et une large bande au bas de 
la poitrine sont noires et maillées de blanc. Les dernières pennes 
secondaires sont allongées et teintes de rose. On sait que dans 
le tantalus ibis des naturalistes, les petites couvertures des ailes 
sont maillées de lilas, et que le dessous du corps est tout 
blanc. 

Nous donnons ici une table des parties de quelques-uns de ces oi- 
seaux qu’on peut mesurer exactement dans des individus empaillés : 
qu'on les compare avec celles des squelettes d’ibis momifiés, et l’on 
jugera s’il était possible de croire un seul instant que ces momies 
vinssent des tantalus. 


PARTIES TANTALUS | TanTazus | NUMENIUS | NUMENIUS 


NUMENIUS | NUMENIUS | NUMENIUS | NUMENIUS 


1BIS ; 
s : 
1BIS de lis ; 


nee selon nous 
des natura-| l'Inde Île véritable 

; ar 

CORPS. listes. de Macé. Ibis des M U : 
anciens. - SAVIgnYy 


mesuré de de de 


Labillardière. : Leschenault. 


Longueur du bec 
de sa commissure 


à sa pointe 0,132 
Longueur de la 
partie nue de la 
0,130 0,044 
Longueur du 
LARSE re cesse 0,190 0,093 


Longueur du 
doigt du milieu. .| 0,105 0,086 


SUR L’IBIS. 185 


Maintenant parcourons les livres des anciens et leurs monumens; 
comparons ce qu'ils ont dit de l'ibis, ou les images qu'ils en ont tra- 
cées, avec l’oiseau que nous venons de décrire, nous verrons toutes 
les difficultés s’évanouir et tous les témoignages s’accorder avec le 
meilleur de tous, qui est le corps même de l'oiseau conservé dans la 
momie. 

«Les ibis les plus communs, dit Hérodote, Euterpe, n°. 76, ont la 
«tête et le devant du cou nus, le plumage blanc, excepté sur la tête, 
«sur la nuque, au bout des ailes et du croupion qui sont noirs (r). 
« Leur bec et leurs pieds ressemblent à ceux des autres ibis. » Et il 
avait dit de ceux-ci : « Ils sont de la taille du crex, de couleur entière- 
«ment noire, et ont les pieds semblables à ceux de la grue, et le bec 
« crochu, » 

Combien de voyageurs ne font pas aujourd’hui de si bonnes des- 
criptions des oiseaux qu'ils observent que celle qu'Hérodote avait 
faite de l'ibis! 

Comment a-t-on pu appliquer cette description à un oiseau qui n’a 
de nu que la face, et qui l’a rouge, à un oiseau qui a le croupion blanc 
et non recouvert au moins comme le nôtre par les plumes noires des 
ailes ? 

Cependant ce dernier caractère était essentiel à libis. Plu- 
tarque dit ( de Zside et Ostride) qu'on trouvait dans la manière 
dont le blanc était tranché avec le noir dans le plumage de cet 
oiseau, une figure du croissant de la lune. C’est en effet par la 
réunion du noir des dernières plumes des ailes avec celui des 
deux bouts d’aile que se forme, dans le blanc, une grande échan- 
crure demi-circulaire qui donne à ce blanc la figure d’un croissant. 

Il est plus difficile d'expliquer ce quil a voulu dire en avan- 
çant que les pieds de l’ibis forment avec son bec un triangle équi- 
latéral. Mais on conçoit l’assertion d'Elien, que lorsqu'il retire sa 


Ù » \ \ \ nm \ 0 PA z 
Q) Win Ty XEDann ; «al Ty decpny TUTy. AEtvxr Flepoïct TdYY XEDUARS y a} dUYEVOS ai æxpay 
n > e ; . à 
rüv mlepôyuv, nai muyalov œupev. Feu Larcher, Hérodote, traduction française, tome n1, 
page 327, a bien fait sentir la différence de ces mots, aüyw , la nuque, et den ou dépn, la 


gorge. 
24 


186 SUR L’IBIS. 


tête et son cou dans ses plumes, il représente un peu la figure d’un 
cœur (1). Il était à cause de cela l'emblème du cœur humain selon 
Horus Apoll., c. 35. 

D’après ce qu'Hérodote dit de la nudité de la gorge, et des 
plumes qui couvraient le dessus du cou, il paraît avoir eu sous les 
yeux un individu d'âge moyen; mais il n’est pas moins certain 
que les Égyptiens connaissaient aussi très-bien les individus à cou 
entièrement nu. On en voit de tels représentés d’après des sculp- 
tures en bronze dans le recueil d’antiquités égyptiennes de Cay- 
lus (tome r, planche x, n°. 4, et tome v, planche x1, n°. 1). 


A 


Cette dernière figure est même tellement semblable à notre oi- 
seau de la planche v, que l’on dirait qu’elle a été faite d’a- 
près lui. | 

Les peintures d'Herculanum ne laissent non plus aucune espèce 
de doute; les tableaux nos. 138 et 140 de l'édition de David, et 
tome 11, page 319, n°. 59, et page 321, n°. 60, de l'édition origi- 
nale, qui représentent des cérémonies égyptiennes, montrent 
plusieurs ibis marchant sur le parvis des temples; ils sont parfai- 
tement semblables à l’oiseau que nous avons indiqué : on y re- 
connait surtout la noirceur caractéristique de la tête et du cou, 
et on voit aisément par la proportion de leur figure avec les per- 
sonnages du tableau, que ce devait être un oiseau d’un demi-mètre 
tout au plus, et non pas d’un mètre ou à peu près comme Île tenta- 
lus ibis. 

La mosaïque de Palestrine présente aussi dans sa partie moyenne 
plusieurs ibis perchés sur des bâtimens; ils ne différent en rien de ceux 
des peintures d'Herculanum. 

Une sardoine du cabinet de D. Mead, copiée par Shaw, app. tab. v, 
et représentant un ibis, semble être une miniature de l'oiseau que 
nous décrivons. 

Une médaille d’Adrien, en grand bronze, représentée dans le 
Muséum de Farnèse tome vr, planche xxvnr, figure 6, et une autre 


QG) Ælian, Nb. x, cap. xxix, 


SUR L'IBIS. 187 


du même empereur, en argent, représentée tome m1, planche vr, 
figure 9, nous donnent des figures de l’ibis, qui, malgré leur peti- 
tesse, ressemblent assez à notre oiseau. 

Quant aux figures d'ibis sculptées sur la plinthe de la statue 
du Nil, au Belvédère, et sur sa copie au jardin des Tuileries, elles 
ne sont pas assez terminées pour servir de preuves; mais parmi 
les hiéroglyphes dont l'institut d'Egypte a fait prendre des em- 
preintes sur les lieux, il en est plusieurs qui représentent notre 
oiseau sans équivoque. Nous donnons ( planche 1, figure 1) 
une de ces empreintes que M. Geoffroi a bien voulu nous com- 
muniquer. 

Nous insistons particulièrement sur cette dernière figure, attendu 
que c’est la plus authentique de toutes, ayant été faite dans le temps 
et sur les lieux où l’ibis était adoré, et étant contemporaine de ses 
momies ; tandis que celles que nous avons citées auparavant, faites 
en Italie par des artistes qui ne professaient point le culte égyptien, 
pouvaient être moins fidèles. 

Nous devons à Bruce la justice de dire qu’il avait reconnu l'oiseau 
qu'il décrit sous le nom d’abou hannès pour le véritable ibis. {1 dit 
expressément que cet oiseau lui a paru ressembler à celui que con- 
tiennent les cruches de momies; il dit de plus que cet abou hannès 
ou père-jean est très-commun sur les bords du Nil, tandis qu’il 
n'y ajamais vu l'oiseau représenté par Buffon sous le nom d'ibis blane 
d'Egypte. 

M. Savigny, l’un des naturalistes de l'expédition d'Egypte, assure 
également n'avoir point trouvé le £zrtalus dans ce pays, mais il a 
pris beaucoup de nos zwnenius près du lac Menzalé dans la Basse- 
Egypte, et il en a rapporté la dépouille avec lui. 

L'abou hannès a été placé par M. Latham dans son z2dex ornitho- 
logicus , sous le nom de fantalus æthiopicus ; mais il ne parle point 
de la conjecture de Bruce sur son identité avec l’ibis. 

Les voyageurs antérieurs et postérieurs à Bruce paraissent avoir 
tous été dans l'erreur. 

Belon a cru que l'ibis blanc était la cigogne, en quoi il contredi- 


188 SUR L'IBIS. 


sait évidemment tous les témoignages; aussi personne n’a-t-il été de 
son avis en ce point, excepté les apothicaires qui ont pris la cigogne 
pour emblème, parce qu'ils l’ont confondue avec l’ibis auquel on 
attribue l'invention des clystères (1). 

Prosper Alpin, qui rappelle que cette invention est due à l'Ibis, 
ne donne aucune description de cet oiseau dans sa médecine des 
Egyptiens (2). Dans son histoire naturelle d'Egypte, iln’en parle que 
d'aprés Hérodote, aux termes duquel il ajoute seulement, sans doute 
d’après un passage de Strabon que je rapporterai plus bas, que cet 
oiseau ressemble à la cigogne par la taille et par la figure. Il dit 
avoir appris qu'il s’en trouvait en abondance de blancs et de noirs 
sur les bords du Nil; mais il est clair, par ses expressions mêmes, 
qu'il ne croyait pas en avoir vu (3). 

Shaw dit de libis (4) qu’il est aujourd’hui excessivement rare, et 
qu'il n'en a jamais vu. Son emnseesy ou oiseau de bœuf, que Gmelin 
rapporte très-mal à propos au tantalus ibis, a la grandeur du courlis, 
le corps blanc, le bec et les pieds rouges. IT se tient dans les prairies 
auprès du bétail : sa chair n’est pas de bon goùt, et se corrompt 
d’abord (5). Il est facile de voir que ce n’est pas là le tantalus, et 
encore moins l'ibis des anciens. 

Hasselquist n’a connu ni l'ibis blanc, ni l'ibis noir; son ardea 
bis est un petit héron qui a le bec droit. Linné avait très-bien fait 
de le placer, dans sa dixième édition, parmi les hérons; mais il a eu 
tort, comme je l'ai dit, de le transporter depuis comme synonyme 
au genre {antalus. 

De Maillet (Descripuon de l'Egypte, partie 17, page 23 ) conjec- 
ture que l'ibis pourrait être l'oiseau particulier à l'Egypte, et qu’on 
y nomme chapon de Pharaon, et à Alep saphan-bacha. I dévore 


(1) Ælian., lib. 11, cap. xxxv; Plut., de solert. an. ; Cic., de nat. deor, lib. 1; Phile de 
anim, prop., 16, etc. 

(2) De Med. Ægypt., lib. 1, fol. 1, vers. Édition de Paris, 1646. 

(3) Rer. Ægypt., lib. 1v, cap. t. 1,p. 199 de l'édition de Leyde, 1735. 

(4) Voyez la traduction française, tome 11, page 167. 

(5) Voyez Shaw, traduct. franc., tome 1, page 330. 


SUR L'IBIS. 189 


les serpens. Il y en a de blancs et de blancs et noirs; et il suit, pendant 
plus de cent lieues, les caravanes qui vont du Caire à la Mecque, pour 
se repaitre des carcasses des animaux qu’on tue pendant le voyage, 
tandis que dans toute autre saison on n’en voit aucun sur cette route. 
Mais l’auteur ne regarde point cette conjecture comme certaine; il 
dit même qu'il faut renoncer à entendre les anciens lorsqu'ils ont 
parlé de manière à ne vouloir pas être entendus. I finit par conclure 
que les anciens ont peut-être compris indistinctement sous le nom 
d’ibis tous les oiseaux qui rendaient à l'Egypte le service de la pur- 
ser des dangereux reptiles que ce climat produit en abondance; tels 
que le vautour, le faucon, la cigogne, l’épervier, etc. 

Il avait raison de ne point regarder son chapon de Pharaon 
comme l'ibis; car, quoique sa description soit très-imparfaite, et 
que Buffon ait cru y reconnaitre l'ibis , il est aisé de juger, ainsi que 
par ce qu'en dit Pokocke, que cet oiseau doit être un carnivore; 
et, en effet, on voit par la figure de Bruce (tome v, page 191 de 
l’édition française) que la poule de Pharaon n’est autre chose que 
le rachama ou le petit vautour blanc à ailes noires (ullur percnop- 
terus Linn.), oiseau très-différent de celui que nous avons prouvé 
plus haut être l’ibis. 

Pokocke dit qu'il parait, par les descriptions qu'on donne de 
l'ibis, et par les figures qu’il en a vues dans les temples de la Haute- 
Egypte, que c'était une espèce de grue. J'ai vu, ajoute-t-il, quantité 
de ces oiseaux dans les iles da Nil; ils étaient la plupart grisâtres 
(Traduction française, édition in-12, tome 11, page 153). Ce peu de 
mots suflit pour prouver qu'il n'a pas connu l'ibis mieux que les 
autres. 

Les érudits n’ont pas été plus heureux dans leurs conjectures 
que les voyageurs. Middleton rapporte à l’ibis une figure de bronze 
d'un oiseau dont le bec est arqué, mais court, le cou très-long et 
la tête garnie d’une petite huppe, figure qui n'eut jamais aucune 
ressemblance avec l’oiseau des Egyptiens (ax. inonum., tab. x, 
page 129). Cette figure n’est d’ailleurs point du tout dans le style 
égypuen, et Middleton lui-même convient qu’elle doit avoir été 


190 SUR L'TBIS. 


faite à Rome. Saumaise sur Solin ne dit rien qui se rapporte à la 
question actuelle. 

Quant à l'ibis noir qu'Aristote place seulement auprès de Pé- 
luse (1), on a cru long-temps que Belon seul l’avait vu(2). L'oiseau 
qu'il décrit sous ce nom est une espèce de courlis à laquelle il at- 
tribue une tête semblable à celle du cormoran, c’est-à-dire appa- 
remment chauve, un bec et des pieds rouges (3); mais comme il 
ne parle point de l'ibis dans son voyage (4), je soupconne qu’il n’a 
fait ce rapprochement qu'en France, et par comparaison avec des 
momies d'ibis. Ce qu’il ÿy a de certain, c’est que l’on ne connait pas 
en Egypte ce courlis à bec et pieds rouges (5), mais qu’on y voit très- 
communément notre courlis vert d'Europe (scol. facinellus, linn., 
enl. 819), qu'il y est même plus abondant que le numenius blanc (6); 
et comme il lui ressemble pour les formes et pour la taille, et que 
de loin son plumage peut paraître noir, on ne peut guère douter 
que ce ne soit là le véritable ibis noir des anciens. M. Savigny l’a 
aussi fait peindre en Egypte(7), mais d’après un jeune individu 
seulement. La figure de Buffon est faite d’après l'adulte; mais les 
couleurs en sont trop claires. 

L'erreur qui règne à présent touchant l’ibis blanc a commencé 
par Perrault, qui même a le premier, parmi les naturalistes, fait 
connaitre le tantalus ibis d'aujourd'hui. Cette erreur, adoptée par 
Brisson et par Buffon, a passé dans la douzième édition de Linné, 
où elle s’est mêlée à celle d'Hasselquist, qui avait été insérée dans 
la dixième pour former avec elle un composé tout-à-fait mons- 


trueux. 


(x) Hist. anim. , lib. 1x, cap. xxvur, etlib. x, cap. xxx. 

(2) Buffon. Histoire naturelle des oiseaux, in-4.°, tome vit, page 17. 

(3) Belon , nature des oiseaux, pages 199 et 200 ; et Portraits d’oiseaux, folio 44, vers. 

(4) Observations de plusieurs singularités, etc. 

(5) Savigny. Mémoire sur l’ibis, page 37. 

(6) Idem , tbid. 

(7) Voyez le grand ouvrage sur l'Égypte, Histoire naturelle des oiseaux, planche vu, 
figure 2. 


SUR L’IBIS- 191 


Elle était fondée sur l’idée que l’ibis était essentiellement un oi- 
seau ennemi des serpens, et sur cette conclusion bien naturelle, 
qu'il fallait pour dévorer les serpens un bec tranchant et plus ou 
moins analogue à celui de la cigogne et du héron : cette idée est même 
la seule bonne objection qu’on puisse faire contre l'identité de notre 
oiseau avec l’ibis. Comment, dira-t-on , un oiseau à bec faible, un 
courlis, pouvait-il dévorer ces reptiles dangereux ? 

On pouvait répondre que des preuves positives , telles que des 
descriptions, des figures et des momies, doivent toujours l'emporter 
sur des récits d’habitudes trop souvent imaginés sans autre motif 
que de justifier les différens cultes rendus aux animaux; on pouvait 
ajouter que les serpens dont les ibis délivraient l'Egypte nous sont 
représentés comme très-Venimeux, mais non pas comme très-grands. 
Je croyais même avoir obtenu une preuve directe que les oiseaux 
momifiés qui avaient un bec absolument semblable à celui de notre 
oiseau, étaient de vrais mangeurs de serpens; car j'avais trouvé dans 
une de leurs momies des débris non encore digérés de peau et d’é- 
cailles de serpens que je conserve dans nos galeries anatomiques. 

Mais aujourd’hui M. Savigny, qui a observé vivant, et plus d’une 
fois disséqué, notre numenius blanc, l'oiseau que tout prouve avoir 
été l’ibis, assure qu'il ne mange que des vers, des coquillages d’eau 
douce et d’autres petits animaux de cette sorte. En supposant que 
ce fait n'ait pas d’exception, tout ce que l’on peut en conclure, 
c’est que les Egyptiens, comme cela est arrivé plus d’une fois à eux et 
à d’autres, avaient inventé pour un culte absurde une raison fausse. 
Il est vrai qu'Hérodote dit avoir vu dans un lieu des bords du dé- 
sert(1) près de Buto, une gorge étroite où étaient amoncelés une 
infinité d'os et d’arêtes, qu’on lui assura être les restes de ces ser- 
pens ailés qui cherchent à pénétrer en Egypte au commencement 
du printemps, et que les ibis arrètent au passage; mais il ne nous 


(1) Euterpe, cap. Lxxv. Hérodote dit un lieu d'Arabie; mais on ne voit pas comment un 


lieu d'Arabie aurait pu être près de la ville de Buto , qui était dans la partie occidentale du 
Delta. 


192 SUR L’'IBIS. 


dit pas avoir été témoin de leurs combats, ni avoir vu de ces ser- 
pens ailés dans leur état d’intégrité. Tout son témoignage se réduit 
donc à avoir observé un amas d'ossemens, qui peuvent très-bien 
avoir été ceux de cette multitude de reptiles et d’autres animaux 
que l’inondation fait périr chaque année, dont elle doit naturelle- 
ment transporter les cadavres jusqu'aux endroits où elle s'arrête, 
jusqu'aux bords du désert, et qui doivent s’accumuler de préférence 
dans une gorge étroite. 

Cependant c’est également d’après cette idée des combats de libis 
contre les serpens que Cicéron donne à cet oiseau un bec corné et 
fort (1). N'ayant jamais été en Egypte, il se figurait que cela devait 
être ainsi par simple analogie. 

Je sais que Strabon dit quelque part que l’ibis ressemble à la 
cigogne par la forme et par la grandeur (2), et que cet auteur de- 
vait bien le connaître, puisqu'il assure que de son temps les rues et 
les carrefours d'Alexandrie en étaient tellement remplis, qu’il en ré- 
sultait une grande incommodité; mais il en aura parlé de mémoire. 
Son témoignage ne peut être recevable lorsqu'il contrarie tous Îles 
autres, et surtout lorsque l'oiseau lui-même est là pour le démentir. 

C’est ainsi que je ne m'inquiéterai guère non plus du passage où 
Elien rapporte (3), d’après les embaumeurs égyptiens, que les intes- 
tins de l’ibis ont quatre-vingt-seize coudées de longueur. Les prêtres 
égyptiens de toutes les classes ont dit tant d’extravagances sur l’his- 
toire naturelle, qu’on ne peut pas faire grand cas de ce que rappor- 
tait l’une de leurs classes les plus inférieures. | 

On pourrait encore me faire une objection tirée des longues plu- 
mes eflilées et noires qui recouvrent le croupion de notre oiseau, 
et dont on voit aussi quelques traces dans la figure de l’abou hannès 
de Bruce. 

Les anciens, dira-t-on, n'en parlent point dans leurs descriptions, 


(1) Avis excelsa , cruribus rigidis, corneo proceroque rostro. Gic., de Nat. deor. , lib. 1. 
(2) Strab., Lib. xvir. 
(3) Ælian. , anim. , Lib. x, cap. xxix. 


SUR L'IBIS. 193 


et leurs figures ne les expriment pas; mais j'ai beaucoup mieux à cet 
égard qu'un témoignage écrit ou qu’une image tracée. J’ai trouvé 
précisément les mêmes plumes dans l’une des momies de Saccara ; 
je les conserve précieusement comme étant à la fois un monument 
singulier d’antiquité etune preuve péremptoire de l'identité d’espèce. 
Ces plumes ayant une forme peu commune, et ne se trouvant, je 
crois, dans aucun autre courlis, ne laissent en effet aucune espèce 
de doute sur l'exactitude de mon opinion. 

Je termine ce mémoire par l’exposé de ses résultats. 

10. Le tantalus ibis de Linné doit rester en un genre séparé avec 
le fantalus loculator. Leur caractère sera rostrum læve, validum , 
arcuatum , apice utrinque emarginalumn. 

2°. Les autres tantalus des dernières éditions doivent former un 
genre avec les courlis ordinaires : on peut leur donner le nom de 
numenius. Le caractère du genre sera rostrum teres, gracile, ar- 
cuatum , apice mutico ; pour le caractère spécial du sous-genre des 
ibis, il faudra ajouter su/co laterali per totam longitudinem 
exarato. 

3. L’ibis blanc des anciens n’est point l’ibis de Perrault et de 
Buffon, qui est un fantalus, ni l’ibis d'Hasselquist, qui est un ardea, 
ni l’ibis de Maillet, qui est un aufour; mais c'est un oiseau du genre 
numenius, ou courlis, du sous-genre ibis, qui n'avait été décrit et 
figuré avant moi que par Bruce, sous le nom d’abou hannès. Je le 
nomme NUMENIUS BIS, &lbus , capite et collo adulti nudis, remigum 
apicibus, rostro et pedibus nigris, remigibus secundarus elon- 
gatis nigro-violacets. 

4°. L'ibis noir des anciens est probablement l'oiseau que nous 
connaissons en Europe sous le nom de courlis vert, ou le scolopax 
falcinellus de Linné : il appartient aussi au genre des courlis et au 
sous-genre des ibis. 

5o, Le tantalus ibis de Linné, dans l’état actuel de la synonymie, 
comprend quatre espèces de trois genres différens, savoir : 

1°. Un tantalus, l’ibis de Perrault et de Buffon; 

20. Un ardea, l’ibis d'Hasselquist; 

25 


194 SUR L'IBIS. 


3. et 40. Deux numenius, libis de Belon et l’ox-bird de Shaw. 

Qu'on juge, par cet exemple, et par tant d’autres, de l’état où se 
trouve encore cet ouvrage du Sys{ema naturæ, qu’il serait si im- 
portant de purger par degrés des erreurs dont il fourmille, et qu'on 
semble en surcharger toujours davantage, en entassant sans choix 
et sans critique les espèces, les caractères et les synonymes. 

La conclusion générale de tout ce travail est que l’ibis existe en- 
core en Egypte comme au temps des Pharaons, et que c’est par la 
faute des naturalistes que l’on a pu croire pendant quelque temp 
que l'espèce en était perdue ou altérée dans ses formes. 


FIN. 


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TABLE. 


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Exposition... .........es.s.eosesooossesenenessnessseesseeseseseosssessce 


Première apparence de la terre...............sessssssssesssssessssosssse 


Premieres preuves de révolutions......................s..ssssssssss 


Preuves que ces révolutions ont été nombreuses. ......................... 


Preuves que ces révolutions ont été subites......................s.ss.o.e.. 


Preuves qu’il y a eu des révolutions antérieures à l’existence des êtres vivans... 


Examen des causes qui agissent encore aujourd’hui à la surface du globe... 


Éboiiemense.n use ed en aura n en de ee ect 


AlIUVIONSE Re mises à sen de aies saie die oise etes areas nuale eee sis 0 otre eva iode 


Dunes TR TT eee re eu ec entente etes siecle ee et ou 


Falaiséssetas ee ot munie aile see oi ielieles siens col o:2 deu ee 6 01e 0 es of à 


Dépôts sous les eaux..............................e.s sossesse 


Stalactitesss eee ete ressens ane te se eue ose etes 


Lithophytes.........ossssssssosssessssssssesssessssesssss 


Incrustations 22-22 lee mecsamcesesc encens ce lee 


VOICANS: 2e ne MMA es ten etais ass en re ses Den eneee 


Causes astronomiques CONSÉANTES. eo vis se ne see 0 se 0 0. 
Anciens systemes des géologistes..............s.e.sssss..ssse 


Systemes plus nouveaux. ..... es ssseooesesssecsessressesee 


Divergences de tous les systemes.....,.......ee..ro..sse.e 
Causes de ces divergences... ....sessssosooossssessesessosesee 
Nature et conditions du problème.......................s.s... 
Raison pour laquelle ces conditions ont été négligées.....,.,..... 
Progrès de la géologie minérale... ses 


CRC 


Emportance des fossiles en Sé0logié. 0.0.0... eee 


Importance spéciale des os fossiles de quadrupedes..,,.....,,.....,.,,...,... 


Il y a peu d’espérance de découvrir de nouvelles espèces de grands quadrupèdes. 
Les os fossiles de quadrupèdes sont difficiles à déterminer.................. 


Pnncipede cette déte MINAUOR does 


Tableaux des résultats généraux de ces recherches....................... 


Rapports desespèces ayec les couches. 04525. .5.0.....0...... 


Les espèces perdues ne sont pas des variétés des espèces vivantes... ... 


H n'ya pont d'os humarns fossiles: 215.5. 0.,.2.,....:... 


Preuves physiques de la nouveauté de l’état actuel des continens. ... 


ATLERTISSEIMENS se Ne ce sole iese dere ee des els aie Es ie se à des cie 


Marche destdunes ss. see ana sm acute 


‘Nourbieres etéboulemens..:. es. eesseesseces secs: 
L'histoire des peuples confirme la nouveauté des continens........ 


° 


° 


° 


ibid. 


ibid. 


ibid. 
28 
tbid 
29 
30 
32 
46 
47 
63 
54 
58 
65 
69 


196 TABLE. 


L’antiquité excessive attribuée à certains peuples n’a rien d’historique......,..... 
Les monumens astronomiques laissés par les anciens ne portent pas les dates exces- 

sivément reculées que l’on a cru yvoir. 5.2, 0, cr omuueree 
Le zodiaque est loin de porter en lui-même une date certaine et excessivement reculée. 
Exagérations relatives à certains travaux demines..................,.......... 
Conclusion générale relative à l’époque de la dernière révolution...,...,...,...... 
Idées des recherches à faire ultérieurement en géologie.....,.......,......,.... 
Résumé des obervations sur la succession des terrains..,............,,...,..... 
Énumération des animaux fossiles reconnus par l’auteur...........,....,.,...... 
ÉxpliCatom ARS HRUrEs AR secure idees oser 


APPENDICE 2 seie:s eo one es ciouelesieloleie aieaie/s/s e\aietolnla le ciao e à aies a sein niale ee ee etes 


137 
138 
139 
141 
146 
173 
175 


Détermination des espèces d’oiseaux nommés ibis par lesanciens Égyptiens......... 1bid. 


FIN DE LA TABLE. 


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